LA JOURNÉE AU SOLEIL PAR CLAUDE ROY


LA JOURNÉE AU SOLEIL PAR CLAUDE ROY

La mer dès le matin avait tant à nous dire

Je n’écoutais que toi Elle avait beau fourrer son museau dans mes mains

rabâcher son histoire sauter à notre cou, nous mordre, nous lécher

pour elle j’étais sourd

Je n’écoutais que toi ton souffle ton odeur

ta façon d’être là ton corps qui se baignait dans l’écume du lit

tes seins de magnolia Je plongeais replongeais dans ta tiédeur salée

et je perdais haleine

La mer et le soleil à n’en jamais finir avaient beau chuchoter faufiler leurs chansons à travers la persienne je n’écoutais que toi

Avant de s’endormir les amants au long cours le soleil en allé

dans le noir en parlant font de leur alentour un jardin plein d’allées

Ils y marchent longtemps ayant doucement dit

au cœur opérateur de rejouer pour eux le film au ralenti

de leur ancien bonheur

Pellicule rayée et qui se décolore

jadis s’est transmué à l’envers du présent si parlant et sonore

en cinéma muet

Mais les amants voguant au fil de la nuit lente bras dessus bras dessous

aiment ce cinéma que la mémoire invente et le soleil dissout

J’étais plus que la mer entêté à te mordre toi plus nue dans mes bras

que la mer et le ciel et le vent et la mer toi qui n’étais que toi.

Claude Roy

BESTIAIRE DES AMANTS


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BESTIAIRE DES AMANTS

Amants endormez-vous après de tendres soins serrez-vous aimez-vous vos rêves iront loin Bien au-delà du jour au profond du sommeil du bon-chaud de l’amour renaîtra le soleil
Un écureuil viendra Entre vos deux orteils un lézard glissera Tous vos amis de nuit la loutre et le renard le chat et la fourmi accourront sans retard à pas feutrés de
rêve jusqu’au chant de l’alouette et se mélangeront sans mordre ni crier au jaune hérisson à la fauvette huppée Les hôtes amicaux

viendront à pas feutrés

jusqu’au cocorico

d’un grand coq très distrait

qui chassera enfin

cette ménagerie

que la soif ni la faim

n’auront jamais surpris

Sur la main de l’enfant aimée un rossignol vient et se pose (La gazelle viendrait aussi mais elle a peur et elle n’ose)

La truite et le chien de mer

s’en vont naviguant de conserve

Le toucan l’étoile de mer

restent tous deux sur la réserve

Devant le bélier qui insiste

pour que le chat touche à ses cornes

ne sachant trop si elle existe

longuement pleure la licorne

La taupe et le corbeau

s’en vont à petits pas

Le renard les chevaux

marchent tout près du rat

et la chauve-souris

veille sur la dormeuse

tandis qu’une perdrix

lui chante une berceuse

La girafe et le chien

le lion le pangolin

le zèbre et la vigogne

flairent les endormis les lèchent doucement et parlent en amis aux fidèles amants qui s’éveillent enfin lorsque le réveil sonne et leur rend leur matin de vraies grandes
personnes..

Claude Roy

CONTRE-TEMPS


CONTRE-TEMPS

Les racines du vent se glissent dans un cœur se nourrissent d’un sang encore embué de nuit et ramènent au jour ombragé de douleur un enfant ébloui

Soleil dans ses yeux purs jette ton sable d’or et tes pigeons de neige au front du bel enfant éclabousse de feu le trébuchant essor de l’ange adolescent

Le soleil et le vent ont des philtres trompeurs pour écarter de nous les menaces du temps La mer chante à ses pieds quand Narcisse se meurt et plonge à contre-temps

La mer chante à ses pieds et tresse son écume sa broderie jaunie de sable et de limon comme au ciel du sommeil une étoile s’allume lorsque nous nous aimons

Écartez-vous marins des rivages menteurs où chante la sirène aux flancs de goémons La plage et ses détours le sable et sa torpeur sont pièges du démon

Ainsi que le soleil ou sa flamme caresse et blesse ou bien guérit le nageur incertain ainsi de notre mort qui ralentit ou presse le pas de nos destins

Il ne faut pas tromper les cavaliers du sort et leurs chevaux légers comme l’écume au vent Ne passez pas le temps à mentir à la mort c’est un jeu décevant

Ne passez pas vos jours à vous passer de vie Ne passez pas l’amour à vous passer de temps Ne passez pas le temps à attendre la nuit ni les neiges d’antan

Car votre mort en vous se moque de vos pièges et se glisse au serré du plus tendre baiser remonte à la surface et plus vive que liège plus souple que l’osier

s’empare de ce cœur qui se croyait léger l’alourdit le surprend le presse et le défait et fait de ce vivant de vivre soulagé un mort très stupéfait.

