La vérité du drame est dans ce pur espace qui règne entre la stance heureuse et l'abîme qu'elle côtoie : cet inapaisement total, ou cette ambiguïté suprême. Saint-john Perse
Borne des Récollets, Niala et son fils Patrice, rescapé des 3+2, en ce tant là de 2016
A MES MOTS-PEINTS
L’ATTACHE QUI DEMEURE
Du monde que j’ai parcouru
mon coeur a toujours tenu un maillon de sa chaîne en valise
où que je sois
car le symbole développe le visage des pierres que l’on monte
sans que les vents destructeurs n’aient pu en ébouler la chambre d’amour
L’humain s’y concentre
Alors que le rivage actuel tire à sa fin pour une nouvelle côte et que l’érosion en développant ses méfaits laisse l’architecture raisonnée au musée, comme si la vie ne pouvait qu’habiter un cimetière
j’ai dans le pouls un éternel voeu qui bat
Les illusionnistes tiennent les vitrines allumées pour que le produit marchand tienne malgré les guerres, les égocentrismes et la cessation des liens de sang comme moyen de transport
N’empêche que devant mon chevalet je ne saurai dire au lin exposant par tout
un arbre, un oiseau, une maison, toi la Femme, deux seins, un bas de dos et un haut d’aisselles
ce nombril intact avec l’amour
sans aller à l’embarcadère souhaiter un bon voyage à la nature de l’acte sacré.
la terre cuite ocre l’aqueux taurin en falaises vient
tenir l’Epoque
en vie dans ses mains et pas sous-globe sur la cheminée
Je palpe hit
Oui la rousse automne au geai bleu
Je l’ai dit il y a très longtemps
L’AUTOMNE
fait bien pousser l’peint tant
Moire c’est moire
Jamais ne meurt
au patio le vaste champ de cette fontaine rose hibiscus grimpant par-dessus les murs
L’en faire en dragon consume le parasite du Mont
Seins, miches, ailes
Absolu
mon enfance rendue je n’aurais eu que l’âge d’aimer
Merci la Vie !
PENSER AUX BOURGEONS DE L’AMANDIER !…
Que deviennent les bourgeons de l’amandier ?
l Poussent-ils encore dans les ruines ? Si les surgeons de la haine Les assassinent Qui pourra Les remettre sur pied Sauvera leur scène
Et pourtant on en voit encore s’épanouir Entre les gravats – la terre Et la mélasse … Si ce n’est dans les larmes qui les enlacent Qui pourra encore leurs racines Reconstruire ?
Une pluie de flammes – de bombes et de missiles Ce n’est pas un drame pour les « aveugles » Qui conspuent ces âmes Et qui beuglent : « Bravo ! Bravo ! » Du fond de leur île
Est-il interdit : l’amour pour cette terre ? Qui dit qu’il faille recommencer ? Comme si ce n’était pas assez : Ce destin d’enfer Qui les enterre !!
Va-t-on épuiser par le feu tout leur sol ? Malgré le fer et le sang Puissants ils résistent Et viendront encore En fleurs Ils insistent comme les symboles De ce qui – jamais – ne meurt … Si donc ce n’est pas vol C’est un viol
Or les bourgeons jouent entre eux sous la pierre Où les édifices détruits nous laissent Un cri qui blesse : « Non ! Ils ne doivent payer le prix D’un pays que l’on veut rayer Ils sont encore sa lumière ! »
Ils sont dans l’ombre de leur étoile Ceux qui coupent les arbres De leur ciel Ou leur jettent le feu et le fiel Et ils restent de marbre Dans leur toile Qui s’étend Sans que les temps ne murmurent Contre les raides murs
Et des bourgeons on entendait souffler des femmes Au milieu des balles qui sifflaient Au hasard sanglant qui giflait De sa mort les corps Et les emportait Sans un drame
Et maintenant où sont les mains qui implorent Du fond de leur « Éden merveilleux » De ne plus toucher Aux beaux yeux Des petits princes – de les laisser éclore ? « Mais rentrez les armes Rincez les larmes Séchez-les Et faites que les jeunes pousses Ne se blessent plus A leurs racines Assassinées Laissez ! Oui ! Laissez-les pousser Dès qu’ils sont nés ! »
De lire que je serais au point de m’apercevoir de la beauté de ta poésie aurait pu me mettre à terre, si je ne voyais pas là l’énormité du différent stupide qui a causé un dommage qu’il faut réparer. Jamais je n’aurais pu illustrer Les EPOQUES 18/19/20 ET 21 sans être inspiré par la grandeur qui fait la beauté de ta poésie.
Je ne peux , à moins d’accepter de ne plus vivre comme je l’ai fait durant ma longue existence, laisser cette oeuvre sur le bord de sa route. Elle n’a rien de commun avec nos créations séparées. C’est l’absolu que nous avons voulu atteindre ensemble.
Alors pour lever ce quiproquo, je déclare que ton art poétique est puissant.
Qu’il est d’une beauté totale qui ne peut se révéler qu’en face d’un silence où les mots voyagent à la conquête de cet espoir que le quotidien refuse mais que nous atteignons par symbiose.
Aussi il faut dire cette complétude n’existerait pas sans amour.
C’est amplement significatif.
Niala- Loisobleu – 27 Mars 2021
LA PEAU DU MONDE
Sur le fil du désir nous marchons vers un dieu. L’Éternité s’invente à chaque galaxie. Il faudra piétiner les banquises du songe, les vallées de l’espace, les mondes attiédis et les étoiles rouges où l’agonie s’installe, avant de parvenir au cœur d’un tourbillon, originel chaos préparant le cosmos. L’avenir quotidien saura peser nos âmes.
Sous l’écorce nous aimions l’arbre et sous l’arbre le vent. Ils voyageaient ensemble et traversaient les fleuves qui offriraient au loin l’élan de leur vigueur. Parfois leur ambition se perdait dans les sources pour mieux régénérer quelque très vieux désert où s’évaporaient des batailles dont les cris malgré tout étaient encore humains.
