ALPHABET DE LA DEPOSSESSION


ALPHABET DE LA DÉPOSSESSION

CHEMIN

Je marche à la conquête d’oxygène sur des chemins déjà trop balisés. J’ai dans mon sac le nécessaire pour survivre une heure ou deux, pas plus. Les routes les
mieux fréquentées sont au-dessus de moi avec leurs fumeux sillages qui seront vite dispersés pour s’inscrire sur les seuls radars. Il reste quelques champignons sur les
bas-côtés du rêve mais la plupart sont vénéneux. D’autres solitaires vont marcher plus loin, plus haut, dans ces pays où l’air est rare et la graisse rance. Es
rapportent de leurs expéditions des albums de visages grimaçants, quelquefois de sourires auxquels manquent des dents.

DÉPOSSESSION

Ce soir les enfants jouent dans l’herbe. Ils ne croient pas à la mort, et la nuit se fait complice des beaux éclats de rire. Présente dans la maison, leur grand-mère a
choisi d’être invisible. Les enfants savent son goût pour les voyages. « Elle accompagne, pensent-ils, l’exil des hirondelles au moment où l’été pâlit.
Dès le printemps, elle sera de retour avec les fleurs que nous lui apporterons près de la petite église où, le dimanche, elle s’ennuyait un peu à écouter le
prêtre bégayer dans son sermon. » Cette nuit les enfants joueront dans leur sommeil et, en rêve, ils entendront cette grand-mère leur murmurer à l’oreille: «
Comment pouviez-vous croire que je vous quitterais un jour? »

24 septembre 1988

ÉRAFLURE

L’éraflure est notre lot. Nous voilà superficiels jusque dans la blessure. L’écorché vif n’est plus de mise et la grande douleur se cultive en secret. Tout se raye, crisse
et s’écaille sur la chair, la tôle et le bois: partitions de nos maladresses, de nos gestes inaboutis. Où sont les grands iconoclastes et les sublimes destructeurs? Nous nous
griffons les uns les autres, pareils à des enfants malhabiles qui cherchent leur présence au monde en tâtonnant ; mais ce sont des enfants aux ongles encore tendres. La
futilité de nos coups de patte est à l’image de nos désirs.

FANTAISIE

Pour animer le décor j’écris: le ciel cloue des nuages rapiécés sur l’automne, déchire le tableau où il était mal peint, se noie dans le premier fleuve qui
passe. Pour changer la métaphysique je demande: quelle est la différence entre l’arbre et la pieuvre? Le feu a-t-il moins soif que la terre où il brûle? Est-il bon
d’interdire à la nuit de rêver? Pour me distraire un peu je fais pousser des fleurs dans les yeux des volcans, joue à saute-mouton sur le dos des baleines et prends conseil
auprès des taupes sur la façon de s’enterrer vivant.

FANTÔME

J’ai le choix entre mes fantômes : ceux qui me parlent de billes en terre ou de bateaux en papier, ceux qui pèsent à mes épaules quand je monte l’escalier, blanchissent mes
cheveux, agrippent mes paupières. D’autres, les plus nombreux, essayent de me vendre une mort habitable avec tout le confort souhaité. Ils n’ont ni suaire ni chaîne. Le seul
château qu’ils puissent hanter reste à bâtir avec la pierre de mes rêves. Sans patrie, sans descendance, mes fantômes sont des voleurs d’état civil, des faussaires
de la mémoire.

MASQUE

Besoin d’inventer ma vie, de jouer avec des masques. Les uns sont maculés d’un sang séché d’oubli, les autres, noircis de fumée pour faire écran aux assauts de la
parole. Je tente d’unifier l’horizon où se trament des métamorphoses. Champion de l’aspérité, je combats les paraboles trop lisses, les mensonges trop séduisants. Je
cherche à découvrir l’enfance des typhons, le rhésus des orages. La destruction venue, je me fais l’archéologue du quotidien paisible ou affamé.

MIGRATION

J’abrite un peuple d’oiseaux que la mémoire accompagne sur les flèches des migrations. Ecoutez l’air froissé de plumes qui voyagent. Je prends forme à l’aire d’envol pour me
fondre dans un nuage et pousser l’ouragan vers d’autres continents. Je pars et ne pars pas avec les oies sauvages, les cigognes, les cormorans. La pluie sur un mirage alourdit mon parcours,
mêlant aux équateurs des jardins de banlieue. Je noie mon passeport au fond des hémisphères et je me rêve absent, à peine de retour.

MUR

Les murs sont de nouveaux zèbres, race non répertoriée d’animal que tout code génétique a fui. Sur leur peau se dessine l’alphabet de la colère, la litanie du
désespoir, l’accidentel de l’imaginaire. Leur langage crypté correspond à la seule grille que sécrète le partage d’un esprit éclaté. Qui voudrait être le
berger de ce troupeau de murs au message incompréhensible ? Quand des peuples entiers se découvrent passe-murailles, les murs sont-ils autre chose que les éponges de
l’ennui?

STALACTITE

Paradoxe des stalactites : elles naissent où le mouvement s’interrompt quand leur vie est ce mouvement même. Elles sont l’image aiguë des contraires. Le grain lisse et rugueux
traduit bien ce temps qui les sculpte : il coule en se contractant et remonte à sa source en plongeant vers l’abîme. A regarder les stalactites barrer l’espace du dessous, je vois le
tracé d’existences allant de l’eau à la pierre et de l’air libre à la prison dont nous sommes les architectes.

Jean Orizet

AUX ILES LOYAUTÉ


AUX ILES LOYAUTÉ

Rien ne peut arriver, pense le voyageur, à cette Mélanésienne d’Ouvéa. Dans sa robe mission rouge et blanche, elle est là, fleur d’hibiscus à l’infini, tombée
sur le sable éclatant. Son regard a franchi les récifs du lagon lavande, et plane sur la mer de corail.

Distraitement, elle joue, d’une main, avec trois coquillages et, de l’autre, caresse un petit chien jaune: ils sont des dizaines, dans l’île, qui se ressemblent tous. Au-dessus,
l’alizé fait chanter les palmes. Tout près, un bac, jadis utiLisé pour gagner l’atoll voisin, rouille dans les senteurs d’iode, moins immobile que le temps.

Jean Orizet

HOMME ANNÉE ZÉRO


HOMME ANNÉE ZÉRO

Année
Zéro

Hurlant sur une banquise encore saignante, l’homme cherche sa couronne de soleil.

Tandis que le grès tiédit

l’enfer prend la forme du premier cercle.

Au-delà des paupières de lave, sécher les flèches cathédrales.
Rêver la peur.

Hélices d’une étrave immobile, les frondes poussent le cheval

vers un palimpseste de tibias éclatés, d’ivoires sans bouches.

Sous roche, les mains deviennent

ces parois magiques où chaque silhouette

gomme un lambeau de nuit.

Inventés, les dieux mangeurs de gui.
Adorées les étoiles que le sang désaltère.

Contre l’inconnu de l’éclipsé,

voici qu’une future prison

surgit sous les doigts du tam-tam.

Puis l’éclair, puis le buffle, rythment ce buisson d’instincts.

Aux lames nées d’un cataclysme l’homme, héritier des arbres, affûte la terre langage,

hésite devant les signes croisés qui transpercent le temps, et déchiffre, ébloui, l’énigme sur ses lèvres.

Maintenant la vision grandit mais vers quel pôle: cytoplasme ou planète larme ou pluie d’aérolithes?

Mécanique céleste en route pour l’opacité dans une orchestration de couleurs vénéneuses.

Tracés de villes pétries dans l’ocre.
Pyramides — boussoles de la mémoire.

Horlogère,

une civilisation ajuste sa puissance,

étalonne la magie de l’or,

et meurt empoisonnée par le plomb de ses aqueducs autant que par ses lances étouffées sous l’écaillé.

Longtemps, déluge polychrome.
Séchés, les temples d’os payent tribut aux astres.

A soutenir un ciel vide leurs colonnes ont tari.
Quand l’hémorragie marine investit le désert des socles, les dieux sombrent moutons.

Et le fer avale d’un coup les fleurs sans mâchoires: alliage pour mouvoir un monde qui doit remodeler ses masques,

de nouveaux démons voulant se glisser entre le visage et le masque.

