QUE LA VIE EN VAUT LA PEINE – LOUIS ARAGON


NIALA

QUE LA VIE EN VAUT LA PEINE

LOUIS ARAGON

C’est une chose étrange à la fin que le monde
Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bonheur ces midi d’incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes

Rien n’est si précieux peut-être qu’on le croit
D’autres viennent
Ils ont le cœur que j’ai moi-même
Ils savent toucher l’herbe et dire je vous aime
Et rêver dans le soir où s’éteignent des voix

D’autres qui referont comme moi le voyage
D’autres qui souriront d’un enfant rencontré
Qui se retourneront pour leur nom murmuré
D’autres qui lèveront les yeux vers les nuages

Il y aura toujours un couple frémissant
Pour qui ce matin-là sera l’aube première
Il y aura toujours l’eau le vent la lumière
Rien ne passe après tout si ce n’est le passant

C’est une chose au fond que je ne puis comprendre
Cette peur de mourir que les gens ont en eux
Comme si ce n’était pas assez merveilleux
Que le ciel un moment nous ait paru si tendre

Oui je sais cela peut sembler court un moment
Nous sommes ainsi faits que la joie et la peine
Fuient comme un vin menteur de la coupe trop pleine
Et la mer à nos soifs n’est qu’un commencement

Mais pourtant malgré tout malgré les temps farouches
Le sac lourd à l’échiné et le cœur dévasté
Cet impossible choix d’être et d’avoir été
Et la douleur qui laisse une ride à la bouche

Malgré la guerre et l’injustice et l’insomnie
Où l’on porte rongeant votre cœur ce renard
L’amertume et
Dieu sait si je l’ai pour ma part
Porté comme un enfant volé toute ma vie

Malgré la méchanceté des gens et les rires
Quand on trébuche et les monstrueuses raisons
Qu’on vous oppose pour vous faire une prison
De ce qu’on aime et de ce qu’on croit un martyre

Malgré les jours maudits qui sont des puits sans fond
Malgré ces nuits sans fin à regarder la haine
Malgré les ennemis les compagnons de chaînes
Mon Dieu mon
Dieu qui ne savent pas ce qu’ils font

Malgré l’âge et lorsque soudain le cœur vous flanche
L’entourage prêt à tout croire à donner tort
Indiffèrent à cette chose qui vous mord
Simple histoire de prendre sur vous sa revanche

La cruauté générale et les saloperies
Qu’on vous jette on ne sait trop qui faisant école
Malgré ce qu’on a pensé souffert les idées folles
Sans pouvoir soulager d’une injure ou d’un cri

Cet enfer
Malgré tout cauchemars et blessures
Les séparations les deuils les camouflets
Et tout ce qu’on voulait pourtant ce qu’on voulait
De toute sa croyance imbécile à l’azur

Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle
Qu’à qui voudra m’entendre à qui je parle ici
N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci
Je dirai malgré tout que cette vie fut belle.

Louis Aragon

COQ – LOUIS ARAGON


NIALA (Oeuvre en cours le 04/01/23)

COQ

LOUIS ARAGON

Le coq


Oiseau de fer qui dit le vent
Oiseau qui chante au jour levant
Oiseau bel oiseau querelleur
Oiseau plus fort que nos malheurs
Oiseau sur l’église et l’auvent
Oiseau de France comme avant
Oiseau de toutes les couleurs.

Louis Aragon

ACROBATE PAR LOUIS ARAGON


ACROBATE

PAR

LOUIS ARAGON

Bras en sang

Gai comme les sainfoins
L’hyperbole retombe Les mains

Les oiseaux sont des nombres
L’algèbre est dans les arbres
C’est Rousseau qui peignit sur la portée du ciel
Cette musique à vocalises

Cent À Cent pour la vie

Qui tatoue

Je fais la roue sur les remparts.