Quelquefois une étoile noire macule nos livres d’images, conférant à la maladresse une saveur d’infini comme ces portulans dont l’imprécision même faisait parfois surgir tout l’or d’un continent. Lorsque les galions de nos enfances grises auront pillé l’azur et vaincu l’ouragan, nous rentrerons chez nous pour créer des empires au fond de ces jardins qui nous faisaient si peur.
Bec, ongle, pince et griffe au partage du jour. Un règne lacéré s’installe en nos mémoires où le passé vacille au profit d’un futur à peine immunisé des à-coups de l’Histoire. Serons-nous les mutants des ruines ou du bruit que font la mort violente et le crime lucide ? Notre goût du bonheur serait-il perverti au point de maquiller toute vie en suicide?
Cherchant à expliquer comment naît un désert, nous avons commencé par le feu et la pierre, poursuivi par le vent, la silice et le quartz, pour nous perdre en chemin, à mi-genèse presque, en un autre désert plus vide et plus ancien, bien établi déjà dans son horreur parfaite. Désert civilisé, techniquement au point pour suicider le rêve et flouer la mémoire.
Mannequins effacés, pâles sorciers du doute, l’alchimie du futur envahit votre nom en diluant la mort dans le sang des vivants. Vous devrez affronter votre substance même où le poison se mêle à l’élixir du temps. Devien-drez-vous robots, golems ou androïdes assoiffés de revanche en vos corsets de fer ou cellules à venir d’un homme déjà mûr qui saura, mieux que vous, apprivoiser l’énigme?
Le froid sculpte au hasard des soleils de banquise montés dans le dernier carré d’un ciel vaincu. Un désespoir nous gagne aux fruits mal défendus, certitudes glacées des vérités acquises. Les planètes balancent en un cosmos qui enfle et nous nous épuisons à le suivre en secret vers les confins d’un dieu surgi de l’improbable, instant zéro d’un monde ou trop jeune ou trop vieux.
Un cerveau de roi fou boit chaque ciel qui passe au-dessus du chaos mis sur ordinateur. Le progrès bien nourri programme les famines, résiste quelquefois à la greffe du cœur. Nous autres, courtisans d’un souverain de plume, nous nous habituons aux bonbons de la peur, et quand il nous promet des rasades de lune, notre roi fou se trompe, et de siècle, et de mœurs.
Nouer le maillon d’eau à son maillon de sable fut longtemps le projet de ces minces pêcheurs qui croyaient au bon vouloir des vagues. Cette harmonie factice et corrodée de sel, nous l’avons éloignée sur ces bateaux en flammes porteurs de chefs vikings que dissoudrait la nuit. Leur âme calcinée flottait entre deux règnes où se distinguait mal le présent du futur.
Le temps voyage seul, oubliant les saisons que les grands migrateurs s’échinent à poursuivre en leurs dérives hauturières, poussés par la loi de l’espèce. Le temps voyage seul, faisant de notre vie une gravitation sans escale. Nous-mêmes deviendrons oies sauvages, cigognes, toujours entre deux nids, entre deux continents, mais notre unique loi sera la chute libre sur une orbite calculée pour nous maintenir en éveil dans notre rêve de vivants.
Des puits se sont creusés sous nos pas délébiles et nous ont digérés en un silence noir. Depuis, nos voyageons dans les boyaux du monde, sans savoir si le vide ou l’enfer sont au bout. Cette vie souterraine a collé nos paupières, érodé nos genoux, palmé nos maigres doigts. Nous sommes devenus taupes, racines, larves d’un royaume inversé où la mort a le temps.
L’oeil d’un dieu est inscrit sur l’iris de nos songes, nous évitant ainsi de mutiler le jour. Statues, temples, autels des religions plausibles continuent de bercer notre fuite en avant. Nous nous voulions chasseurs et nous sommes la cible d’étranges microscopes aux lentilles de vent. L’examen est clinique et la conclusion vague: on n’apprivoise pas les bacilles du temps.
La paupière des jours s’est fermée sur la ville, œil cyclopéen soudé au terreau de l’Histoire ou reliefs de festin laissés par les pillards. Nous ne témoignerons ici que de vestiges arasés par le soc, aplanis par le vent. Si des trésors existent, ils sont noyés d’oxyde et si la vie revient, ce sera en secret. Le laboureur triomphe en restant immobile de tous les cavaliers jadis maîtres en ces lieux.
Nous tous éparpillés en atomes de glaise croyons à ce noyau qui nous maintient debout, mais tout en ignorant au centre de quel fruit il affermit sa coque et nourrit sa matière. Certains furent tentés de briser ce noyau afin de déchiffrer le nom et le message. Un éblouissement leur tient lieu de cercueil. Pourtant c’est leur orgueil qui nous permet de vivre.
L’argile du rempart ne résistera guère au limon de l’Histoire amassé par le Vent. Votre sécurité tombera en poussière, peuples nés de la nuit avec du rouge au front. Le fleuve coulera sur vos années-lumière, vos enfants, votre blé garniront les tombeaux et l’or de votre foi ne servira, en somme, qu’à creuser un peu plus notre destin de sourds.
Cette géographie des taches de vieillesse, que nous nous surprenons à lire, quelquefois, sur le dos de nos mains bien à plat sur la table, est semblable, plutôt, à la cosmographie d’étoiles disparues dont la lumière encore est le paradoxal témoignage de vie. Il faut prendre le temps de mourir en avance pour mieux tendre nos mains aux tâches du futur.
Un serpent prisonnier du temps devenu pierre savait encore muer, complice des glaciers quand leur fleuve immobile inondait la matière. Il parvint jusqu’à nous ce reptile en dentelles, mordit notre présent de son venin usé, puis, malgré le sérum que notre ego distille, nous fûmes pétrifiés serpents à notre tour, affublés d’une peau qui ne convenait guère à cette chair à vif dont nous étions sculptés.
Dans une fête ancienne où l’irréel se danse, sous son masque éborgné d’un regard qui balance, une vérité bouge, une fuite prend corps. S’il fallait peser l’âme à l’aune de la mort, nous serions, au matin, ou démons ou prophètes. Mais l’âme a soif d’abîme et l’ange mord la bête. Visage tiraillé entre vide et paroi, nous ne perdrons la vie qu’en sauvant notre tête.