Toccata nucléaire en mémoire de l’eau, montée chromatique essoufflant le cœur des anges.
Nous baignons dans leur sexe inexistant peut-être, voué aux explosions en chaîne ou déjà durci noyau.

Élucider, afin de la combattre,

toute explosion moins précieuse à la nuit.

Fête pour cerveaux-carton

craquelés dans les bals dominateurs d’empires,

dont la cire, au matin, oxyde le flambeau.

Les grands porteurs de germes consacrent une église nouvelle

où le plomb des vitraux devient cet or qui coule entre cuisses d’autoroutes, vers un musée aux précieuses menstrues.
A l’intérieur, les circuits intégrés pullulent sur chaque neurone où se titille le bonheur.

Enfin, la vie sait programmer la mort.
L’homme, plus assuré, divague entre les éveils
Microbe à des années-lumière de lui-même,

il immunise l’espace-temps mieux que toute existence.
Mais revienne l’année zéro pourra-t-il rajeunir l’oubli?

Jean Orizet

L’ENFANT DE DOUGGA


The Roman Capitol at Dougga. A UNESCO heritage site in Tunisia, North Africa
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L’ENFANT DE DOUGGA

La ville de lézards et d’oiseaux, ancienne capitale d’un roi, est, en ce matin d’été, le royaume d’un enfant.

Devant le sanctuaire de Neptune, il devient prêtre; dans le temple de Coelestis, vestale ; aux marches du Capitole, tribun.

Sautillant de dalle en dalle, il traverse le forum, marque le pas sous l’arc de Sévère Alexandre, minuscule Imperator triomphant de sa curiosité.

Au-delà de cette porte inutile, le voici déjà dans l’oliveraie, où il demande à cueillir un rameau chargé de ses fruits ; et la branche en fait, à son insu,
le symbole vivant mais contraire de ce qui tua la cité.

Il marche maintenant vers le théâtre, dont il escalade les gradins. De là-haut, le regard gbsse vers la plaine à blé, providence des légions. Un éclat
éloigné jaillit sous le soleil: « Soc ou lance? » se demande le voyageur.

A la question silencieuse, l’enfant répond à côté: « Allons-nous-en ; il fait trop chaud ici, et tous les gens sont morts.

Jean Orizet


L’HOMME ET SES MASQUES

Paul Rebeyrolle

L’HOMME ET SES MASQUES

L’homme et son cheval aimaient à galoper dans les forêts, l’hiver surtout.
Jamais ils ne se perdaient, même en terrain peu familier: le givre et la neige gardaient trace de leur course, comme les arbres noirs, dont les brindilles basses étaient brisées
au passage.

Quelquefois, ils rencontraient la mort, qui, elle, était perdue mais ne le savait pas.

Il arrivait alors qu’ils lui fissent un brin de conduite, jusqu’à une clairière où le soleil agonisait.

Entre l’heure d’hiver et d’été

une horloge hésite,

comme entre quartz et ressort.

Elle choisira l’oubli acceptera l’exil des sabliers et des clepsydres, là où le temps n’est visible que si on le nourrit.

Sur une cheminée de faux marbre

une pendule arrêtée

se reflète

dans un miroir sans tain

qui renvoie en négatif

à l’homme

l’image faussée

du voyeur.

Et la terre, de peur, engloutit des maisons; et la mer, de colère, avale des bateaux; et le ciel, de tristesse, fait pleurer des orages sur l’écume de nos échecs.

Entre orage et azur, une réalité nette et huilée: murs pour soutenir les maisons, fenêtres pour les éclairer, ascenseurs amoureux de leur cage.

Monde au mouvement d’horloger mais à l’incertaine météorologie.
Ses fissures sont des cheveux d’ange et sa mort sourit aux objectifs après chaque grand séisme.

Dieu ayant inventé l’oiseau,

l’homme inventa la cage.

Dieu ayant inventé l’envol,

l’homme inventa la chute.

Dieu ayant inventé le ciel,

l’homme inventa la terre

et sa banlieue, l’enfer,

avec ses pavillons de briques flammées

où les oiseaux sont rôtis au four

chaque dimanche d’Apocalypse.

Blaireau, savon à barbe, peigne,

allumette pour la première bouffée,

verre pour le premier coup de blanc,

journal à l’encre humide

sont les petits coups de canif matinaux

qui tailladent le visage de l’homme

en route vers l’usine et le bureau

avec sa moisson de cicatrices poussiéreuses.

La foule était rassemblée devant le tribunal pour demander la tête du gendarme meurtrier.
Le président consentit à donner le képi.

Homme

au regard masqué

d’un fruit défendu.

Paradis

ôté par surprise.

Nul

n’entend le bruit de la chute.

Quand les arbres seront en briques et les maisons en feuilles, la nuit sera liquide comme la mer et nous dormirons dans des nids qui auront pris la place des étoiles ; les oiseaux, eux,
travailleront dans les banques, avec les bûcherons.

Ils ne s’aiment pas pour leur beauté

qui est masquée.
Ils ne s’aiment pas pour les mots échangés:

le silence est de règle.
Ils ne s’aiment pas pour les enfants

qu’ils refusent d’avoir.
Ils s’aiment contre la mort

quand elle tire par la manche.

A force de marcher à l’aveuglette l’homme s’invente des voies de garage au fond desquelles rouillent de vieux destins rédigés en latin.

Ce feu qu’il portait en lui,

venait-il d’Apollon

ou de la boîte d’allumettes?

Cette clé, dans sa poche,

servait-elle à ouvrir des horizons

ou à se fermer l’avenir?

Il perdit la boîte et la clé.

Dans son restaurant habituel,

la serveuse lançait, à l’intention de la cuisine:

«
Et un foie bien cuit pour
M.
Prométhée,

un! »

«
De l’azur ou des canons » avait-on proposé à

l’homme qui partait pour la guerre.

Innocent, il choisit l’azur, où sa tête vole encore

sur les traces d’un boulet (version
XVIIIe siècle),

d’un obus (version
XIXe siècle).

d’une fusée (version
XXe siècle).

… satelbte et décervelé.

Mortelles nuits

des métropoles

Couteaux du long sommeil,

pistolets du rêve éternel,

Nirvanas définitifs de l’overdose,

rassemblés

à l’appel strident des sirènes.

De loin

on vit venir les planètes.

Elles sonnaient comme grelots

sur le collier d’un chien.

Les télescopes devinrent leurs amis

et les ordinateurs apprirent

à leur faire la cour,

malgré la méfiance

de l’homme.

Les droits de l’homme ont échoué

dans l’âme d’un canon et l’obus qui les emporte ne sait toujours pas lire.

Sur un cerisier

un oiseau

fait le tour du monde.

Sur le même cerisier,

un poète

fait le tour du temps.

Assis sur leurs chaises

devant les maisons,

les vieillards attendent la mort

en rêvant, sans trop y croire,

qu’elle aura le visage

d’une sirène au corps de jade.

Ils la salueront

en soulevant leur casquette,

avant de lui tendre une main noueuse.

Le soir, les enfants des vieillards

trouvent un peu de sable

sur les chaises vides.

L’eau des yeux de son chat coule à la même profondeur que les prairies de sa poitrine où nul animal n’a vécu

Quand monte un impossible accord entre la cage et la savane il referme d’un coup ses bras sur le fauve déjà gagné à l’étroite civilisation

Quand les hommes

seront devenus des arbres,

les avions des oiseaux,

et les désirs des monuments,

la terre,

ne pouvant plus exploser,

saura bien résister

au choc des autres planètes.

Le vrai visage du gangster

qui attaque une banque

est-il derrière ou devant le masque?

Le vrai visage de l’argent qu’on lui remet sous la menace, est-il derrière les portes du coffre, ou devant?

Ici, on jette le pain par les fenêtres.
Là-bas, ils meurent de faim.

Ici, on jette les voitures contre les arbres.
Là-bas, ils marchent pieds nus dans la poussière.

Ici, on jette des regards d’envie sur la maison du

voisin.

Là-bas, ils n’ont pas de maison.

Le temps était menaçant,

Fantômas aussi.

Il y avait des meurtres

déguisés en suicides,

des rapts maquillés en fugues,

des tortures arrangées

en accidents,

de faux employés du gaz,

de vraies explosions de haine,

des guerres mises à tiédir

à côté de foyers d’insurrection.

Il y avait l’homme

et ses masques.

L’homme est peuplé de qui le connaissent depuis l’enfance.