Louis Aragon

Recueil: Feu de Joie

La Comptine du Quai Aux Fleurs -Jacques Marchais/Aragon


Marie-François FIRMIN-GIRARD

La Comptine du Quai Aux Fleurs

Jacques Marchais/Aragon


La comptine du Quai aux Fleurs

C’est ici que la légende
A mûri comme un grain lourd
Et que l’univers m’entende
Quand je chante mes amours

C’est ce peuple qui commence
Son histoire à Roncevaux
Roland l’ancienne romance
Et Fabien le chant nouveau

Comme on tresse avec la paille
Des paniers de deux couleurs
Je mêle aux noms de batailles
Les brins noirs de nos douleurs

La Bastille et la Commune
Les Bouvines et les Valmy
Jeanne et Péri ce n’est qu’une
Longue histoire mes amis

Châteaubriant Timbaud tombe
Brulez enfants d’Oradour
Au soleil des hécatombes
Sur la France il fait grand jour

Paris sonne sa revanche
Que de roses dans Paris
Dans Paris que de pervenches
Et le Luxembourg est pris

Pour achever ma comptine
Je marie en un bouquet
Au romarin l’églantine
La marguerite au muguet

De l’Etoile à La Vilette
Et de Montrouge aux Lilas
Violettes violettes
Je vous donne à ces gens là

Louis Aragon

Tu avais beau faire et beau dire – Marc Ogeret/louis Aragon


NIALA

Tu avais beau faire et beau dire

Marc Ogeret/Louis Aragon

Tu avais beau faire et beau dire

Tu avais beau faire et beau dire

Je fus cette ombre qui te suit

Le temps par tes doigts qui s’enfuit

Comme le sable noir des nuits

Le soleil brisé dans la pluie

Tu avais beau faire et beau dire

Je fus là l’hiver et l’été

Un air dans la tête resté

D’avoir été sans fin chanté

Ou simplement d’avoir été

Tu avais beau faire et beau dire

Sur tes pas où tu vas je veux

Être ce bruit que fait le feu

Cet écho qui semble un aveu

L’Ave du vent dans tes cheveux

Tu avais beau faire et beau dire

Tu ne te parvins démêler

De ce qui fut ou m’a semblé

De ce amour dont j’ai tremblé

De ce bonheur que j’ai volé

Tu avais beau faire et beau dire

Te fermer à ce que je dis

Jurer Dieu que j’en ai menti

Détourner tes yeux vers l’oubli

Nier mon cœur et ma folie

Tu avais beau faire et beau dire

Voici venu les jours sans nous

Et pour les gens de n’importe où

Je demeure sur tes genoux

Comme un bouquet qui se dénoue

Tu avais beau faire et beau dire

Louis Aragon

LE FEU – MARC OGERET/ LOUIS ARAGON


NIALA – LA St-JEAN

LE FEU – MARC OGERET/LOUIS ARAGON

Mon Dieu, mon Dieu, cela ne s’éteint pas
Toute ma forêt, je suis là qui brûle
J’avais pris ce feu pour le crépuscule
Je croyais mon cœur à son dernier pas.
J’attendais toujours le jour d’être cendre
Je lisais vieillir où brise l’osier
Je guettais l’instant d’après le brasier
J’écoutais le chant des cendres, descendre.

J’étais du couteau, de l’âge égorgé
Je portais mes doigts où vivre me saigne
Mesurant ainsi la fin de mon règne
Le peu qu’il me reste et le rien que j’ai.

Mais puisqu’il faut bien que douleur s’achève
Parfois j’y prenais mon contentement
Pariant sur l’ombre et sur le moment
Où la porte ouvrant, déchire le rêve.

Mais j’ai beau vouloir en avoir fini
Chercher dans ce corps l’alarme et l’alerte
L’absence et la nuit, l’abîme et la perte
J’en porte dans moi le profond déni.
Il s’y lève un vent qui tient du prodige
L’approche de toi qui me fait printemps
Je n’ai jamais eu de ma vie autant
Même entre tes bras, aujourd’hui vertige.
Le souffrir d’aimer flamme perpétue
En moi l’incendie étend ses ravages
A rien n’a servi, ni le temps, ni l’âge
Mon âme, mon âme, où m’entraînes-tu ?
Où m’entraînes-tu ?