Nous labourions la vie avec plus de rigueur. Il fallait un ordre à nos rêves, une conscience aiguë de nos ahgne-ments. Le temps nous contemplait d’un œil géomètre quand nos calculs humains, que nous voubons exacts, se voyaient engloutis par des coulées de lave. Une ville sombrait dans un magma mortel, sépulture éblouie de nos consciences nettes, abbi pour notre rachat.
Un cerveau d’ouragan s’appropria le monde et le remodela selon ses tourbillons pour transformer la mort en sujet de légende. Le prix du sacrifice à la mémoire fut élevé. Vivre restait le but, avec ce goût du cataclysme que nous portions en nous. Les statues de sel se retournaient sur nos écarts et dans leurs yeux figés un dieu tremblait encore.
Dépositaires des secrets du ciel, comptables des apocalypses, ils étaient les veilleurs, ces anges du refus. Leur orgueil produisit des géants malhabiles, contraints de plier, à la fin, sous le poids du monde avant de gagner l’autre versant de l’éclair. Depuis, sur une terre lasse et repue de cadavres, nous tentons de rêver des genèses plausibles afin de déchiffrer l’écriture du dieu. Nous mitraillons la nuit de déluges en herbe, mais en ignorant tout de ce qui crée la main.
D’une liturgie vague ils célébraient leurs dieux sur
des autels usés par trop de paraboles.
Offrandes-bouquets secs, dons d’aliments moisis
deviendraient le viatique au voyage immobile.
Un néant casanier serait le substitut à leur éternité
enlisée dans le doute.
Respirez fort, ouvrez les yeux,
surveillez l’huile de la lampe,
La nuit des autres nuits envoie ses messagers.
Vous m’aviez indiqué le chemin
avec des portées de musique,
un soleil, une dent de narval.
Je suis venu malgré le poids du monde
et le feu qui nourrit le sang.
J’ai passé avec vous
tant d’années secrètes
que nos rides ont fini
par contraindre la peur à l’exil.
Elle reste avec son secret
tisse autour de sa tristesse
une toile d’aurore légère
que jamais le jour n’atteindra.
Les angles de son visage s’émoussent
dilués dans un désert doux.
Elle aurait voulu être aimée
pour le duvet de ses paupières.
Les vagues de l’espace ont rejeté nos dieux sur ces continents de l’esprit où le temps a changé de signe. Ils vivent en sursis leurs genèses salées, pèsent mal les apocalypses. L’enfer bout à leurs lèvres et leur œil ne voit plus qu’un univers-volcan dont tous les cerveaux fondent en purs diamants de deuil, noire immortalité. Nous balayons l’espoir infatigablement sur le seuil délité de nos consciences floues mais, sachons-le: l’enfer aussi a ses lois.
Nul ne voulait encore y croire:
les déserts se peuplaient de traces familières
semblables à des moments de bonheur.
Une eau pure irriguait la mémoire et des plantes
poussaient sur les cailloux du ciel.
C’était notre futur; il aurait l’expérience du passé
embelli par un regard d’enfant.
Repue de ciel, de vent, la mer était silence. Elle baignait ma nuit, l’immobilisait presque au fond d’une mémoire où des trésors durcis resteraient inviolés. Elle avait fait passer son souffle dans le mien: je glissais doucement vers l’éveil de ma race, redevenais poisson, paramécie, plancton. J’atteignis le grand large où rôdent les abysses pour y couler enfin dans un rêve éclaté d’où j’allais prendre forme et marcher vers le jour.
Vous aurez de la craie pour dessiner mes fuites sur
l’horizon poudreux qu’enflamme un cavalier
Je vous attends
Vous aurez de la mousse à calfeutrer les vides au creux
de mon cerveau en pleine hibernation
Je vous attends
Vous aurez un nuage où le ciel s’emmitoufle quand il
veut adoucir un soleil d’oeuvre au noir
Je vous attends
En compagnie de mes licornes familières
de mes Pégases quotidiens et pour aller chasser
le dragon ou la puce
Je vous attends
Notre ultime forêt il faudra la chercher parmi les algues bleues qui boivent le soleil au temps durci des grottes. La calcite et l’argile dressent là des colonnes dont le style appartient au seul hasard des pluies. Des traces de pieds nus y sont parfois visibles, des empreintes de mains: celles de ces chasseurs voulant signer les gouffres d’une terre d’éveil dont la foudre et l’aurochs se disputaient le poids.
Il y eut un nuage rouge et puis plus rien sur une terre
gaspillée par l’aigu des conquêtes. Les totems, qui
avaient fondu, ressemblaient à des bornes indiquant
A la trémie du désert la pointe de cette pyramide dépasse à peine la caravane d’un balancement des chameaux
On a monté à bord de la jonque funéraire la Beauté partagée des EPOQUES 18/19/20/21 de la traversée temporelle que le fleuve conduira à franchir son éternité
Des poussières du Prince Pluie n’efface rien Sauf sur ses traces la suie qui dans l’air se meure – Si dessous la pierre se rincent tous les liens C’est avec la lumière en appui qu’ils demeurent
Cardinale nouveauté ! Cours là et t’évente ! Sourd à la beauté radicale et adventice Le Prince ne peut danser avec cette actrice Qui pense et pince tempête en grande savante…
Sourire de macadam au calme venu… Belle Dame Elvire trame la rue qui brille – Met à nu la ville et de veille la rhabille D’où s’égayent mille et mille soleils ténus
A savoir ce souffle pour Misère cachée Des émissaires souffrent de la voir altière Mais ils perdent de vue qu’elle vient de trancher Et qu’elle a déjà tout bu de la ville entière.
Alain Minod
Faisant fi d’une bouteille à la mer
j’habille la foret de sa séparation des eaux en l’actant
La main coupée range les instruments de sa Musique au fond de la jarre.
Il ferme le poste pour tremper ses yeux dans les cartes-postales. Ce matin il a fait corps avec la piscine comme pour plonger dans l’intime de son vouvoiement. Un jardin a sa vie forte et belle sur les laves volcaniques d’une éruption native. Ce fut la naissance de L’EPOQUE
Des virages, la route de là corniche en dévoilant au chauffeur plus que l’enchantement. Tout au fond de la terre. La Racine. La Vie. L’Oeuvre.