Maintenant que les portes

n’ont plus de maisons,

les masques n’ont plus besoin

d’hommes,

et chacun se moque éperdument

des bals et des tremblements de

L’Éden

où le lion vivait en paix

avec l’homme.

Chacun, par son regard était le miroir de l’autre,

et leur langage avait encore la forme des grands arbres.

Le monde

s’éveillera-t-il un jour de ses cauchemars?

Quand viendra le moment

d’entrouvrir les rideaux,

verra-t-on l’œuf originel et géant

prêt à écraser la poule,

ou celle-ci acharnée

à crever la coquille de l’œuf.

Jean Orizet

LA PEAU DU MONDE


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LA PEAU DU MONDE

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Sur le fil du désir nous marchons vers un dieu. L’Éternité s’invente à chaque galaxie. Il faudra piétiner les banquises du songe, les vallées de l’espace, les
mondes attiédis et les étoiles rouges où l’agonie s’installe, avant de parvenir au cœur d’un tourbillon, originel chaos préparant le cosmos. L’avenir quotidien saura
peser nos âmes.

Sous l’écorce nous aimions l’arbre et sous l’arbre le vent. Ils voyageaient ensemble et traversaient les fleuves qui offriraient au loin l’élan de leur vigueur. Parfois leur ambition
se perdait dans les sources pour mieux régénérer quelque très vieux désert où s’évaporaient des batailles dont les cris malgré tout étaient encore
humains.

Quelquefois une étoile noire macule nos livres d’images, conférant à la maladresse une saveur d’infini comme ces portulans dont l’imprécision même faisait parfois
surgir tout l’or d’un continent. Lorsque les galions de nos enfances grises auront pillé l’azur et vaincu l’ouragan, nous rentrerons chez nous pour créer des empires au fond de ces
jardins qui nous faisaient si peur.

Bec, ongle, pince et griffe au partage du jour. Un règne lacéré s’installe en nos mémoires où le passé vacille au profit d’un futur à peine immunisé des
à-coups de l’Histoire. Serons-nous les mutants des ruines ou du bruit que font la mort violente et le crime lucide ? Notre goût du bonheur serait-il perverti au point de maquiller
toute vie en suicide?

Cherchant à expliquer comment naît un désert, nous avons commencé par le feu et la pierre, poursuivi par le vent, la silice et le quartz, pour nous perdre en chemin, à
mi-genèse presque, en un autre désert plus vide et plus ancien, bien établi déjà dans son horreur parfaite. Désert civilisé, techniquement au point pour
suicider le rêve et flouer la mémoire.

Mannequins effacés, pâles sorciers du doute, l’alchimie du futur envahit votre nom en diluant la mort dans le sang des vivants. Vous devrez affronter votre substance même où
le poison se mêle à l’élixir du temps. Devien-drez-vous robots, golems ou androïdes assoiffés de revanche en vos corsets de fer ou cellules à venir d’un homme
déjà mûr qui saura, mieux que vous, apprivoiser l’énigme?

Le froid sculpte au hasard des soleils de banquise montés dans le dernier carré d’un ciel vaincu. Un désespoir nous gagne aux fruits mal défendus, certitudes glacées
des vérités acquises. Les planètes balancent en un cosmos qui enfle et nous nous épuisons à le suivre en secret vers les confins d’un dieu surgi de l’improbable,
instant zéro d’un monde ou trop jeune ou trop vieux.

Un cerveau de roi fou boit chaque ciel qui passe au-dessus du chaos mis sur ordinateur. Le progrès bien nourri programme les famines, résiste quelquefois à la greffe du
cœur. Nous autres, courtisans d’un souverain de plume, nous nous habituons aux bonbons de la peur, et quand il nous promet des rasades de lune, notre roi fou se trompe, et de siècle,
et de mœurs.

Nouer le maillon d’eau à son maillon de sable fut longtemps le projet de ces minces pêcheurs qui croyaient au bon vouloir des vagues. Cette harmonie factice et corrodée de sel,
nous l’avons éloignée sur ces bateaux en flammes porteurs de chefs vikings que dissoudrait la nuit. Leur âme calcinée flottait entre deux règnes où se distinguait
mal le présent du futur.

Le temps voyage seul, oubliant les saisons que les grands migrateurs s’échinent à poursuivre en leurs dérives hauturières, poussés par la loi de l’espèce. Le temps
voyage seul, faisant de notre vie une gravitation sans escale. Nous-mêmes deviendrons oies sauvages, cigognes, toujours entre deux nids, entre deux continents, mais notre unique loi sera
la chute libre sur une orbite calculée pour nous maintenir en éveil dans notre rêve de vivants.

Des puits se sont creusés sous nos pas délébiles et nous ont digérés en un silence noir. Depuis, nos voyageons dans les boyaux du monde, sans savoir si le vide ou
l’enfer sont au bout. Cette vie souterraine a collé nos paupières, érodé nos genoux, palmé nos maigres doigts. Nous sommes devenus taupes, racines, larves d’un royaume
inversé où la mort a le temps.

L’oeil d’un dieu est inscrit sur l’iris de nos songes, nous évitant ainsi de mutiler le jour. Statues, temples, autels des religions plausibles continuent de bercer notre fuite en avant.
Nous nous voulions chasseurs et nous sommes la cible d’étranges microscopes aux lentilles de vent. L’examen est clinique et la conclusion vague: on n’apprivoise pas les bacilles du
temps.

La paupière des jours s’est fermée sur la ville, œil cyclopéen soudé au terreau de l’Histoire ou reliefs de festin laissés par les pillards. Nous ne
témoignerons ici que de vestiges arasés par le soc, aplanis par le vent. Si des trésors existent, ils sont noyés d’oxyde et si la vie revient, ce sera en secret. Le
laboureur triomphe en restant immobile de tous les cavaliers jadis maîtres en ces lieux.

Nous tous éparpillés en atomes de glaise croyons à ce noyau qui nous maintient debout, mais tout en ignorant au centre de quel fruit il affermit sa coque et nourrit sa
matière. Certains furent tentés de briser ce noyau afin de déchiffrer le nom et le message. Un éblouissement leur tient lieu de cercueil. Pourtant c’est leur orgueil qui
nous permet de vivre.

L’argile du rempart ne résistera guère au limon de l’Histoire amassé par le Vent. Votre sécurité tombera en poussière, peuples nés de la nuit avec du rouge au
front. Le fleuve coulera sur vos années-lumière, vos enfants, votre blé garniront les tombeaux et l’or de votre foi ne servira, en somme, qu’à creuser un peu plus notre
destin de sourds.

Cette géographie des taches de vieillesse, que nous nous surprenons à lire, quelquefois, sur le dos de nos mains bien à plat sur la table, est semblable, plutôt, à la
cosmographie d’étoiles disparues dont la lumière encore est le paradoxal témoignage de vie. Il faut prendre le temps de mourir en avance pour mieux tendre nos mains aux
tâches du futur.

Un serpent prisonnier du temps devenu pierre savait encore muer, complice des glaciers quand leur fleuve immobile inondait la matière. Il parvint jusqu’à nous ce reptile en dentelles,
mordit notre présent de son venin usé, puis, malgré le sérum que notre ego distille, nous fûmes pétrifiés serpents à notre tour, affublés d’une peau
qui ne convenait guère à cette chair à vif dont nous étions sculptés.

Dans une fête ancienne où l’irréel se danse, sous son masque éborgné d’un regard qui balance, une vérité bouge, une fuite prend corps. S’il fallait peser
l’âme à l’aune de la mort, nous serions, au matin, ou démons ou prophètes. Mais l’âme a soif d’abîme et l’ange mord la bête. Visage tiraillé entre vide
et paroi, nous ne perdrons la vie qu’en sauvant notre tête.

Nous labourions la vie avec plus de rigueur. Il fallait un ordre à nos rêves, une conscience aiguë de nos ahgne-ments. Le temps nous contemplait d’un œil géomètre
quand nos calculs humains, que nous voulons exacts, se voyaient engloutis par des coulées de lave. Une ville sombrait dans un magma mortel, sépulture éblouie de nos consciences
nettes, alibi pour notre rachat.

Un cerveau d’ouragan s’appropria le monde et le remodela selon ses tourbillons pour transformer la mort en sujet de légende. Le prix du sacrifice à la mémoire fut
élevé. Vivre restait le but, avec ce goût du cataclysme que nous portions en nous. Les statues de sel se retournaient sur nos écarts et dans leurs yeux figés un dieu
tremblait encore.

