EXTRAITS DE GISANTS DE MICHEL DEGUY


NIKOLETA SEKULOVIC

EXTRAITS DE GISANTS

DE

MICHEL DEGUY

Nous nous souvenons d’avoir vécu et comme
De moins mortels nous rions sur la réserve des vivres
La lune en rond parfait comble la préhistoire
L’océan se soulève plus haut que l’horizon
En trois-mâts repasse le fantôme du Golgotha

Michel Deguy

L’ESPRIT DE POÉSIE PAR MICHEL DEGUY


L’ESPRIT DE POÉSIE

PAR

MICHEL DEGUY

Toute figure est figure de pensée… Une figure est celle du dieu de poésie Qui se glisse dans la forme de cette figure En ressemblant à s’y méprendre à cet hôte
qui l’accueille Pour y féconder Alcmène la poésie

L’esprit de poésie : un défieur de dieux qui invoque : « qu’est-ce que vous attendez ? ! » Cette durée ne peut pas durer ! Il faut que l’interminable soit ponctué
; qu’il y ait de l’interruption, du contour, de l’apparition, de la finition ! Venez. J’expose la peau ocellée d’Argus, une cotte de synonymes : Protée, montre-toi que je te
reconnaisse multiple, que je t’épèle à grande vitesse !

L’esprit de poésie compare l’ogre égarant ses enfants à la «forêt obscure» où Dante commençait par se perdre; il perd les «significations
admises», tout ce qui s’énonçait vite, ne demandait qu’à être identifié (et sans doute vaudrait-il mieux être égaré par une puissance que prendre
les devants par jeu, mais enfin il faut bien que quelqu’un commence) ; l’affaire ordinaire, le patent, l’envoyé loyal, le message escompté, il s’en impatiente ! Le trompeur
authentique, le déguisé, le fourbe de comédie, celui que le public a démasqué d’entrée de jeu ne lui suffit pas. Mais où est le dieu ? Dans les
tragédies, le dieu ? Celui qui est autre qu’on croit, non par férocité mais parce qu’on ne pourrait l’accueillir, l’excessif, qui éclipserait. Ou alors il y aurait deux
dissimulations, et la première, sympathique et remédiable, pour nous préparer à l’autre, « tragique » ? Celui qui est et n’est pas — ce qu’il est.

Et les dieux ont appris aux hommes par les arts à recevoir, à pouvoir recevoir, toute chose comme un dieu, pour ce qu’elle est en étant autre (en excès, en
à-côté), autre que ce que c’est qui la comporte, dans quoi elle vient; en étant comme cela qui s’annonce, c’est-à-dire irréductible à cela qu’elle paraît
: masqué par son apparaître, par son être-vrai même. L’artiste apprend à ménager, d’un rapport indirect, le « dieu inconnu » en tout. Le dieu est ce qui
remplit la forme humaine, parfois trop humble comme Déméter, en retrait dans le visible, pour suggérer l’inégalité de la visibilité à l’être, la «
différence de l’être et de l’étant » ?

Ainsi est-ce l’épreuve par tout : reconnaître le dieu. Il s’agit de ce qui excéderait la vie dans la vie, le dieu amour, « promis à tous », en tout cas à toi,
à toi, à toi… C’est ton tour. Et si tu ne l’accueilles pas en quelque mode, tant pis pour toi, « tu auras vécu en vain ».

Même la comédie murmure «c’est votre affaire», de le reconnaître dans ce valet, ce double, cette erreur, cette coquette. Il n’est pas réservé aux Princes de
la tragédie ; il ne s’agit pas que de mourir.

Michel Deguy

Michel Deguy – Notre Demeure


GIGI MILLS

Michel Deguy

Notre Demeure



Dame de près l’ombre chat sous ta main de peintre joue
Tandis que l’âge crible La mienne drainant le derme
      (et mince taie sur la pupille)
La paume de la nuit en sueur scintille sur le nu

Une meule d’étoiles se rentre à l’horizon urbain
La lune fardée comme une Japonaise
Approvisionne là l’immeuble de la nuit
Les feux du stade bordent notre alcôve

Une demande précautionneuse
          Cherche ta voix
Que ta diction lente et courtoise exauce