Louis Aragon

LE MOT « VIE » PAR LOUIS ARAGON


LE MOT « VIE » PAR LOUIS ARAGON

J’entends la douce pluie d’été dans les cheveux mouillés des saules
Le vent qui fait un bruit d’argent m’endort m’éveille à tour de rôle
Je rêve au cœur de la maison qu’entoure le cri des oiseaux

Je mêle au passé le présent comme à mes bras le linge lourd

Et cette nuit pour moi la mémoire fait patte de velours

Tout prend cette clarté des choses dans la profondeur des eaux

On dirait que de la semaine il n’est resté que les dimanches
Tous les jardins de mon enfance écartent l’été de leurs branches

La mer ouvre son émeraude à ce jeune homme que je fus

Te voilà quelque part au mois d’août par une chaleur torride
Allongé dans l’herbe et tu lis
Gœthe
Iphigénie en
Tauride
Par le temps qu’il fait un verre d’eau ne serait pas de refus

Ailleurs tu marchais le long d’un canal sous des châtaigniers verts
De ce long jour écrasant les bogues sur les chemins déserts
Personne excepté les haleurs qui buvaient du vin d’Algérie

Dans un village perdu les gens à ton passage se taisent Ô l’auberge de farine et de bière où tu mangeas des fraises
Et la toile rêche des draps qui sentaient la buanderie

Cette vie avait-elle un sens
Où t’en vas-tu croquant des guignes
Jamais le soir les filles de
Soliès ne te feront plus signe
Reverras-tu jamais le cheval qui tournait la noria

Il y avait une fois dans le
Wiltshire une dame en jaune
Elle se balança longtemps dans un rocking-chair sur le loan
Et quand tu pris sa main comme une ville une bague y brilla

De temps en temps tu te souviens de la jeune morte d’Auteuil
Pâle sur son oreiller
Son père la regarde assis dans un fauteuil
Et toi tu n’as qu’à sortir de la chambre comme un étranger

Cette vie avait-elle un sens
En a-t-elle un pour les lézards
Et même alors dans le
Salzkammcrgut on jouait du
Mozart
On peut dépayser son cœur mais non pas vraiment le changer

Les
Naturfrcunde t’ont menacé du geste et de la parole
Passant des neiges sans rien voir toi qui traversais le
Tyrol
Le ciel était si déraisonnablement rose à l’horizon

Mais des nuages de corbeaux couvraient l’Autriche des suicides
Un beau jour tu es parti pour
Berlin la poche et le cœur vides
Spittelmarkt tu habites chez un marchand de quatre-saisons

Ah cette ville était une île au cœur même des eaux mortelles
Toutes les îles de la mer leurs merveilles que seraient-elles
Sans le péril qui les entoure et la tempête et les requins

Septembre de
Charîottenbourg les longs soirs assis aux terrasses
Et l’on s’en revenait parlant tard sous les arbres de
Kantstrasse
Vous en souvenez-vous toujours mes frère et sœur américains

Est-ce
Jérusalem à l’heure où sur
Samson le
Temple croule
Devant l’U-Bahnhof
Nollendorf
Platz chaussée et trottoirs la foule

D’une bière amère à pleins murs emplit la coupe des maisons

Et comme un feu dans les fourmis dans le poulailler le renard
Soudain voici qu’en tous les sens la charge des
Schupos démarre
Et ce n’est pas ce coup-ci que l’homme de chair aura raison

Il y a quelque chose de pourri dans cette vie humaine
Quelque chose par quoi l’esprit voit se rétrécir son domaine
L’on ne sait de quel côté se tourner pour chasser ce tourment