Les pôles émergent du froid la portée de l’itinéraire, tendant à l’aiguille le rappel du sens de la pierre
de son état brut au polissage
Ulysse présent en chaque voyage
Pénélope tissant l’absolu d’une Epoque pendant que son oiseau-marin des bordées dessalant jette une ancre-flottante pour tenir le mât à la verticale de sa quille
La corde de l’âme élingue une vérité profonde sous l’archet du vent, du plâtre sorti vient l’airain fondu par la force de l’oeuvre
Tu t’étonnais à la naissance de la vigueur de ton écriture tandis que rompu au large je tissais tes mots d’une main trop à l’écoute de la couleur du ciel
Il faut même au vieux loup le cri des yeux de la jeune louve face à la lune pour percer le secret de l’Arbre à Soie arraché au violoncelle orgasmique de la Vie
Il fait froid, le va qu’sain vient sauver le tant de la rature.
L’allure nord-africaine quasiment de Zanzibar au soleil… Dar es-Salam (la sortie est difficile…) Majunga, Nossi-Bé, Madagascar et ses verdures… Tempêtes à l’entour de Guardafui… Et le cap de Bonne-Espérance, net dans le soleil du matin… Et la ville du Cap avec la Montagne de la Table au fond… J’ai voyagé en plus de pays que ceux où j’ai touché, vu plus de paysages que ceux sur lesquels j’ai posé les yeux, expérimenté plus de sensations que toutes les sensations que j’ai éprouvées, car, plus j’éprouvais, plus il me manquait à éprouver, et toujours la vie m’a meurtri, toujours elle fut mesquine, et moi malheureux A certains moments de la journée il me souvient de tout cela, dans l’épouvante, je pense à ce qui me restera de cette vie fragmentée, de cet apogée, de cette route dans les tournants, de cette automobile au bord du chemin, de ce signal, de cette tranquille turbulence de sensations contradictoires, de cette transfusion, de cet insubstanciel, de cette convergence diaprée, de cette fièvre au fond de toutes les coupes, de cette angoisse au fond de tous les plaisirs, de cette satiété anticipée à l’anse de toutes les tasses, de cette partie de cartes fastidieuse entre le Cap de Bonne-Espérance et les Canaries La vie me donne-t-elle trop ou bien trop peu ? Je ne sais si je sens trop ou bien trop peu, je ne sais s’il me manque un scrupule spirituel, un point d’appui sur l’intelligence, une consanguinité avec le mystère des choses, un choc à tous les contacts, du sang sous les coups, un ébranlement sous l’effet des bruits, ou bien s’il est à cela une autre explication plus commode et plus heureuse. Quoi qu’il en soit, mieux valait ne pas être né, parce que, toute intéressante qu’elle est à chaque instant, la vie finit par faire mal, par donner la nausée, par blesser, par frotter, par craquer, par donner envie de pousser des cris, de bondir, de rester à terre, de sortir de toutes les maisons, de toutes les logiques et de tous les balcons, de bondir sauvagement vers l a mort parmi les arbres et les oublis, parmi culbutes, périls et absence de lendemain, et tout cela aurait dû être quelque chose d’autre, plus semblable à ce que je pense, avec ce que je pense ou éprouve, sans que je sache même quoi, ô vie. On a chassé le bouffon du palais à coups de fouets, sans raison, on a fait lever le mendiant de la marche où il était tombé. On a battu l’enfant abandonné, on lui a arraché le pain des mains. Oh, douleur immense du monde, où l’action se dérobe… Si décadent, si décadent, si décadent… Je ne suis bien que lorsque j’entends de la musique – et encore… Jardins du dix-huitième siècle avant 89 où êtes-vous, moi qui n’importe comment voudrais pleurer ? Tel un baume qui ne réconforte que par l’idée que c’est un baume, Le soir d’aujourd’hui et de tous les jours, peu à peu, monotone, tombe. On a allumé les lumières, la nuit tombe, la vie se métamorphose, N’importe comment, il faut continuer à vivre. Mon âme brûle comme si c’était une main, physiquement. Je me cogne à tous les passants sur le chemin. Ma propriété de campagne, dire qu’il est entre toi et moi moins qu’un train, qu’une diligence et que la décision de partir si bien que je reste sur place, je reste… Je suis celui qui veut toujours partir et qui toujours reste, toujours reste, toujours reste – jusqu’à la mort physique il reste, même s’il part, il reste, reste, reste… Rends-moi humain, ô nuit, rends-moi fraternel et empressé, ce n’est que de façon humanitaire qu’on peut vivre. Ce n’est qu’en aimant les hommes, les actions, la banalité des travaux ce n’est qu’ainsi – pauvre de moi ! – ce n’est qu’ainsi que l’on peut vivre. Ce n’est qu’ainsi, ô nuit, et moi qui jamais ne pourrai vivre dans ce style ! J’ai tout vu, et de tout je me suis émerveillé, mais ce tout ou bien fut en excès ou bien ne suffit pas, je ne saurais le dire – et j’ai souffert. J’ai vécu toutes les émotions, toutes les pensées, tous les gestes, et il m’en est resté une tristesse comme si j’avais voulu les vivre sans y parvenir. J’ai aimé et haï comme tout le monde, mais pour tout le monde cela a été normal et instinctif, et pour moi ce fut toujours l’exception, le choc, la soupape, le spasme. Viens, ô nuit, apaise-moi, et noie mon être en tes eaux. Affectueuse de l’Au-Delà, maîtresse du deuil infini, Mère suave et antique des émotions non démonstratives, sœur aînée, vierge et triste aux pensées décousues, fiancée dans l’éternelle attente de nos desseins inachevés, avec la direction constamment abandonnée de notre destin, notre incertitude païenne et sans joie, notre faiblesse chrétienne sans foi, notre bouddhisme inerte, sans amour pour les choses et sans extases, notre fièvre, notre pâleur, notre impatience de faibles, notre vie, ô mère, notre vie perdue… Je ne sais pas sentir, je ne sais pas être humain, vivre en bonne intelligence au sein de mon âme triste avec les hommes mes frères sur la terre. Je ne sais pas être utile fût-ce dans mes sensations, être pratique, être quotidien, net avoir un poste