Dépositaires des secrets du ciel, comptables des apocalypses, ils étaient les veilleurs, ces anges du refus. Leur orgueil produisit des géants malhabiles, contraints de plier,
à la fin, sous le poids du monde avant de gagner l’autre versant de l’éclair. Depuis, sur une terre lasse et repue de cadavres, nous tentons de rêver des genèses plausibles
afin de déchiffrer l’écriture du dieu. Nous mitraillons la nuit de déluges en herbe, mais en ignorant tout de ce qui crée la main.

D’une liturgie vague ils célébraient leurs dieux sur

des autels usés par trop de paraboles.

Offrandes-bouquets secs, dons d’aliments moisis

deviendraient le viatique au voyage immobile.

Un néant casanier serait le substitut à leur éternité

enlisée dans le doute.

Respirez fort, ouvrez les yeux,

surveillez l’huile de la lampe,

La nuit des autres nuits envoie ses messagers.

Vous m’aviez indiqué le chemin

avec des portées de musique,

un soleil, une dent de narval.

Je suis venu malgré le poids du monde

et le feu qui nourrit le sang.

J’ai passé avec vous

tant d’années secrètes

que nos rides ont fini

par contraindre la peur à l’exil.

Elle reste avec son secret

tisse autour de sa tristesse

une toile d’aurore légère

que jamais le jour n’atteindra.

Les angles de son visage s’émoussent

dilués dans un désert doux.

Elle aurait voulu être aimée

pour le duvet de ses paupières.

Les vagues de l’espace ont rejeté nos dieux sur ces continents de l’esprit où le temps a changé de signe. Ils vivent en sursis leurs genèses salées, pèsent mal les
apocalypses. L’enfer bout à leurs lèvres et leur œil ne voit plus qu’un univers-volcan dont tous les cerveaux fondent en purs diamants de deuil, noire immortalité. Nous
balayons l’espoir infatigablement sur le seuil délité de nos consciences floues mais, sachons-le: l’enfer aussi a ses lois.

Nul ne voulait encore y croire:

les déserts se peuplaient de traces familières

semblables à des moments de bonheur.

Une eau pure irriguait la mémoire et des plantes

poussaient sur les cailloux du ciel.

C’était notre futur; il aurait l’expérience du passé

embelli par un regard d’enfant.

Repue de ciel, de vent, la mer était silence. Elle baignait ma nuit, l’immobilisait presque au fond d’une mémoire où des trésors durcis resteraient inviolés. Elle avait
fait passer son souffle dans le mien: je glissais doucement vers l’éveil de ma race, redevenais poisson, paramécie, plancton. J’atteignis le grand large où rôdent les
abysses pour y couler enfin dans un rêve éclaté d’où j’allais prendre forme et marcher vers le jour.

Vous aurez de la craie pour dessiner mes fuites sur

l’horizon poudreux qu’enflamme un cavalier

Je vous attends

Vous aurez de la mousse à calfeutrer les vides au creux

de mon cerveau en pleine hibernation

Je vous attends

Vous aurez un nuage où le ciel s’emmitoufle quand il

veut adoucir un soleil d’oeuvre au noir

Je vous attends

En compagnie de mes licornes familières

de mes Pégases quotidiens et pour aller chasser

le dragon ou la puce

Je vous attends

Notre ultime forêt il faudra la chercher parmi les algues bleues qui boivent le soleil au temps durci des grottes. La calcite et l’argile dressent là des colonnes dont le style
appartient au seul hasard des pluies. Des traces de pieds nus y sont parfois visibles, des empreintes de mains: celles de ces chasseurs voulant signer les gouffres d’une terre d’éveil dont
la foudre et l’aurochs se disputaient le poids.

Il y eut un nuage rouge et puis plus rien sur une terre

gaspillée par l’aigu des conquêtes. Les totems, qui

avaient fondu, ressemblaient à des bornes indiquant

l’improbable.

« Légende » était le mot que tous avaient perdu.

 

Jean Orizet

HISTOIRE DE L’ENTRETEMPS


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HISTOIRE DE L’ENTRETEMPS

En cet entretemps-là, celui de la légende et du mythe, l’écorce terrestre était en mouvement. Les derniers grands glaciers venaient de fondre, engloutissant leurs
mastodontes. Des volcans explosaient en chaîne, suscitant déluges, tremblements de terre, raz de marée dont parleraient plus tard tous les livres sacrés, du Popol Vuh à
la Genèse. L’écriture existant à peine, la légende précédait Y Histoire pour dire les combats terribles des géants contre les dieux, ceux-là mêmes
qui aideraient les hommes à bâtir leurs palais titanesques, leurs forts cyclopéens.

Atlas et Quetzalcoatl, frères jumeaux et barbus, soutenaient en commun le ciel sur chaque rive océane. Des forêts de Bretagne à celles d’Amérique les peuples adoraient
la pluie, la lune, le soleil, leur sacrifiant jeunes guerriers et vierges. Sur les parois des grottes, en Dordogne, en Espagne, les chasseurs dessinaient l’aurochs à transpercer. Lentement
prenait forme un monde terrorisé tandis qu’entre les continents resplendissait l’Atlantide aux dix rois, protégée de Neptune, avec ses vallées, ses lacs, ses rivières,
ses prairies couvertes de fleurs, ses légumes, ses fruits, ses forêts plantées de grands arbres, ses mines produisant orichal-que, étain, or; ses chantiers navals, ses
temples, ses statues, ses sources chaudes et froides qui ne tarissaient jamais, ses gymnases et son hippodrome.

Tel était ce pays dont la culture aurait ensemencé la terre entière et qui fut rayé de la carte en un jour et une nuit. Sous les mers, les sables, les glaces, gît
quelque part une Atlantide, berceau réel ou mythique de toutes nos civilisations. Mégalithes et cromlechs celtiques, pyramides aztèques et mayas, cités sacrées des
Incas, fresques du Haut-Atlas, géants de l’île de Pâques, palais de Crète et de Mycènes, ziggourats de Mésopotamie, temple de Zimbabwe sont peut-être
reliés par un fil mystérieux venu de cet âge d’or associé aux puissants Atlantes.

Nul n’a découvert l’Atlantide ; tous ont rêvé ce possible Éden où l’Homme délivré du temps aurait pu être Dieu.

Après avoir gravi avec moi les quatre degrés d’escaliers abrupts conduisant au sommet de la pyramide du Soleil, Ricardo, l’homme du Mexique, s’est immobilisé à l’aplomb
exact du centre de l’édifice. Très droit, les bras plaqués au corps, il a fermé les yeux un bref instant pour laisser monter en lui l’énergie cosmique accumulée
depuis des millénaires au cœur du sanctuaire: il renouait avec les dieux qui s’étaient sacrifiés par le feu sur cette esplanade entre terre et ciel afin que le soleil,
chaque matin, renaisse.

Quand nous redescendîmes il était midi. J’eus le sentiment que ce même soleil brillait d’un éclat plus vif, redonnant leurs couleurs aux têtes sculptées de
Quet-zalcoatl : gueule rouge, crocs blancs, plumes vertes. Sur les murs des maisons, les portiques des palais, sur la fresque des jaguars, réapparaissaient le bleu, l’ocre jaune et le
brun. Une fois encore le cinquième soleil de Teotihuacan triomphait des cendres nocturnes.

Ricardo, lui, savait que les quatre premiers étaient morts, balayés tour à tour par les grands carnassiers, les tempêtes de vent, les pluies de feu, les déluges. Il
savait qu’un tremblement de terre menaçait d’engloutir celui-là aussi, mais voulait croire au triomphe de l’énergie vitale sur les forces de destruction.

Quand nous reprîmes notre marche à travers la ville où les dieux furent créés, là où ils continuent de vivre dans l’harmonie des volcans, de la pluie, des
oiseaux de jade, je pus lire dans les yeux de mon ami — des yeux aux reflets d’obsidienne — une confiance nouvelle dont j’étais gagné à mon tour.