Rentrer chez soi
Qu’est-ce que c’est chez soi
Mais il faut bien qu’on parte

Place
Blanche on ira retrouver ses amis jouer aux cartes

Pour se persuader qu’il est avec l’enfer des accommodements

Cette vie avait-elle un sens et de quel côté sont les torts
Ce n’est qu’un décor pour toi
Kurfurstcndamm
Brandenburger
Tor

On y dévaluait d’un même coup le mark et les idées

Paris
On a bouleversé
Paris ses parcs et ses passages

Où donc est la
Cité des
Eaux palissades et fleurs sauvages

Ce sentier secret dans la ville où nous nous sommes attardés

C) femme notre cœur en lambeaux si quelque chose en doit survivre

Faut-il que cela soit comme une fleur séchée au fond d’un livre
Cette lueur de coupe-gorge aux jardins de
Cagliostro

Vraiment faut-il que de tous les instants cet instant-là demeure
Odeur des acacias descendant vers la
Seine où se meurt

Dans
Grenelle endormi la toux intermittente du métro

Si longtemps entre nous deux un autre homme avait jeté son ombre

Il nous semblait qu’aucune nuit pour nous joindre fût assez sombre
Assez profonde aucune mer sous le rideau des goémons

Trois ans nous nous sommes cherchés mon
Amie éclatante et brune
Aux soirs d’éclipsé elle m’était le soleil ensemble et la lune
Et son parfum m’est demeuré longtemps dans les
Buttes-Chau-mont

À reculons j’ai regardé s’enfuir ma reine blanche et noire
Elle est partie à tout jamais nonchalamment dans le miroir
Et je ne l’ai pas appelée et je ne l’ai pas retenue

C’est étrange un amour qui finit sans même un soupçon de plainte

Ce silence établi soudain quand la musique s’est éteinte

Et ce n’est que beaucoup plus tard que l’on saura le mal qu’on eut

Cette vie avait-elle un sens ou tout est-il contradictoire
L’expression des gens parfois que l’on croise sur les trottoirs
C’est comme un cinéma permanent quand on entre au beau milieu

Nous avions parlé notre nuit
Je l’ai mené jusqu’à la gare
Paul Éluard quittait
Paris et sa vie un matin hagard
On ne connaîtra jamais du film que la scène des adieux

Adieu tu ne retourneras jamais à
Sarcelles-Saint-Brice
Paul une maison peinte dans
Ithaque attendait-elle
Ulysse
Tandis qu’autour de son esquif la mer se faisait mélopée

À toi de t’en aller par les atolls hantés de la
Sirène

Tu ne monteras plus ici dans les balançoires foraines

Tu ne reverras plus les
Gertrud
Hoffman
Girls croisant l’épée

L’aurore tous les jours se lèvera sans toi rue des
Martyrs
Ne te retourne pas sur cette ville en feu
Tu peux partir
Comme un faucheur derrière lui qui laisse les foins et la faux

Tu m’as dit en dernier je ne veux pour rien au monde qu’on brode
Sur les raisons de mon départ
Va-t’en tranquille aux antipodes
C’est juré
Je rirai de tout
Je t’injurierai s’il le faut

O mes amis tombe à jamais le rideau rouge à la
Cigale
Un à un sur les ponts j’ai vu s’éteindre les feux de
Bengale
Et gémissante vers la mer une péniche au loin fuyait

Desnos c’était un bal dans ce quartier où l’on mange koscher
Qui se souvient des amants dérangés sous la porte cochère
Nous allions parlant de
Nerval un soir de quatorze juillet

Il disait que l’amour est une plaie en travers de la gorge
Et d’Amérique ces jours-là s’en revenait
Yvonne
George
Avec ce chant brisé des oiseaux qui volèrent trop longtemps