dans la vie, avoir un destin parmi les hommes, avoir une œuvre, une force, une envie, un jardin, une raison de me reposer, un besoin de me distraire, une chose qui me vienne directement de la nature. Pour cette raison sois-moi maternelle, ô nuit tranquille… Toi qui ravis le monde au monde, toi qui est la paix, toi qui n’existes pas, qui n’est que l’absence de la lumière, toi qui n’est pas une chose, un lieu, une essence, une vie, Pénélope à la toile, demain défaite, de ton obscurité, Circé irréelle des fébriles, des angoissés sans cause, viens à moi, ô nuit, tends-moi les mains, et sur mon front, ô nuit, sois fraîcheur et soulagement. Toi, dont la venue est si douce qu’elle paraît un éloignement, dont le flux et le reflux des ténèbres, quand la lune respire doucement, ont des vagues de tendresse morte, un froid de mers de songe, des brises de paysages irréels pour l’excès de notre angoisse… Toi, et ta pâleur, toi, plaintive, toi, toute liquidité, arôme de mort parmi les fleurs, haleine de fièvre sur les bords, toi, reine, toi, châtelaine, toi, femme pâle, viens… Tout sentir de toutes les manières, tout vivre de toutes parts, être la même chose de toutes les façons possibles en même temps, réaliser en soi l’humanité de tous les moments en un seul moment diffus, profus, complet et lointain… J’ai toujours envie de m’identifier à ce avec quoi je sympathise et toujours je me mue, tôt ou tard, en l’objet de ma sympathie, pierre ou désir, fleur ou idée abstraite, foule ou façon de comprendre Dieu. Et je sympathise avec tout, je vis de tout en tout. Les hommes supérieurs me sont sympathiques parce qu’ils sont supérieurs, et sympathiques les hommes inférieurs parce qu’ils sont supérieurs aussi parce que le fait d’être inférieur est autre chose qu’être supérieur, et partant c’est une supériorité à certains moments de la vision. Je sympathise avec certains hommes pour leurs qualités de caractère, et avec d’autres je sympathise pour leur manque de ces qualités, et avec d’autres encore je sympathise par sympathie pure et il y a des moments absolument organiques qui embrassent toute l’humanité. Oui, comme je suis monarque absolu dans ma sympathie, il suffit qu’elle existe pour qu’elle ait sa raison d’être Je presse contre mon sein haletant, en une étreinte émue (dans la même étreinte émue), l’homme qui donne sa chemise au pauvre qu’il ne connaît pas, le soldat qui meurt pour sa patrie sans savoir ce qu’est la patrie, et le matricide, le fratricide, l’incestueux, le suborneur d’enfants, le voleur de grand chemin, le corsaire des mers, le pickpocket, l’ombre aux aguets dans les venelles – ils sont tous ma maîtresse favorite au moins un instant dans ma vie. Je baise sur les lèvres de toutes les prostituées, sur les yeux je baise tous les souteneurs, aux pieds de tous les assassins gît ma passivité, et ma cape à l’espagnole couvre la retraite de tous les voleurs. Tout être est la raison de ma vie. J’ai connu tous les crimes, j’ai vécu à l’intérieur de tous les crimes (je fus moi-même, ni tel ou tel dans le vice, mais le propre vice incarné qu’entre eux ils pratiquèrent, et de ces heures j’ai fait l’arc de triomphe suprême de ma vie). Je me suis multiplié pour m’éprouver, pour m’éprouver moi-même il m’a fallu tout éprouver. j’ai débordé, je n’ai fait que m’extravaser, je me suis dévêtu, je me suis livré, et il est en chaque coin de mon âme un autel à un dieu différent. Les bras de tous les athlètes m’ont étreint subitement féminin, et à cette seule pensée j’ai défailli entre des muscles virtuels. Ma bouche a reçu les baisers de toutes les rencontres, dans mon cœur se sont agités les mouchoirs de tous les adieux, tous les appels obscènes du geste et des regards me fouillent tout le corps avec leur centre dans les organes sexuels J’ai été tous les ascètes, tous les parias, tous les oubliés et tous les pédérastes – absolument tous (il n’en manquait pas un) rendez-vous noir et vermeil dans les bas-fonds infernaux de mon âme ! (Freddie, je t’appelais Baby, car tu étais blond et blanc, et je t’aimais, de combien d’impératrices présomptives et de princesses détrônées tu me tins lieu !) Mary, avec qui je lisais Burns en des jours tristes comme la sensation d’être vivant, Tu ne sais guère combien d’honnêtes ménages, combien de familles heureuses ont vécu en toi mes yeux mon bras autour de ta taille et ma conscience flottante, leur vie paisible, leurs maisons de banlieue avec jardin, leurs half-holidays inopinés… Mary, je suis malheureux… Freddie, je suis malheureux… Oh, vous tous, tant que vous êtes, fortuits, attardés, combien de fois avez-vous pu penser à penser à moi, mais sans le faire ? Ah, comme j’ai peu compté dans votre vie profonde, si peu en vérité – et ce que j’ai été, moi, ô mon univers subjectif, ô mon soleil, mon clair de lune, mes étoiles, mon moment, ô part externe de moi perdue dans les labyrinthes de Dieu ! Tout passe, toutes les choses en un défilé qui m’est intérieur, et toutes les cité du monde en moi font leur rumeur… Mon cœur tribunal, mon cœur marché, mon cœur salle de Bourse, mon cœur comptoir de banque, mon cœur rendez-vous de toute l’humanité, Mon cœur banc de jardin public, auberge, hôtellerie, cachot numéroté (Aqui estuvo el Manolo en visperas de ira ao patibulo) (1) mon cœur club, salon, parterre, paillasson, guichet, coupée, pont, grille, excursion, marche, voyage, vente aux enchères, foire kermesse, mon cœur œil-de-bœuf, mon cœur colis, mon cœur papier, bagage, satisfaction, livraison mon cœur marge, limite, abrégé, index, eh là, eh là, eh là, mon cœur bazar. Tous les amants se sont baisés dans mon âme, tous les clochards ont dormi un moment sur mon corps, tous les méprisés se sont appuyés un moment à mon épaule, ils ont traversé la rue à mon bras, tous les vieux et tous les malades, et il y eut un secret que me dirent tous les