« Là-bas, me dit-il, dans les temples au bord de la mer, les Indiens parlent une langue que je ne comprends pas ; mais elle est si douce, si mélodieuse que l’espoir seul peut en
être la source ; l’espoir d’un avenir solaire que nulle mort ne saurait nourrir. »

Juché entre un ciel de glaciers et des abîmes de tropiques, Machu Picchu, le Vieux Pic, continue de flotter dans les nuages du temps. Fut-il forteresse contre les tribus d’Amazonie,
sanctuaire de l’Inca, lieu sacré des Vierges du Soleil? Tout à la fois peut-être ; nul n’a tranché.

Dans ses grottes, ses tombeaux, ses caches, quel peuple toujours le hante à l’état de momies caparaçonnées d’or, attendant le retour de l’astre-père? Si les toits se
sont effondrés — un rien les remettrait en place — le granité des murs n’a pas subi le moindre glissement après des siècles de séismes.

Le temple aux trois fenêtres en forme de trapèze d’où le regard se perd dans le bleuté des cordillères reste la caverne originelle qui engendra les fondateurs de la
dynastie. Sur son esplanade envahie d’herbe et dans ses jardins suspendus, plus audacieux, quand ils plongent dans F Urubamba, que ceux de Babylone, pousseront de nouveau le maïs, le coca
et les orchidées pour peu que les prêtres le veuillent.

Ces prêtres les voilà, au solstice d’été, qui montent en procession vers FIntihuatana, point culminant de la cité. Parvenu à la dernière plate-forme leur chef
entoure d’une chaîne en or la Pierre où l’on attache le soleil, empêchant celui-ci de s’enfuir au nord, ce qui condamnerait son peuple au froid mortel.

Suivront les réjouissances. La chicha coulera à flots tandis qu’ Achankaray, la plus belle des vierges solaires, distribuera l’herbe magique qui redonne vigueur et joie. Ainsi
rayonnait la ville aux trois mille marches quand le secret de son existence fut bvré par un Indien, pour quelques pièces, à l’explorateur américain Hiram Bing-ham. La vie
s’en retira d’un coup derrière le masque de la végétation.

Celui qui gravit les degrés de Machu Picchu rendus à la lumière ne visite qu’une apparence de ville à l’infinie patience. L’eau lustrale recommencera de couler dans les
fontaines, les orchidées de pousser sur les terrasses, le soleil d’indiquer sur le gnomon le moment de la récolte à l’instant même où l’intrus rejoindra le souvenir de
son inexistence.

Un autre lieu magique dans la légende de l’entre-temps est cette île de Pâques « qui est à la Polynésie, peut-être, ce qu’une Egypte encore enfouie dans le
limon original serait à une Grèce paresseuse et trop esclave de sa chair » (Elie Faure). Après une errance millénaire ils sont revenus dans leur île, seul vestige
du grand continent englouti.

D’abord ils furent sept, guides d’un peuple épars qui, génération après génération, avait rêvé le sanctuaire. Les autres suivirent sur leurs pirogues
à balanciers ou leurs radeaux de balsa. Ensemble ils réinventèrent dieux et ancêtres aux longues oreilles avant de les tailler dans le cratère du volcan. Telle est
l’origine de ces géants de pierre dont les Pascuans parsemèrent l’île et ses rivages.

Quand les sept guides eurent disparu, des effigies prirent leur place, visage face à l’océan qu’ils avaient su braver. Les autres statues représentant les sages après leur
mort tournaient le dos à la mer. Leurs yeux de corail blanc à la pupille de tuf rouge contemplaient, afin de l’assumer, une partie du monde dont l’île était le
nombril.

De chacune émanait la puissance, le flux vital qui donnait aux fidèles la force d’exister sur ce rocher d’exil. Dans du bois taillé en tablettes ils gravèrent leurs textes
sacrés que nul n’a déchiffrés. Des guerres de clans et l’arrivée de notre « civilisation » eurent vite raison des maîtres de l’île de Pâques.
Beaucoup de statues restèrent inachevées sur les flancs de la montagne ; la pluie et les embruns continuent d’en estomper le relief. Certaines s’écroulèrent ou furent
jetées bas. Dans les visages debout, les orbites profondes perdirent tout regard, comme si l’univers qu’elles avaient tenu en leur pouvoir s’était, lui aussi, vidé de sa
substance magique, réduisant leur rôle à néant.

Quand la brume, le soir, envahit Râpa Nui, elle masque une île semée d’aveugles figés dans un mystère sans objet.

Dans le Diwan-i-Khas, salle des audiences privées où le Grand Moghol trônait sur une colonne figurant le centre du monde, les enfants du village proche jouent aux osselets. Avec
les perroquets accrochés aux ciselures des corniches, les colombes roucoulant aux bords de bassins glauques et les petits lézards traversés de lumière, ces jeunes
garçons restent les seuls vivants de cette cité fantôme juchée sur une colline au nord de l’Inde: Fatehphur Sikrî.

Esplanades sans promeneurs, galeries sans courtisans, harems sans odalisques, caravansérails sans marchands, écuries sans éléphants, porches sans soldats, palais vides: tel
est le visage déserté de l’ancienne capitale d’Akbar. Née d’un désir de fertilité — il fallait un fils au descendant de Gengis Khan — Fatehpur Sikrî
fut délaissée quinze ans plus tard, quand l’eau cessa de couler; c’était il y a quatre siècles.

L’orgueilleuse ville de grès rouge et de marbre blanc ne retrouva jamais la vie, comme si la naissance enfin venue d’un prince héritier avait, par un effet contraire, condamné
son image à mort. Sur la porte de la mosquée, on peut lire cette inscription prémonitoire : « Le monde est un pont: passe sur lui mais n’y construis pas de maison. Qui
espère pendant une heure espère pour l’éternité. Le monde est une heure: passe-la en prière car ce qui suit est inconnu. »

Le crépuscule jette son ocre sur les clochetons et les dômes. Les enfants sont rentrés au village où le muezzin appelle aux dévotions du soir. Pour un festin, surtout
de pierre, l’heure des chacals approche.

Houmayoun, fils de Bâbour, lui-même descendant de Tamerlan et de Gengis Khan, fut ce guerrier terrible que mille éléphants de bataille et cinquante mille ennemis ne
pouvaient effrayer. Il sut reconstituer F Empire mog-hol des Indes et reconquérir un trône dont l’avait évincé le sultan Sher Shah. La guerre éteinte, ce prince
redevenait une homme de culture ; Houmayoun aimait surtout les livres.

Un an à peine après sa victoire, il faisait une chute mortelle dans l’escalier de sa bibliothèque, montrant par là que le calme des cabinets de lecture peut être plus
néfaste à un soldat que le fracas des champs de bataille. Sa veuve lui fit élever un admirable mausolée de marbre blanc et de grès rouge qui allait servir de
modèle aux tombeaux moghols à venir. La fin ridicule de ce fier souverain transforma en œuvres d’art d’autres morts qui, sans lui, eussent été banales.

Les Jardins de Lodi appartiennent aux frêles écureuils gris, aux corneilles, aux perroquets verts à la queue turquoise qui volètent gracieusement sur les ruines en
arabesques de la cité moghole. Lente errance hors du temps des bœufs à bosse, buffles, vaches privées de chair.

Allongés sur des sommiers en bois et cordes posés à même la poussière du chemin, des hommes lisent le journal. Autour d’eux le pépiement des enfants presque nus,
la présence des femmes qui savent se draper dignement de misère. Quand vient le soir on allume des braseros afin de mieux franchir la fraîcheur de la nuit.

Un dimanche pauvre et paisible à Delhi, capitale de l’Inde.

Mausolée du Tadj Mahall ou la mémoire blanche et lisse d’une mort non acceptée. Un Grand Moghol éprouvait tant d’amour pour son épouse légitime qu’à sa
disparition il éleva en souvenir d’elle ce tombeau.

Henri Michaux s’en moque avec humour: « Réunissez la matière apparente de la mie de pain blanc, du lait, de la poudre de talc et de l’eau, mélangez et faites de cela un
excessif mausolée. » Il est vrai que la perfection du marbre immaculé qui s’enfle en coupoles bulbeuses, s’élance en minarets, se creuse en niches marquetées avant de
s’étirer en pures esplanades, agace en émerveillant. Pièce montée de sucre candi peut-être, mais ô combien réussie!