Claude Roy

LES VAGUES DE LA MER


LES VAGUES DE LA MER

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Le tumulte du vent les vagues de la mer l’appel intermittent des sirènes du feu le grand vent et le froid les neiges de l’hiver tout me ramène à vous compagnons du grand
jeu

Les bottes de Poucet oublieuses des guerres tricotent leur chemin malgré les conquérants L’amour et l’amitié ont d’autres planisphères que les plaines de sang où crient
les loups errants

Je vous entends la nuit je vous attends le jour

mes amis qui parlez dans vos prisons de vent

je tends vers vous mes mains mes doigts tremblants et

gourds mes mains que trop de morts disputent aux vivants

Les cités englouties mènent au fond des eaux une lente et pesante et ténébreuse vie J’entends sonner pourtant dans la plainte des flots les cloches de Fingal encore
inasservies

Les lames sans répit déferleront sur nous qu’importe à celui-là dont le cœur est fidèle Laissons glisser les eaux laissons hurler les loups Liberté dans la
nuit les cloches parlent d’Elle.

Claude Roy

ENCORE UN JOUR


ENCORE UN JOUR

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Encore un jour où je t’attends où je m’accrois et me découvre au gré de l’hôte intermittent et des portes que ferme et ouvre le temps en moi passant le temps Encore un
jour encore un ciel vole un oiseau qui ne sait pas l’aveugle absence et le noir miel qui se mûrit dans notre en-bas

Encore un jour et son soleil La mer se déchire à l’avant mais à l’arrière l’écume veille et recoud vite l’océan Un jour perdu joie qui s’envole et qui s’en va sans
rien donner Où est le nord sur ma boussole Compte sur tes doigts les années Il faudrait convenir d’un signe pour s’appeler de vie à mort un mot de passe entre les lignes un fil
lancé de bord à bord

Il faudrait le dire à voix basse et tu serais entre mes bras ma bien lointaine ma tant lasse ma très absente et toujours là

Combien de temps nous faudra-t-il pour retrouver nos jours perdus comme un parfum qui se faufile si j’ouvre un livre déjà lu Vent qui me joue vent décevant partagerons-nous notre
mort ainsi du lit et des draps blancs où l’autre et l’un glisse un seul corps

 

Claude Roy

LE POSEUR DE QUESTIONS


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LE POSEUR DE QUESTIONS

 

Très loin, dans le dedans de mon écorce chaude, dans le noir embrouillé des veines et du sang, le poseur de questions tourne en rond, tourne et

rôde : il veut savoir pourquoi tous ces gens ces passants ?

Le mort que je serai s’étonne d’être en vie, du chat sur ses genoux qui ronronne pour rien, du grand ciel sans raison, du gros vent malappris qui bouscule l’ormeau et se calme pour
rien.

Un cheval roux pourquoi ? Pourquoi un sapin vert ? Et pourquoi ce monsieur qui fait une addition, qui compte : un soleil, deux chiens, trois piverts, qui compte sur ses doigts pleins de
suppositions ?

Il compte sur ses doigts, mais perd dans ses calculs sa raison de compter, sa raison de rêver, sa raison d’être là, tout pesant de scrupules, et d’être homme vivant sans
qu’on l’ait invité.

Claude Roy

 

AMOUR


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AMOUR

Les bidons du laitier le chant du rossignol le grondement lointain du métro souterrain n’éveillent pas les morts dormant à l’entresol

Roméo Roméo Juliette tend la main

Orphée cherche Eurydice en vain dans le couloir

mais le réveil sonne et c’est déjà demain

et c’est déjà ce soir et déjà Paris-Soir

déjà le résultat des courses du destin

et déjà l’apéro que l’on siffle au comptoir

Le boulanger distrait colle un ticket de pain Tristan appelle Iseut mais Tristan perd son temps et la Mort en bâillant s’en va clopant-clopin.

La Mort s’en va Quand on est mort c’est pour

longtemps Mais moi j’ai dans mes bras une fille endormie à qui je fais l’amour sorte de passe-temps

Mais moi j’ai dans mes bras une fille endormie.

 

Claude Roy

LA RIVIÈRE ENDORMIE


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LA RIVIÈRE ENDORMIE

Dans son sommeil glissant l’eau se suscite un songe un chuchotis de joncs de roseaux d’herbes lentes et ne sait jamais bien dans son dormant mélange où le bougeant de l’eau cède
au calme des plantes

La rivière engourdie par l’odeur de la menthe dans les draps de son lit se retourne et se coule Mêlant ses mortes eaux à sa chanson coulante elle est celle qu’elle est surprise
d’être une autre

L’eau qui dort se réveille absente de son flot écarte de ses bras les lianes qui la lient déjouant la verdure et l’incessant complot qu’ourdissent dans son flux les algues
alanguies.

Claude Roy