assassins. (Celle dont le sourire suggère la paix que je n’ai pas et don la façon de baisser les yeux fait un paysage de Hollande avec les femmes coiffées de lin et tout l’effort quotidien d’un peuple pacifique et propre… Celle qui est la bague laissée sur la commode et la faveur coincée en refermant le tiroir, faveur rose, ce n’est pas la couleur que j’aime, mais la faveur coincée tout de même que je n’aime pas la vie, mais c’est la sentir que j’aime… Dormir ainsi qu’un chien errant sur la route, au soleil, définitivement étranger au restant de l’univers, et que les voitures me passent sur le corps.) J’ai couché avec tous les sentiments, j’ai été souteneur de toutes les émotions, tous les hasards des sensations m’ont payé à boire, j’ai fait de l’œil à toutes les raisons d’agir, j’ai été la main dans la main avec toutes les velléités de départ, fièvre immense des heures ! Angoisse de la forge des émotions ! Rage, écume, l’immensité qui ne tient pas dans mon mouchoir, la chienne qui hurle la nuit, la mare de la métairie qui hante mon insomnie, le bois comme il était le soir, quand nous nous y promenions, la rose, la broussaille indifférente, la mousse, les pins, la rage de ne pas contenir tout cela, de ne pas suspendre tout cela ô faim abstraite des chose, rut impuissant des minutes qui passent orgie intellectuelle de sentir la vie ! Tout obtenir par suffisance divine – les veilles, les consentements, les avis, les choses belles de la vie – le talent, la vertu, l’impunité, la tendance à reconduire les autres chez eux, la situation de passager, la commodité d’embarquer tôt pour trouver une place, et toujours il manque quelque chose, un verre, une brise, une phrase, et la vie fait d’autant plus mal qu’on a plus de plaisir et qu’on invente d’avantage. Pouvoir rire, rire, rire, effrontément, rire comme un verre renversé, fou absolument du seul fait de sentir, rompu absolument de me frotter contre les choses, blessé à la bouche pour avoir mordu aux choses, les ongles en sang pour m’être cramponné aux choses, et qu’ensuite on me donne la cellule qu’on voudra et j’aurai des souvenirs de la vie. Tout sentir de toutes les manières, avoir toutes les opinions , être sincère en se contredisant chaque minute, se déplaire à soi-même en toute liberté d’esprit, et aimer les choses comme Dieu. Moi, qui suis plus frère d’un arbre que d’un ouvrier, moi, qui sens davantage la feinte douleur de la mer qui bat sur la grève que la douleur réelle des enfants que l’on bat (ah, comme cela doit sonner faux ; pauvres enfants que l’on bat, mais aussi pourquoi faut-il que mes sensations se bousculent à si vive allure ?) Moi, enfin, qui suis un dialogue continu à haute voix, incompréhensible, au cœur de la nuit dans la tour, lorsque les cloches oscillent vaguement sans que nul ne les touche et qu’on souffre de savoir que la vie se poursuivra demain. Moi, enfin, littéralement moi, et moi métaphoriquement aussi, moi, le poète sensationniste, envoyé du Hasard aux lois irrépréhensibles de la Vie moi, le fumeur de cigarettes par adéquate profession, l’individu qui fume l’opium, qui prend de l’absinthe, mais qui, enfin, aime mieux penser à fumer de l’opium plutôt que d’en fumer et qui trouve que de lorgner l’absinthe à boire a plus de goût que de la boire… Moi, ce dégénéré supérieur sans archives dans l’âme, sans personnalité avec valeur déclarée, moi, l’investigateur solennel des chose futiles, moi qui serais capable d’aller vivre en Sibérie pour le seul plaisir de prendre cette idée en aversion, et qui trouve indifférent de ne pas attacher d’importance à la patrie, parce que je n’ai pas de racine, comme un arbre, et que par conséquent je suis déraciné… moi, qui si souvent me sens aussi réel qu’une métaphore, qu’une phrase écrite par un malade dans le livre de la jeune fille qu’il a trouvé sur la terrasse, ou qu’une partie d’échecs sur le pont d’un transatlantique, moi, la bonne d’enfants qui pousse les perambulators dans tous les jardins publics, moi, le sergent de ville qui l’observe, arrêté derrière elle, dans l’allée, moi, l’enfant dans la poussette, qui fait des signaux à son inconscience lucide avec un hocher à grelots. Moi, le paysage au fond de tout cela, la paix citadine fondue à travers les arbres du jardin public, moi, ce qui les attend tous au logis, moi, ce qu’ils trouvent dans la rue, moi, ce qu’ils ne savent pas d’eux-mêmes, moi, cette chose à quoi tu penses – et ton sourire te trahit – moi, le contradictoire, l’illusionnisme, la kyrielle, l’écume, l’affiche fraîche encore, les hanches de la Française, le regard du curé, le rond-point où les rues se croisent et où les chauffeurs dorment contre les voitures, la cicatrice du sergent à mine patibulaire, la crasse sur le collet du répétiteur malade qui rentre à la maison, la tasse dans laquelle buvait toujours le tout-petit qui est mort, celle dont l’anse est fêlée (et tout cela tient dans un cœur de mère et l’emplit)… moi, la dictée de français de la petite qui tripote ses jarretelles, moi, les pieds qui se touchent sous la table de bridge avec le lustre au plafond, moi, la lettre cachée, la chaleur du fichu, le balcon avec la fenêtre entrouverte, la porte de service où la bonne avoue son faible pour un cousin, ce coquin de José qui avait promis de venir et qui a fait faux bond, alors qu’on avait préparé un bon tour à lui jouer… Moi, tout cela, et, en sus de cela, tout le reste du monde… Tant de choses, les portes qui s’ouvrent, et la raison pour laquelle elles s’ouvrent, et les choses qu’ont faites les mains qui ouvrent les portes… Moi, le malheur – crème de toutes les expressions, l’impossibilité d’exprimer tous les sentiments, sans qu’il y ait une pierre au cimetière pour le frère de cette foule, et ce qui semble ne rien vouloir dire veut toujours dire quelque chose… Oui, moi, l’officier mécanicien de la