Au-delà du monumental portique marquant l’entrée dans l’enceinte, s’ouvre la perspective, vers le mausolée, de miroirs d’eau en plans successifs que des jardins encadrent.
Soudain la gêne disparaît, à peine le regard a-t-il glissé jusqu’aux reflets des bassins : voici un autre Tadj Mahall en image inversée dont le marbre et les contours
frissonnent. L’âme de la princesse a déserté la nef pour mieux nous sourire aux margelles.

Au cœur de la Cité du Paradis à Sikandra, Akbar le Magnifique repose à la croisée de quatre jardins sous un mausolée en pyramide à cinq étages
coiffé d’un cénotaphe, l’esplanade du dernier étage ayant pour seule coupole un ciel toujours pur.

La tombe proprement dite, correspondant au cénotaphe, est enfouie dans les profondeurs de l’édifice, marquant l’opposition entre le corps promis aux ténèbres et l’âme
en quête d’illumination.

Celui qui entre à l’aube dans ces jardins, par un des quatre portails monumentaux marquetés de grès rouge et de marbre blanc, découvre les parterres de fleurs, les pelouses,
les fontaines, les arbres toujours verts. En leur feuillage vit un peuple de singes dont les jeux, les cabrioles, les mimiques, les cris joyeux ou agacés brisent à l’instant le
silence et l’austère majesté des lieux. Ne dirait-on pas que l’esprit du Grand Moghol, ayant compris la vanité de toutes choses, a décidé de rester présent au
visiteur sous l’enveloppe virevoltante de ces petits singes à l’âme si ténue mais à la vivacité si grande que nulle éternité ni pourrait les dissoudre en un
banal et frêle souvenir.

A Jaïpur sur une esplanade du palais, ces arcs semi-circulaires, hémisphères creux, triangles, cercles dont le marbre et le grès scintillent sous le soleil ne sont pas des
sculptures abstraites mais les appareils de visée d’un observatoire astronomique, agrandis cent fois d’après l’instrument manuel. L’observatoire fut édifié au XVIIIe
siècle par un maharadjah qui voulait prendre la mesure exacte du ciel. Avec des appareils de visée à cette échelle il pensait gagner en précision sur ses calculs
stellaires.

Sa tentative échoua: son rêve d’espace demeure. Astrolabes, sextants, gnomons, théodolites continuent, seuls, d’observer le ciel. Par les claires nuits du Rajas-than ces
constructions futuristes inventent un étonnant tracé d’ombres, images renversées d’une voûte céleste qui semble préférer, aux chiffres du cosmos, le
mystère lumineux des formes bleues sur les terrasses.

Calcutta. Une aire close de murs au bord de la rivière où les morts drapés de blanc et couverts de fleurs sont apportés sur des litières tenues haut par quatre hommes
qui fendent la foule d’un bon pas. Dans le sol en terre battue un trou est creusé aux dimensions d’un cercueil puis garni d’un lit de petites bûches sur lequel le cadavre est
étendu, son visage oint d’une huile sacrée, avant d’être recouvert de grosses branches. Parfois la tête et les pieds dépassent — le bois coûte cher et doit
être économisé. Ici on brûle des pauvres. Le responsable du bûcher y met le feu et, pendant plusieurs heures, le bas du visage couvert d’un mouchoir humide pour se
protéger de la fumée acre, il veillera à la bonne combustion de l’ensemble, réorganisant le brasier, rassemblant les morceaux du corps qui ont échappé à la
flamme, tels ces deux pieds encore intacts à l’extrémité de tibias calcinés.

La famille du disparu sera présente le temps de la crémation, visages apaisés, sereins; aucune tristesse apparente. Dans l’intervalle, des porteurs continuent d’arriver avec
d’autres corps ; de nouveaux trous seront creusés; le cérémonial recommence.

En leur incessant va-et-vient, mort et vie mêlent soleil et cendres.

Le pont de Howrah est une imposante arche métallique qui enjambe un affluent du Gange et relie la ville à son faubourg industriel. Chaque jour, un million de personnes le traversent,
traduisant l’activité laborieuse de cette métropole d’Asie. Par un puissant contraste, sous ce pont même, au bord du fleuve, l’Inde éternelle continue d’exister selon
l’antique tradition: hommes, femmes, enfants viennent se plonger dans l’eau fétide, moins pour être propres que pour être purs. Adeptes de Vishnou, de Shiva, sacrifient à
leurs dieux devant ces petits temples rustiques dressés sous les figuiers, à l’abri des poutrelles géantes. L’atmosphère est paisible ; les temples évoquent des
guinguettes où une communauté a trouvé refuge: vieillards en méditation, masseurs, marchands, sadhus (mendiants itinérants couverts de cendres), acrobates,
lutteurs.

Dans le grondement des véhicules qu’amplifie le tablier du pont, la vie pareille au fleuve coule et oublie le temps.

De l’autre côté de Howrah Bridge, il y a la gare de Calcutta dont Michaux, encore, écrit : « Entre toutes les gares du monde, la gare de Calcutta est prodigieuse. Elle les
écrase toutes. Elle seule est une gare. » S’il est vrai qu’une gare est un endroit où des gens attendent des trains, aucune autre en effet, parmi celles que je connais, ne peut
lui être comparée. Ils sont là des centaines, des milliers peut-être, sous les ventilateurs, assis ou couchés à même le sol vingt-quatre heures sur
vingt-quatre, agglutinés autour de leur maigre bagage, qui attendent des trains dont on se demande s’ils arriveront jamais. Cette foule silencieuse et résignée, pour laquelle la
notion d’horaire est du domaine du songe, ignore qu’un temps humain existe. Après quelques-unes de nos minutes passées à les regarder, l’idée d’entretemps s’impose comme une
évidence, naturelle pour eux, difficile à concevoir pour la plupart d’entre nous.

Les orgueilleuses mansions construites par les Anglais au tournant de ce siècle sont devenues caravansérails croulant sous la crasse, dont les façades écaillées
dominent la paille rase d’anciens gazons. Dans les altiers vestibules halètent des ascenseurs en fer noir, cages de tortures prêtes à rendre l’âme entre deux étages.
Portes et parquets craquent à tout instant, peuplés de fantômes victoriens.

Hôpitaux du souvenir, ces grands immeubles se délitent, emportés pièce à pièce par la terrible et tourbillonnante vie de Calcutta, dans la chaleur humide, la
poussière. Pour les remplacer, d’un côté le verre, le béton, l’acier; de l’autre le torchis, la ferraille, les planches… ou rien; rien qu’un lambeau sans couleur tendu
entre deux piquets : la « maison » de cet homme, de cette ombre accroupie sur le trottoir et qui, pour une roupie, frappe de son moignon les cuisses des passants trop pressés qui
l’enjambent.

A Mahabalipuram, non loin de Madras, sept chars de procession sont alignés près du rivage selon le plan sacré du mandala. Oratoires mobiles, ils seront tirés par des
éléphants jusqu’au sanctuaire de la grotte du Tigre afin d’y honorer les dieux.

A gauche du char de tête, le taureau Nandi, monture de Shiva, est couché sur le sable. A droite, un des éléphants, debout, attend d’être attelé.

Sous un ciel très bleu mouchetée de palmiers, la grande fête des Pallavas est prête à commencer…

… Treize siècles plus tard, tout est en place au même endroit. La scène semble avoir été pétrifiée. Les chars, le taureau, l’éléphant, s’ils
n’étaient de granité, pourraient se mettre en mouvement… et dans le regard des enfants qui virevoltent alentour, comment ne pas lire cet espoir vague qu’une fête, même
noyée dans la pierre, a quelque chance, un jour, de resurgir.

Par la pluie diluvienne des moussons, par les coups d’océan que les typhons soulèvent, le Temple du Rivage posé depuis douze siècles au seuil même des vagues, sur la
côte de Coromandel, estompe doucement le relief de sa pyramide.

Ici est la Cité des Dieux que l’architecte dravidien voulut à l’image de l’Univers. Le granité rose des étages assemblés bloc à bloc sur le sable s’élevait
d’un monde temporel que la terre et l’eau se partagent vers une harmonie supérieure où tout se fond dans le divin.

Après son édification — que rien ne semblait pouvoir battre en brèche — sous le double signe de Brahma le Créateur et de Vishnou le Conservateur, commença
l’érosion des sculptures, jadis grouillantes de vie, puis celle des parois elles-mêmes où le grain de la pierre a presque disparu.