Michel Deguy


DIDACTIQUES PAR MICHEL DEGUY


DIDACTIQUES

MICHEL DEGUY

Arrache à la médisance qui gagnait nos propos et nos œuvres

Le poème des choses non mauvaises

N’omets pas ce qui veille en formes irremarquables

Ce qui ne dégoûte pas l’alentour de ton existence

Compte et conte par exemple la libre indifférence

Respectueuse d’autrui

L’adieu des hôtes qui s’oublieront

Tout ce qui fait d’ici un ailleurs pour l’asile

La distraction qui n’envie pas l’amnistie

La douce brièveté la négligence

Michel Deguy

LE MENHIR PAR MICHEL DEGUY


LE MENHIR PAR MICHEL DEGUY

Mais que faites-vous de l’imprévisible ? — du chant grégorien, des ronds de buis, des cloîtres, des poèmes à Vittoria Colonna, des serments sur l’honneur et des fêtes, des alliances de viandes et. de vins, de l’artifice du feu, des fleurs inventées, des défis et des morts sérieuses.Car il reste la brusquerie de la croissance ; une même manière de se redresser; les assomp-lions tenaces de la psalmodie ; une même manière de monter sous le ciel, de tendre les paumes de l’amour, de s’arracher sur la terre jusqu’au faite gothique ; cette création discontinuée ; tout ce que la mémoire ne peut que conserver tel quel, comme autant de chefs, élévations différentes, mais toutes de naissance mystérieuse.Que faites-vous de ces témoignages erratiques, absolus; de la pure érection des menhirs; des autels au dieu inconnu; de l’entêtement sacerdotal; de l’exhaussement de signes lapidaires uniques sur le désert; du fait de l’immense existence ?De ce luxe, de ces cabrements solennels ; des semonces obstinées de l’homme fulgurateur qui frappe à coups redoublés sur ce monde renfermé ?
Michel Deguy

LES PLAISIRS DU SEUIL


LES PLAISIRS DU SEUIL

La poésie limitrophe exige un saut
Qui projette en un bord ou ressaut
Dans le plaisir dont nous parlait
Lucrèce
Surplomb et seuil qui fait le don du comme
Comme il est doux de regarder naufrages
Il est plus doux le point d’esprit d’où l’errance se voit
Et les choses se partager en un comparatif de monde (tels qu’un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses)
Où sommes-nous donc nous étonnant d’y être et que l’étonnement étonne
Michel Deguy

GISANTS PAR MICHEL DEGUY


FLEUR DE MARAIS – ODILON REDON

GISANTS

PAR MICHEL DEGUY

Treuil de la paume qui te lève

Pelvienne ce trente mai

Ton visage passe tout près

Méat de syllabes votives

Tu sèmes trois cierges avant

Que nous passions en revue la
Seine

Les recrues nous prennent
Nous partons

En photos au
Japon
Je te déhanche

Tu me dis que tu
Us ton passé à
L’hôtel blanc

Bottes collants dépecés bain

Le jusant te découvre

Tes bas pèlent ton bas fait l’équilibre

Une autre fois j’ai bu à ton nadir

T’amenant à plus être peut-être

On nous compare à deux barges de
Loire

Nos vies changent doucement à notre quart d’insu

Comme deux barges de
Loire imagine abordées

Démarrées dissociées contrecarrées par

Des souches invisibles se côtoient qu’un

Courant sous la face des contre-courants soude

Il faut redire en l’altérant le même

Qui se méconnaît d’être-trop reconnu

Ce même c’est ta mort et le poème.

Michel Deguy

BIEFS PAR MICHEL DEGUY


BIEFS

PAR

MICHEL DEGUY

Château de
Breeze du côté de la
Beauce où je n’allais

pas
La harde des vents dans les orges
Et les urnes des buis près des tombes
Les murs chaulés rose ou jaune
Pareils à des miroirs déjà traversés
Les bruits proches trop forts pour l’oreille
Frémissements dans les repères…

Si le ponton de la terre oscille

Le poète tangue comme un mousse

Beaucoup de vent affecté à ce lieu
Et le cri des ruminants comme un genévrier fendu par la tempête

Ce lieu me suffit

Où le parfum n’est pas rare

Mais la même senteur d’algue et d’hortensia

Dans les linges fins de l’air

Chaque case d’herbage assemble

Le cheval et la vache en pose animale :

D’attente écartelée blason de l’ultime

Un œil sur chaque côté du monde

Effroi

Très tôt et très tard comme tout point d’un cercle
Depuis longtemps poète et pas encore, jamais…
Plus loin!
Nous rapporterons la carte que vous n’avez

pas!
Pourtant me suffit ce lieu
Où déjà des hommes simples ameutaient le granit

Dix-huitième heure

La mer étend ses mains diaphanes vers l’épaule velue

des rives
Comme
Isaac tâtonnant la toison de
Jacob

Cave sur la face
La nuque tombe
Les reins
Corps qui rejoint
La neige le volcan
L’étang les jetées

Salive soudain
Sous le crâne
Tumeur de houle
Sous le ciel blanc

La nuit en croix sur la face
Au bout du pied les mites du silence
La main gauche est déjà phosphore
Un coq prononce la clairière