Nous passions déjà le seuil tragique d’une nouvelle époque

Le drapeau d’Abd-el-Krim s’était levé déjà sur le
Maroc

On entendait dans l’ombre énorme un énorme cœur palpitant

Cette vie avait-elle un sens ou n’était-elle qu’une danse

Quel est ce chien noir qui me suit
Tout n’est-il que nuit et silence

N’est pas miroir tout ce qui luit ce que j’aime et ce que je suis

Ce monde est comme une
Hollande et peint ses volets de couleurs
Car l’hiver la terre demande à se reposer de ses fleurs
Et je m’efforce à mieux comprendre hier de mes yeux d’aujourd’hui

Je ne récrirai pas ma vie
Elle est devant moi sur la table
Elle est comme un cœur de chair arraché pantelant lamentable
Un macchabée aux carabins jeté pour la dissection
Pourquoi refaire au jour le jour le chemin des illusions
Filles des vents de la soif et des sables

La lumière de la mémoire hésite devant les plaies
Soulevant comme une noire draperie au seuil des palais
Le farouche et bruyant essaim que font toutes sortes de mouches
Ah sans doute les souvenirs ne sortent pas tous de la bouche
Il en est qu’une main d’ombre balaie

Le monde qu’on se fait de tout
Les perpétuelles blessures
Propos surpris
Rires des gens
Baisser les yeux sur ses chaussures
Se sentir une marchandise en solde une fin de série
Comme un interminable dimanche aux environs de
Paris
Dans ces chemins sans fin bordés de murs

Il y a des sentiments d’enfance ainsi qui se perpétuent
La honte d’un costume ou d’un mot de travers
T’en souviens-tu
Les autres demeuraient entre eux Ça te faisait tout misérable
Et tu comprenais bien que pour eux tu n’étais guère montrable
Même aujourd’hui d’y penser ça me tue

J’allais toujours à ce qui brille à ce qui fait que c’est la fête
Je préférais ne prendre rien à prendre une chose imparfaite
C’est très joli mais l’existence en attendant ne t’attend pas
C’est très joli mais l’existence en attendant te met au pas
Ton histoire est celle de tes défaites

Avec ça tu sais bien que tu avais l’amour-propre mal placé
Tu ne serais pas revenu sur une phrase prononcée
Tu t’embarquais dans
Dieu sait quoi pour camoufler tes ignorances

Tu te faisais couper en quatre pour sauver les apparences
Tu haletais comme un gibier forcé

Probablement qu’il y a dans toi quelque chose du sauvage
Peut-être confusément crains-tu d’être réduit au servage
Peut-être étais-tu fait pour guetter seul au travers des roseaux
Le flamant rose et lent qu’on voit posément sur les eaux
Dans le soir avancer du fond des âges

Peut-être étais-tu fait pour lutter contre les autres éléments
Non pas contre l’homme et la femme avec qui l’on ruse et l’on ment

Mais les volcans pour leur voler le feu premier qu’ils allumèrent
Et nager comme on dort les yeux au ciel sur le dos de la mer
Lourde de sel et de chuchotements

Tu n’as pas eu le choix entre l’âge d’or et l’âge de pierre
Tu habitais au quatrième étage à
Neuilly rue
Saint-Pierre
De temps en temps sur le
Grand
Lac tu faisais un peu de canot
Tu prenais le tramway jaune pour aller au
Lycée
Carnot
Plus tard
Beaujon
Broussais
Lariboisière

Laisse-moi rire un peu de toi mon pauvre double mon sosie
Tu n’as pas le coffre crois-moi qu’il faut à ta
Polynésie

Mais regarde-toi donc
N’importe quel miroir ferait l’affaire
Ce chapeau mou ce pardessus dont c’est bien le troisième hiver Ça va comme un gant à ta poésie

Il y a les choses qu’on fait parce qu’il faut pourtant qu’on mange
Et les soleils qu’on porte en soi comme une charrette d’oranges
Il ne faut pas trop en parler c’est très mal vu dans le quartier
Après tout je vous le concède il y a métier et métier
La littérature en est un d’étrange