Cette usure du temps n’est-elle pas la volonté de Shiva, dieu destructeur et « Seigneur de la danse », venu pour nous désentraver du lien de l’illusion qu’un temple,
maintenant, sur ce rivage, existe?

Lors de mon enfance mâconnaise j’avais été intrigué par une reproduction en couleurs représentant le panorama d’une ville au bord de la mer, ouverte sur une baie que
surplombait un curieux pic rocheux appelé Pain de sucre. Cette ville, on l’aura deviné, était Rio de Janeiro, un des plus beaux paysages du monde, prétendaient mes parents.
Quand j’ai vu Rio pour la première fois, j’ai été tenté de leur donner raison. Les Cariocas en sont eux-même convaincus puisqu’un de leurs nombreux dictions affirme :
Dieu créa le monde en sept jours mais il en a mis au moins deux pour Rio.

La ville — ou plutôt ses différentes parties — s’inscrit dans un décor de collines pointues ou monos, dont la plus célèbre, avec le Pao de Açucar, est
celle du Corcovado qui, à sept cents mètres d’altitude, sert de socle à la statue monumentale — et laide, vue de près — du Christ protecteur.

Jeune ethnologue ébloui arrivant au Nouveau Monde en 1943, Lévi-Strauss écrira: « Rio est mordu par sa baie jusqu’au cœur; on débarque en plein centre, comme si
l’autre moitié, nouvelle Ys, avait été déjà dévorée par les flots. » L’image est belle mais date un peu puisque aujourd’hui de nombreux terrains, comme
la fameuse bande côtière de Copacabana, ont été conquis sur l’eau, gommant, au moins en partie, cette intrusion de l’océan dans la ville. Une autre intrusion, toute de
misère et de laideur cette fois, est celle des favellas accrochées aux flancs des collines; il semble qu’elles vont dégringoler vers la ville et la submerger.

A Rio comme à Mexico, Bombay ou Singapour, l’opulence côtoie la misère avec une arrogante brutalité. Ici le marbre, la moquette, l’acier; à côté la tôle,
le carton, la boue pour une survie au jour le jour, sans eau, sans électricité, sans égouts; honte de nos sociétés modernes. Quand le Pape vint en visite au Brésil
il manifesta le désir de se rendre dans l’un de ces bidonvilles. Quelques semaines avant son arrivée on le lui prépara sur mesure, en installant à la hâte le
téléphone et l’électricité après avoir ravaudé puis repeint quelques façades. A peine le Saint-Père eut-il tourné le dos, tout fut
démonté, ramené à l’état initial.

Sur un banc de Copacabana, un petit cireur de chaussures est couché en chien de fusil. Sans doute n’a-t-il pas d’autre lit que ce banc ; et puis qui dort dîne. Tels sont les deux
visages de Rio, ville de la beauté toujours blessée. Cela est vrai du pays tout entier.

 

Jean Orizet

 

 

FAISONS-VITE

J‘ai rempli ma boîte-à-peindre-de-campagne

pars,  en bretelle l’ordre à rétablir avant qu’il soit trop tard

notre genèse est prête à vivre, accouchons-là

sur l’eau et à compter d’elle

les ors de Salomon sont restés intacts, en tant que ce qu’ils sont à proprement parler, et non en langage matériellement sale d’argent

Ils dorment enfouis, au pied de l’acacia quelque part dans ce désert d’inexistence…

Niala-Loisobleu – 24 Juin 2020

 

JARDINS SECRETS DES SIGNES


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JARDINS SECRETS DES SIGNES

 

D’une goutte de pluie tombée sur l’immobile hiver des certitudes je façonne un cerveau de glace avant la fonte des espoirs.

La montagne s’incline sous la caresse du ciel.
Surgie des mousses une tortue guette le soir.

Fougères d’étoiles dans la nuit des pierres votre sève bat le temps de vitesse.

Sans l’eau

le pont s’écroule.

Les stèles de la nuit éloignent la tempête des îles où le sage apprend à ne pas mourir.

La mousse et le lichen opposent leur sérénité à la mobilité des feuilles.

D’inclinaison calculée l’architecte a meublé l’espace du monde.

L’eau n’a pas de prise sur le dos de la baleine.

Ici l’eau ne coule pas mais irrigue de l’intérieur les veines du dragon.
D’une montagne l’autre il existe des ponts éclaboussés d’immobile par des cascades minérales.

La fourmi tapie dans la bruyère ne craint ni l’aigle ni le tigre.

Quand les feuilles à l’automne parsèment la peau du dragon céleste celui-ci ose à peine montrer les dents au voyageur amoureux de l’île et de la cascade.

Dans l’eau le sang des azalées rougit les nénuphars.
Quelques cygnes témoigneront de la beauté du sacrifice.

Cette racine a resurgi en une source ligneuse remontant vers elle-même jusqu’aux frontières du vivant.
L’avenir de mon regard l’accompagne.

Au jardin de la promenade nonchalante

les fleurs d’un cerisier rose

sont les éclats de la pierre dressée

en l’honneur du sage qui a su dire non.

Quand la terre bougeait encore

cette pierre a voulu tourner

sur elle-même pour continuer

à témoigner de sa longévité tranquille.

Lente marée des mousses aux ailes des fougères.
Un roc bascule doucement vers cet océan souple où la guerre des insectes est plus belle que la soie.

La sève encadre la pierre un orage de feuilles rougit les forteresses.
De la neige rejoint dans les saignées du râteau l’étang, immobile tortue.

Ce sont des îles mobiles sentinelles de continents à la dérive sous les veines du dragon.
A l’abri des lichens elles veillent sur les vibrations du sable et les contours de la lumière.
Au large un voyageur accepte le naufrage espéré.

J’ai répandu le sel aux plumes de l’oubli.
Rien ne repoussera sinon les serres de l’aigle sur la laine du mouton.

Une cascade éclabousse

l’aspiration de l’architecte

à bâtir un mur

contenant tous les remparts.

Devenir ce mur

où l’argile coule à marée basse

vers le mauve huileux des siècles

y mêler ce lézard

ces tigres ces forêts

dont l’impatience cogne aux portes.

Ordonné comme ce jardin sec

un monde alvéolaire est ma géométrie.

Je la regarde elle me voit

quand je tente de déchiffrer

le message de ses polyèdres.

Dans les nervures de la feuille

j’instille des rivières d’or.

Regardez leurs méandres

battre en brèche l’orgueil des boussoles

bafouer le tracé de tous les portulans.

Je dis la neige sous le jais le saphir mêlé à l’écume quand la vague ratisse à l’aube les écueils moussus d’étemel.

Une armée de galets bute aux reflets de l’étang.
La guerre n’aura pas lieu grâce à la vigilance du pin-sentinelle.

Je suis un éclair blanc

qui zigzague au cœur de la matière.

Mon œil est lent à parcourir

la montagne sortie de l’œuf.

Avant moi le soleil

était un pur joyau

qui enchâssait la nuit

du premier au dernier abysse.

Pour faciliter le mystère

j’ai transformé l’orfèvrerie

en simple mécanique céleste.

J’ai voulu le désert

et j’ai voulu le lac

tantôt en les mêlant

vrais ou imaginaires

aux colères du sable et du vent

tantôt en noyant l’un

par le sommeil de l’autre

comme dans les yeux des lions.

Méduse ou anneau de
Saturne tout est bon à ma jonglerie dans les coulisses de l’espace.
Sur terre je change des rubis en grappes de groseilles pour jouer aux billes avec l’été.

Dans un trou d’épingle percé au cœur d’un continent de nacre j’ai noyé le regard de tous les océans.
En grand deuil de marées quelques lunes s’agitent.

Je guide la barque des morts vers des planètes aquatiques où l’âme flotte entre déluges et dynasties de faucons.

Quand le soleil brise l’émeraude

je sacrifie un guerrier

aux délires de la puissance.

Vos masques sont les miens

peuple du vain combat

mais leurs yeux ont le goût du vide.

Mon rêve est maelstrom de sang

au fond duquel le corps se recompose

une meilleure fluidité

pour affronter les massacres.