Bientôt dans le jardin leur fard charge à l’excès les fleurs domestiques

Beaucoup déjà cessèrent de vivre

Un jour elle sera là elle apparaîtra
Elle n’était pas là elle était ailleurs
Voici qu’elle
Viendra de là-bas ici elle entrera
J’aurai affaire à elle
Elle sera là pour moi
C’est moi plutôt qui entrerai dans son champ d’absence
Qui ne cesse pas
Je serai happé pris dedans
Soudain
Elle sera ici la fascinante
Elle apparaîtra de là-bas de
Cet horizon
Visible

On respecte un homme

s’avance à bonne hauteur sur le mail

Et large parmi les platanes

Et ceux même qui vont en groupe au travail

Sont enclins à respecter l’étranger

Pourquoi tant d’émotion devant l’image
Et si froide froideur devant la chair et l’os
La femme aux hanches de carafe est pareille à l’amphore qu’elle porte
Un seul pourtant et sans passion caresse l’anse couperosée de ses coudes

Tu viens de relâcher son thorax et sa main retombe et

Sa tête roule dans ta mémoire et déjà

S’amenuise notre dernière semaine

Comme un lâcher de parachutes dans l’abîme de midi

Beaucoup plus incroyable
La rencontre aujourd’hui
De la mort d’un ami
Et du chant d’un ami
Dans le mail déserté de mon jour — tels, ceux qui font profession de dresser l’éventaire et d’attendre les mages

Toujours un arbre plus sensible accueille en premier la

saison
L’essaim roux de l’automne a remplacé ses feuilles
Il prévient

L’absence de deuil serre les tempes

Maintenant ils sont morts le mercenaire et le connétable
Cages mêlées comme cercles de tonneaux
Dans la cave

Armures et fémurs de soudards
Qui crèvent des ceintures d’os
Au charnier latéral où s’abattent femmes et capitaines

Léger sur la cave des os

D’enfant qui souffre
Prière comme sueur
Du caveau d’innocence
Vivace malgré la pierre
L’incessant
Tu quis es

corps et jusqu’au masque dur des mâchoires et monte jusqu’aux yeux

seuls

où un peu de nudité parfois tressaille.

Michel Deguy

CORONATION PAR MICHEL DEGUY


« Le coronavirus »… déjà un hémistiche !

              L’épigramme peut cadencer !

La contamination descend des Contamines

               Tes confins mes confins se confinent

Mais nos confins débordent le confinement

               Nousnous se contamine

J’entends l’économie décroître dans les bourses

Dix millions de Chinois auront perdu la face

Masques et vidéos se toisent en chiens de faciès

Le gros Trump a tweeté

               “No virus in the States”

Poutine a remis Dieu dans la constitution

Marine avec sa clé rouillée

               Verrouille les frontières

Son compère Boris en bouffon Victoria

               Repeint sa City en Singapour sur Tamise

Les croisières s’enquarantainent à quai de covirés

               Venise sauvée des veaux

Les Verts tout exaucés avant les élections

               Sont décontenancés

Le film passe à l’envers la mondialisation

               Le ciel bleu rebleuit à Pékin

Le piéton de Paris bouge son spleen en trottinette

Six millions de Lombards et 631 †

80 929 chez Xi et plus de 3 000 †

1 784 hexagonaux et seulement 33 †

Le mot reconnaissance a perdu le bon sens

               Et quittant Levinas retrace l’ADN

Mondialisation et pandémie font connaissance

               Et ne se quitteront plus

Les migrants vont mourir encoronavirés

Les passeurs de Libye font monter les enchères

               Mais pas d’souci Raymonde

               Tout ça va repartir

L’empereur Xi démasque son sinisme

Michel Deguymars 2020

OUÏ DIRE – MICHEL DEGUY


OUÏ DIRE

MICHEL DEGUY

Résumé :

« Au seuil de la poétique est écrit : « Que ceux qui ont des oreilles pour entendre entendent ». Et qu’avons-nous entendu ?
L’ouïe cherche à redire, en des poèmes tels que ceux-ci, les rythmes auxquels depuis toujours elle fut éduquée ; car notre vue implique une audition première, et nous ne touchons terre que parlant en notre langue, magnifiquement comme le costume ; de même que les hommes n’auraient pas idée de se présenter à eux (au désert, à la montagne, aux rives) autrement que vêtus de telle manière, nous nous présentons en certaines tournures : le chant-royal, épigrammes, procès-verbaux, parataxes, diérèses, blasons, madrigaux.
La poésie est le contraire de l’esperanto. L’homme est greffé ici de l’étrange manière langagée. Implanté à ce flanc de terre où il est nomade, et pareil à un stoïque sacrifié qui dicterait jusqu’à la fin les derniers mots de son agonie, pour que d’autres les entendent, il perçoit l’écho répercuté dans les gorges ».
Michel Deguy.

Source Babelio