Ma mère a pleuré d’abord et trouvé cela bien affligeant
Comprends mon petit quand on écrit pour eux on dépend des gens

Tant que ce n’est pas sérieux tu peux en agir à ta guise

Mais il faut songer à l’avenir que veux-tu que je te dise

Tiens moi j’en frémis rien qu’en y songeant

Chacun se bâtit un destin comme un tombeau sur la colline
Il n’est plus de chemin privé si l’histoire un jour y chemine
Et dans la rumeur de l’exode où sont nos calculs hasardeux
Maman la chambre d’hôpital à
Cahors en quarante-deux
Comment se peut-il qu’on se l’imagine

Même au-dessus du cimetière il y a toujours les cieux À celui qui vit assez longtemps pour cela devant ses yeux
Il n’y a pas de malheur si grand qu’au bout du compte il n’arrive
Ce serait vivre pour bien peu s’il fallait pour soi que l’on vive
Et même pour ceux qu’on aime le mieux

Où donc se sont évanouis tous les gens de ma connaissance
La famille il n’y en a plus
C’est vrai j’en avais peu le sens
Et les amis n’en parlons pas
Ce sont chansons d’une saison
Pour nous séparer comme un fruit il ne manquait pas de raisons
Un amour d’un jour creuse pire absence

Au-dessus d’un monde mort il continue à traîner des cerfs-volants
Poignées de main de
Castelnaudary
Bons baisers du
Mont
Blanc
Un bonjour de
Saint-Jean-de-Luz
Salutations de
La
Baule
Je suis depuis trois jours ici
C’est plein de
Parisiens très drôles
Nous avons fait un voyage excellent

Ô la nostalgie à retrouver de vieilles cartes-postales
Où le ciel est toujours bleu l’arbre toujours vert la mer étale
Sans doute on ne les met dans l’album que pour les photographies
Je suis seul à savoir ce que l’écriture au dos signifie
Les diminutifs les phrases banales

Je me souviens de nuits qui n’ont été rien d’autre que des nuits
Je me souviens de jours où rien d’important ne s’était produit
Un café dans le bois près de la gare à
Saint-Nom-la-Bretèche
Le bonheur extraordinaire en été d’un verre d’eau fraîche
Les
Champs-Elysées un soir sous la pluie.

Louis Aragon

ET COMME CE QUE JE PEINS

Ma vie sort de la boîte de couleurs à cheval rejoindre son corbillard

laqué bleu

retrouver une fraîcheur de vivre dans l’écume d’amour

Niala-Loisobleu.

4 Août 2022

MAINTENANT QUE LA JEUNESSE – MARC OGERET/ LOUIS ARAGON


NIALA

Marc Ogeret
MAINTENANT QUE LA JEUNESSE
Louis Aragon, musique: Lino Leonardi, 1948

Maintenant que la jeunesse
S’éteint au carreau bleui
Maintenant que la jeunesse
Machinale m’a trahi
Maintenant que la jeunesse
T’en souviens tu souviens-t’en
Maintenant que la jeunesse
Chante à d’autres le printemps
Maintenant que la jeunesse
Détourne ses yeux lilas

Maintenant que la jeunesse
N’est plus ici n’est plus là
Maintenant que la jeunesse
Vers d’autres chemins légers
Maintenant que la jeunesse
Suit un nuage étranger
Maintenant que la jeunesse
A fui, voleur généreux
Me laissant mon droit d’aînesse
Et l’argent de mes cheveux

Il fait beau à n’y pas croire
Il fait beau comme jamais
Quel temps quel temps sans mémoire
On ne sait plus comment voir
Ni se lever ni s’asseoir
Il fait beau comme jamais
C’est un temps contre nature
Comme le ciel des peintures
Comme l’oubli des tortures
Il fait beau comme jamais

Frais comme l’eau sous la rame
Un temps fort comme une femme
Un temps à damner son âme
Il fait beau comme jamais
Un temps à rire et courir
Un temps à ne pas mourir
Un temps à craindre le pire
Il fait beau comme jamais.

