La vérité du drame est dans ce pur espace qui règne entre la stance heureuse et l'abîme qu'elle côtoie : cet inapaisement total, ou cette ambiguïté suprême. Saint-john Perse
Je suis entré dans la nuit fraîche des marronniers.
C’est toujours vers les lisières des villes de province, à l’insertion soudaine des quartiers d’usines désaffectées où tremblent au vent des bouquets de niasse, des déchets de lingerie comme des pariétaires au long des grilles lépreuses des fenêtres, dans un silence plus prenant que celui d’une émeute avant le premier coup de feu, que j’aime à suivre au fil des basses voûtes noires ces traînées longtemps humides sur l’asphalte où tiédissent englués au sol les pétales blancs et roses, et ces lourdeurs humides de l’air sous le tunnel de branches le plus impénétrable que j’aie jamais vu. Le vide des pavés sur la droite, intercepté par la retombée des arbres, surprend comme une étendue marine et l’on peut cheminer seul selon la pente vers des rivières tristes, cimetière tout l’hiver des embarcations de plaisance, des places envahies silencieusement par les gazons et les jeux sans bruit des enfants pauvres, avec parfois un wagon de marchandises engourdi ou la vocalise dérisoire d’un cerf-volant. Rien ne me va davantage au cœur alors que la terrasse étouffée de verdures noires d’un café somnolent de ces boulevards excentriques. La solitude est celle des franges habitées d’où l’on tourne l’épaule aux fenêtres
— comme du haut des falaises d’un vélodrome plein à craquer le regard étourdi jusqu’à l’écœurement qui flotte sur les terrains vagues où pend du linge à sécher aux guimbardes des nomades, ou le laisser-aller incompréhensible de somnolence des gares de triage de banlieue. Les heures glissant sans effort et sans trace sur le cadran plumeux d’un ciel océanique entre les feuilles, l’averse incolore et battante dont rien ne protège, la salle vide, le bâillement domestique submergeant sans effort le comptoir
— quelle halte ! — et vertigineusement, de n’aller à rien tout au long de ces singuliers boulevards de ceinture, du harassement dépaysant comme sous l’alizé de ces grands atolls de feuillages, sentir immobile circuler au flanc de la cité ce réseau de mort subite, et les grands coups de lance du désert jusques au cœur menacé des villes de ces tranchées familières du vent.
C’est en tirant sur la corde des villes en fanant Les provinces que le délié des sexes Accroît les sentiments rugueux du père En quête d’une végétation nouvelle Dont les nuits boule de neige
Interdisent à l’adresse de montrer le bout mobile de son nez.
C’est en lissant les graines imperceptibles des désirs
Que l’aiguille s’arrête complaisamment
Sur la dernière minute de l’araignée et du pavot
Sur la céramique de l’iris et du point de suspension
Que l’aiguille se noue sur la fausse audace
De l’arrêt dans les gares et du doigt de la pudeur.
C’est en pavant les rues de nids d’oiseaux Que le piano des mêlées de géants Fait passer au profit de la famine Les chants interminables des changements de grandeur De deux êtres qui se quittent.
C’est en acceptant de se servir des outils de la rouille En constatant nonchalamment la bonne foi du métal Que les mains s’ouvrent aux délices des bouquets Et autres petits diables des villégiatures Au fond des poches rayées de rouge.
C’est en s’accrochant à un rideau de mouches
Que la pêcheuse malingre se défend des marins
Elle ne s’intéresse pas à la mer bête et ronde comme
une pomme Le bois qui manque la forêt qui n’est pas là La rencontre qui n’a pas lieu et pour boire La verdure dans les verres et la bouche qui n’est faite Que pour pleurer une arme le seul terme de comparaison Avec la table avec le verre avec les larmes Et l’ombre forge le squelette du cristal de roche.
C’est pour ne pas laisser ces yeux les nôtres vides
entre nous Qu’elle tend ses bras nus La fille sans bijoux la fille à la peau nue Il faudrait bien par-ci par-là des rochers des vagues Des femmes pour nous distraire pour nous habiller Ou des cerises d’émeraudes dans le lait de la rosée.
Tant d’aubes brèves dans les mains
Tant de gestes maniaques pour dissiper l’insomnie
Sous la rebondissante nuit du linge
Face à l’escalier dont chaque marche est le plateau
d’une balance Face aux oiseaux dressés contre les torrents L’étoile lourde du beau temps s’ouvre les veines.
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