marine qui suis superstitieux comme une brave campagnarde, et qui porte monocle afin de ne pas ressembler à l’idée réelle que je me fais de moi, qui mets parfois trois heures à m’habiller sans d’ailleurs trouver cela naturel, mais je le trouve métaphysique et si l’on frappe à ma porte je me fâche, pas tellement parce qu’on interrompt mon nœud de cravate que pour le fait de constater que la vie passe… Oui, enfin, moi le destinataire des lettres cachetées, la malle aux initiales détériorées, l’intonation des voix que l’on entendrait plus – Dieu garde tout cela en son Mystère, et parfois nous l’éprouvons et la vie tout à coup se fait pesante et il fait très froid plus près que le corps. Brigitte, la cousine de ma tante, le général dont elles parlaient – général au temps où elles étaient petites – et la vie était guerre civile à tous les tournants… Vive le mélodrame où Margot a pleuré ! Les feuilles sèches tombent à terre régulièrement Mais le fait est que c’est toujours l’automne à l’automne, après quoi vient l’hiver fatalement et il n’est pour conduire la vie qu’un chemin, la vie même… Ce vieillard insignifiant, mais qui pourtant a connu les romantiques, cet opuscule politique du temps des révolutions constitutionnelles, et la douleur que laisse tout cela, sans qu’on en sache la raison, ni qu’il y ait pour tout pleurer d’autre raison que de le sentir. Je tourne tous les jours à l’angle de toutes les rues, et dès que je pense à une autre chose, c’est à une autre que je pense. Je ne me soumets que par atavisme et il y a toujours des raisons d’émigrer pour qui n’est pas alité. Des terrasses de tous les cafés de toutes les villes accessibles à l’imagination, j’observe la vie qui passe, sans bouger je la suis, je lui appartiens sans tirer un geste de ma poche ni noter ce que j’ai vu pour ensuite faire semblant de l’avoir vu. Dans l’automobile jaune passe la femme définitive de quelqu’un, auprès d’elle je vais à son insu. Sur le premier trottoir ils se rencontrent par un hasard prémédité, mais dès avant leur rencontre j’étais déjà la avec eux. Il n’est moyen pour eux de m’esquiver, pas moyen que je me trouve pas en tout lieu. Mon privilège est un tout (brevetée, sans garantie de Dieu, mon Âme). J’assiste à tout et définitivement. Il n’est bijou de femme qui ne soit acheté par moi et pour moi, il n’est d’intention d’espérer qui ne soit mienne de quelque façon, il n’est de résultat de conversation qui ne soit mien par hasard. Il n’est son de cloche à Lisbonne il y a trente ans, il n’est soirée du Théatre San Carlos il y en a cinquante, qui ne soit mien par gentillesse déposée. J’ai été élevé par l’Imagination, j’ai toujours cheminé avec elle la main dans la main, j’ai toujours aimé, haï, parlé et pensé dans cette perspective, et tous mes jours s’encadrent à cette croisée, et toutes les heures paraissent miennes de cette façon. Chevauchée explosive, explosée, comme une bombe qui éclate, Chevauchée éclatant de tous côtés en même temps, Chevauchée au-dessus de l’espace, saut par-dessus le temps, bondis, cheval électron-ion, système solaire en raccourci, au sein de l’action des pistons, hors de la rotation des volants. Dans les pistons, converti en une vitesse abstraite et folle, je ne suis que fer et vitesse, va-et-vient, folie, rage contenue, lié à la piste de tous les volants je tournoie des heures fabuleuses et tout l’univers grince, craque et en moi s’estompe. Ho-ho-ho-ho-ho! De plus en plus avec l’esprit en avant du corps, en avant de la propre idée rapide du corps projeté, avec l’esprit qui suit en avant du corps, ombre, étincelle, hé-là-ho-ho…Hélàhoho… Toute l’énergie est la même et toute la nature est identique… La sève de la sève des arbres est la même énergie que celle qui met en branle les roues de la locomotive, les roues du tramway, les volants des diésels, et une voiture tirée par des mules ou marchant à l’essence obéit à une même force. Fureur panthéiste de sentir en moi formidablement, avec tous mes sens en ébullition, tous mes pores fumants, que tout n’est qu’une unique vitesse, qu’une unique énergie, qu’une unique ligne divine de soi à soi, chuchotant dans la fixité des violences de vitesse démente… Ave, salve, vive la véloce unité de toute chose ! Ave, salve, vive l’égalité de tout en flèche ! Ave, salve, vive la grande machine de l’univers ! Ave, vous qui ne faites qu’un, arbres, machines, lois ! Ave, vous qui ne faites qu’un, vers de terre, pistons, idées abstraites, la même sève vous emplit, la même sève vous transforme, la même chose vous êtes, et le reste est extérieur et faux, le reste, tout le statique qui demeure dans les yeux fixes, mais non dans mes nerfs moteur à explosion à huiles lourdes ou légères, non dans mes nerfs qui sont toutes les machines, tous les systèmes d’engrenage, non dans mes nerfs locomotive, tram, automobile, batteuse à vapeur, dans mes nerfs machine maritime, diésel, semi-diesel, Campbell, dans mes nerfs installation absolue à la vapeur, au gaz, à l’huile, à l’électricité, machine universelle actionnée par les courroies de tous les moments ! Tous les matins sont le matin et la vie. Toutes les aurores brillent au même endroit : l’Infini… Toutes les joies d’oiseaux viennent du même gosier, tous les tremblements de feuille sont du même arbre, et tous ceux qui se lèvent tôt pour aller travailler vont de la même maison à la même usine par le même chemin… Roule, grande boule, fourmilière de consciences, terre roule, teintée d’aurore, chapée de crépuscule, d’aplomb sous les soleils , nocturne roule dans l’espace abstrait, dans la nuit à peine éclairée, roule… Dans ma tête je sens la vitesse de la rotation de la terre, et tous les pays et tous les vivants tournent en moi, envie centrifuge, fureur d’escalader le ciel jusqu’aux astres, bats à coups redoublés contre les parois internes de mon crâne, parsème