Louis Aragon

SANTA ESPINA – MONIQUE MORELLI/ LOUIS ARAGON


SANTA ESPINA – MONIQUE MORELLI/ LOUIS ARAGON

Je me souviens d’un air qu’on ne pouvait entendre
Sans que le coeur battît et le sang fût en feu
Sans que le feu reprît comme un coeur sous la cendre
Et l’on savait enfin pourquoi le ciel est bleu

Je me souviens d’un air pareil à l’air du large
D’un air pareil au cri des oiseaux migrateurs
Un air dont le sanglot semble porter en marge
La revanche de sel des mers sur leurs dompteurs

Je me souviens d’un air que l’on sifflait dans l’ombre
Dans les temps sans soleils ni chevaliers errants
Quand l’enfance pleurait et dans les catacombes
Rêvait un peuple pur à la mort des tyrans

Il portait dans son nom les épines sacrées
Qui font au front d’un dieu ses larmes de couleur
Et le chant dans la chair comme une barque ancrée
Ravivait sa blessure et rouvrait sa douleur

Personne n’eût osé lui donner des paroles
A cet air fredonnant tous les mots interdits
Univers ravagé d’anciennes véroles
Il était ton espoir et tes quatre jeudis

Je cherche vainement ses phrases déchirantes
Mais la terre n’a plus que des pleurs d’opéra
Il manque au souvenir de ses eaux murmurantes
L’appel de source en source au soir des ténoras

O Sainte Epine ô Sainte Epine recommence
On t’écoutait debout jadis t’en souviens-tu
Qui saurait aujourd’hui rénover ta romance
Rendre la voix aux bois chanteurs qui se sont tus

Je veux croire qu’il est encore des musiques
Au coeur mystérieux du pays que voilà
Les muets parleront et les paralytiques

Marcheront un beau jour au son de la cobla

Et l’on verra tomber du front du Fils de l’Homme
La couronne de sang symbole du malheur
Et l’Homme chantera tout haut cette fois comme
Si la vie était belle et l’aubépine en fleurs

Louis Aragon

J’Arrive où je suis Etranger – Jean Ferrat/Louis Aragon


J’Arrive où je suis Etranger

Jean Ferrat/Louis Aragon

Rien n’est précaire comme vivre

Rien comme être n’est passager

C’est un peu fondre comme le givre

Et pour le vent être léger

J’arrive où je suis étranger

Un jour tu passes la frontière

D’où viens-tu mais où vas-tu donc?

Demain qu’importe et qu’importe hier

Le cœur change avec le chardon

Tout est sans rime ni pardon

Passe ton doigt là sur ta tempe

Touche l’enfance de tes yeux

Mieux vaut laisser basses les lampes

La nuit plus longtemps nous va mieux

C’est le grand jour qui se fait vieux

Les arbres sont beaux en automne

Mais l’enfant qu’est-il devenu?

Je me regarde et je m’étonne

De ce voyageur inconnu

De son visage et ses pieds nus

Peu à peu tu te fais silence

Mais pas assez vite pourtant

Pour ne sentir ta dissemblance

Et sur le toi-même d’antan

Tomber la poussière du temps

C’est long vieillir au bout du compte

Le sable en fuit entre nos doigts

C’est comme une eau froide qui monte

C’est comme une honte qui croît

Un cuir à crier qu’on corroie

C’est long d’être un homme une chose

C’est long de renoncer à tout

Et sens-tu les métamorphoses?

Qui se font au-dedans de nous

Lentement plier nos genoux

Ô mer amère, ô mer profonde

Quelle est l’heure de tes marées?

Combien faut-il d’années-secondes?

A l’homme pour l’homme abjurer

Pourquoi pourquoi ces simagrées?

Rien n’est précaire comme vivre

Rien comme être n’est passager

C’est un peu fondre comme le givre

Et pour le vent être léger

J’arrive où je suis étranger.