d’aiguilles aveugles toute la conscience de mon corps, mille fois fais-moi lever et me diriger vers l’Abstrait, vers l’introuvable, et là sans restrictions aucunes, vers l’invisible But – tous les point où je ne suis pas – et simultanément… Ah, n’être ni arrêté ni en mouvement, ah, n’être ni debout ni couché, ni éveillé ni endormi, ni ici ni en un autre point quelconque, résoudre l’équation de cette prolixe inquiétude, savoir où me coucher afin de me promener dans toutes les rues… Ho-ho-ho-ho-ho-ho-ho Chevauchée ailée de moi par-dessus toutes les choses, chevauchée brisée de moi par-dessous toutes les choses, chevauchée ailée et brisée de moi à cause de toutes les choses… Hop ! là, plus haut que les arbres, hop !là plus bas que les étangs, hop ! là contre les murs, hop, là que je m’écorche contre les troncs, hop ! là dans l’air, hop ! là, dans le vent, hop ! là, hop ! là, sur les plages, avec une vitesse croissante, insistante, violente, hop ! là[U2] , hop ! là, hop ! là, hop ! là… Chevauchée panthéiste de moi à l’intérieur de toutes les choses, chevauchée énergétique à l’intérieur de toutes les énergies, chevauchée de moi à l’intérieur du charbon qui se consume, de la lampe qui brûle, clairon clair du matin au fond du demi-cercle froid de l’horizon, clairon ténu, lointain comme des drapeaux vagues éployés au-delà du point où sont visibles les couleurs… Clairon tremblant, poussière en suspens, où la nuit cesse, poudre d’or en suspens au fond de la visibilité… Chariot qui grince limpidement, vapeur qui siffle, grue qui commence à tourner, sensible à mon oreille, toux sèche, écho des intimités de la maison, léger frisson matinal dans la joie de vivre, éclat de rire soudain voilé par la brume extérieure je ne sais comme midinette vouée à un plus grand malheur que le matin qu’elle sent, ouvrier tuberculeux touché de l’illusion du bonheur à cette heure inévitablement vitale où le relief des choses est doux, net et sympathique, où les murs sont frais au contact de la main, et où les maisons ouvrent çà et là des yeux aux rideaux blancs. Tout le matin est une colline qui oscille,
*** Et tout s’achemine vers l’heure pleine de lumière où les nuages baissent les paupières et rumeur trafic charrette train moi je sens soleil retentit Vertige de midi aux moulures à vertige – soleil des cimes et nous…de ma maison striée, du tournoiement figé de ma mémoire à sec, de la brumeuse lueur fixe de ma conscience de vivre. Rumeurs trafic charrette train autos je sens soleil rue, feuillards cageots trolley boutique rue vitrines jupes yeux rapidement caniveaux charrettes cageots rue traverser rue promenades boutiquiers « pardon » rue rue en promenade à travers moi qui me promène à travers la rue en moi tout miroir ces boutiques -ci dans les boutiques dans ces boutiques-là la vitesse des autos à l’envers dans les glaces obliques des vitrines, le sol en l’air le soleil sous les pieds rue rigoles fleurs en corbeille rue mon passé rue frissonne camion rue je ne me souviens pas rue Moi tête baissée au centre de ma conscience de moi rue sans pouvoir trouver une seule sensation à chaque fois rue rue en arrière et en avant sous mes pieds rue en x en Y en Z au creux de mes bras rue à travers mon monocle en cercles de petit cinématographe, kaléidoscope en nettes courbes brisées rue. Ivresse de la rue et de tout sentir voir entendre en même temps. Battement des tempes au rythme des allées et venues simultanées. Train brise-toi en heurtant le parapet de la voie de garage ! Navire cingle droit au quai et contre lui fends-toi ! Automobile conduite par la folie de tout l’univers précipite-toi au fond de tous les précipices et dans un grand choc, trz, au fond de mon cœur déchire-toi ! A moi, tous les objets projectiles ! A moi, tous les objets directions ! A moi, tous les objets invisibles à force de vitesse ! Battez-moi, transpercez-moi, dépasser-moi ! C’est moi qui me bats, qui me transperce, qui me dépasse ! La rage de tous les élans se referme en cercle-moi ! Hélà-hoho, train, automobile, aéroplane, mes désirs maladifs, vitesse, incorpore-toi à toutes les idées, cramponne tous les songes et broie-les, roussis tous les idéaux humanitaires et utiles, renverse tous les sentiments normaux, convenables, concordants, empoigne dans la rotation de ton volant vertigineux et lourd les corps de toutes les philosophies, les tropes de tous les poèmes écharpille-les et demeure seule, volant abstrait dans les airs, rue métallique, seigneur suprême de l’heure européenne. Allons, et que la chevauchée n’ait point de fin, fût-ce en Dieu !
***
J’ai mal, je ne sais comme, à l’imagination, mais c’est là que j’ai mal, en moi décline le soleil au haut du ciel. Le soir a tendance à tomber dans l’azur et sur mes nerfs. Allons, ô chevauchée, qui d’autres vas-tu devenir ? Moi qui, véloce, vorace, glouton de l’énergie abstraite, voudrais manger, boire, égratigner et écorcher le monde, moi à qui suffirait de fouler l’univers aux pieds, de le fouler, le fouler, le fouler jusqu’à l’insensibilité… je sens, moi, que tout ce que j’ai désiré est resté en deçà de mon imagination que tout s’est dérobé à moi, bien que j’ai tout désiré. Chevauchée à bride abattue par-dessus toutes les cimes, chevauchée désarticulée plus bas que tous les puits, chevauchée au vol, chevauchée flèche, chevauchée pensée-éclair, chevauchée moi, chevauchée moi, chevauchée l’univers-moi. Hélàhoho-o-o-o-o-o-o-o… Mon être élastique, ressort, aiguille, trépidation…
Fernando Pessoa
Garder l’espoir m’aime en illusion pour ne rien salir c’est tout ce qui est du à l’enfant . Surtout quand l’Epoque en se voulant sincère a été d’une santé éblouissante, je veux lui laisser sa vérité de santé. N’être plus fait partie intégrante du courant de la vie Elle restera, surtout pas ternir sa couleur
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