«
Regardez, ceci n’est pas la souche d’un vieil arbre abattu mais la base d’une colonne par laquelle votre esprit pourra s’élever jusqu’au ciel si vous en devenez l’architecte. »

«
Regardez, ceci n’est pas un rocher arrondi mais la carapace d’une tortue âgée de dix mille ans.
Si vous apprenez son langage, vous percerez à jour tous les secrets du monde. »

«
Voyez combien est pur le plumage blanc de ces canards.
Quand votre esprit aura trouvé la même pureté, vous flotterez comme eux sur l’étang de
Kyoyochi. »

«
Perdez-vous dans la mousse comme s’y perd la fourmi et la fougère vous enseignera l’humilité. »

«
La pierre que tu ne vois pas est la seule qui compte au moment où tu regardes les autres: elle est le silence de ton œil. »

«
Quand les eaux de la rivière frappent la pierre la plus haute, elles se partagent et s’élancent vers de nouvelles directions.
Si tu veux les suivre, choisis entre la grue et la tortue. »

«
Si tu veux aller d’une montagne à l’autre construis un pont sur la rivière immobile. »

«
Si tu veux interrompre le rêve rocheux de la cascade, acquiers la sagesse du lichen. »

«
Ouvre le monde aux gisants de la terre qui dorment sous les massifs d’azalées. »

«
Quand la lumière de l’eau encercle une île à la dérive deviens le maître des vagues. »

«
A moins de savoir où vit, de quoi se nourrit et ce que pense le dragon, impossible de l’abattre, d’espérer l’avoir à sa table ou de s’en faire un ami. »

 

Jean Orizet

Mémoire de la rivière 


canards

Mémoire de la rivière

Glissante à l’épaisseur d’un homme sous le ricochet du sable futur, la rivière sculpte, entre rives et eaux vives, la mémoire de ses bancs.

Sut cette peau, née de la sécheresse, le soleil fixe l’empreinte aiguë du blaireau ou du renard venu surprendre le lapin, et celle, plus profonde, du sanglier avec sa soif.

Parfois, le courant s’enroule pour mieux rejeter un ventre blanc de chevesne qui, près de s’évanouir, veut aussi laisser au limon sa marque. En amont du grand méandre, l’eau force le passage entre des roches plates qui étaient, pour les officiants, tables de sacrifice vite rougies, vite lavées.

Une chapelle fut dressée près de la haute paroi où le chasseur boutait son gibier.

Aujourd’hui, le toit n’existe plus, et les hardes n’ont confiance qu’à la nuit.

Vers l’aqueduc, et sur chaque versant, la garrigue masque des entrées de grottes — royaumes du calcaire que le temps distille —

On gagne, en y pénétrant, l’oubli de l’âge et des hommes, qui, tout près, font commerce de souvenirs construits de toutes pièces, pour jalonner la mort prévue sur des élans trop rectilignes.

Jean Orizet

 

Du pied de la mienne je dépasse l’étiage de mon âge d’homme, tant enfant je reviens sans en être jamais sorti.

Me voici rené tout entier

A perdre l’inutile comme une poche percée, par précaution le cheval  a placé le caillou dans ma paume. L’oubli de l’âge mais pas de l’enfance, ce tant sans âge qui fera ou ne fera pas. Mon imaginaire est la botte de sept lieues chaussée dès le départ, De la Corbière reversée, ces monts cathares qui périscopent l’entre deux ville-rose et gencives de la grande bleue. Parlé solaire, aquitain relief de l’accent catalan. Les vins sont rudes, la terre moitié-hospitalière et mi-hostile. Dans les pierres le garenne écarte son serpolet de la venimeuse, le thym frais pour la sardane et l’escargotière à l’ail. J’ai au glissé des pré-monts de tes cuisses la montée du parfums des garrigues. Ma féminité prend ma virilité en l’épelant pour en détacher les comportements manuels, une peinture ? Niala je crois que c’est une fille dit une rime de couleur au coin d’un châssis à clef qu’une viole de Gand peigne de son archet.

Quand les canards chantent juste

Ma rivière l’entends-tu ?

Niala-Loisobleu – 23/02/19

HISTOIRE DE L’ENTRETEMPS


egypte février 2009 247

HISTOIRE DE L’ENTRETEMPS

En cet entretemps-là, celui de la légende et du mythe, l’écorce terrestre était en mouvement. Les derniers grands glaciers venaient de fondre, engloutissant leurs
mastodontes. Des volcans explosaient en chaîne, suscitant déluges, tremblements de terre, raz de marée dont parleraient plus tard tous les livres sacrés, du Popol Vuh à
la Genèse. L’écriture existant à peine, la légende précédait Y Histoire pour dire les combats terribles des géants contre les dieux, ceux-là mêmes
qui aideraient les hommes à bâtir leurs palais titanesques, leurs forts cyclopéens.

Atlas et Quetzalcoatl, frères jumeaux et barbus, soutenaient en commun le ciel sur chaque rive océane. Des forêts de Bretagne à celles d’Amérique les peuples adoraient
la pluie, la lune, le soleil, leur sacrifiant jeunes guerriers et vierges. Sur les parois des grottes, en Dordogne, en Espagne, les chasseurs dessinaient l’aurochs à transpercer. Lentement
prenait forme un monde terrorisé tandis qu’entre les continents resplendissait l’Atlantide aux dix rois, protégée de Neptune, avec ses vallées, ses lacs, ses rivières,
ses prairies couvertes de fleurs, ses légumes, ses fruits, ses forêts plantées de grands arbres, ses mines produisant orichal-que, étain, or; ses chantiers navals, ses
temples, ses statues, ses sources chaudes et froides qui ne tarissaient jamais, ses gymnases et son hippodrome.

Tel était ce pays dont la culture aurait ensemencé la terre entière et qui fut rayé de la carte en un jour et une nuit. Sous les mers, les sables, les glaces, gît
quelque part une Atlantide, berceau réel ou mythique de toutes nos civilisations. Mégalithes et cromlechs celtiques, pyramides aztèques et mayas, cités sacrées des
Incas, fresques du Haut-Atlas, géants de l’île de Pâques, palais de Crète et de Mycènes, ziggourats de Mésopotamie, temple de Zimbabwe sont peut-être
reliés par un fil mystérieux venu de cet âge d’or associé aux puissants Atlantes.

Nul n’a découvert l’Atlantide ; tous ont rêvé ce possible Éden où l’Homme délivré du temps aurait pu être Dieu.

Après avoir gravi avec moi les quatre degrés d’escaliers abrupts conduisant au sommet de la pyramide du Soleil, Ricardo, l’homme du Mexique, s’est immobilisé à l’aplomb
exact du centre de l’édifice. Très droit, les bras plaqués au corps, il a fermé les yeux un bref instant pour laisser monter en lui l’énergie cosmique accumulée
depuis des millénaires au cœur du sanctuaire: il renouait avec les dieux qui s’étaient sacrifiés par le feu sur cette esplanade entre terre et ciel afin que le soleil,
chaque matin, renaisse.

Quand nous redescendîmes il était midi. J’eus le sentiment que ce même soleil brillait d’un éclat plus vif, redonnant leurs couleurs aux têtes sculptées de
Quet-zalcoatl : gueule rouge, crocs blancs, plumes vertes. Sur les murs des maisons, les portiques des palais, sur la fresque des jaguars, réapparaissaient le bleu, l’ocre jaune et le
brun. Une fois encore le cinquième soleil de Teotihuacan triomphait des cendres nocturnes.

Ricardo, lui, savait que les quatre premiers étaient morts, balayés tour à tour par les grands carnassiers, les tempêtes de vent, les pluies de feu, les déluges. Il
savait qu’un tremblement de terre menaçait d’engloutir celui-là aussi, mais voulait croire au triomphe de l’énergie vitale sur les forces de destruction.

Quand nous reprîmes notre marche à travers la ville où les dieux furent créés, là où ils continuent de vivre dans l’harmonie des volcans, de la pluie, des
oiseaux de jade, je pus lire dans les yeux de mon ami — des yeux aux reflets d’obsidienne — une confiance nouvelle dont j’étais gagné à mon tour.

« Là-bas, me dit-il, dans les temples au bord de la mer, les Indiens parlent une langue que je ne comprends pas ; mais elle est si douce, si mélodieuse que l’espoir seul peut en
être la source ; l’espoir d’un avenir solaire que nulle mort ne saurait nourrir. »

Juché entre un ciel de glaciers et des abîmes de tropiques, Machu Picchu, le Vieux Pic, continue de flotter dans les nuages du temps. Fut-il forteresse contre les tribus d’Amazonie,
sanctuaire de l’Inca, lieu sacré des Vierges du Soleil? Tout à la fois peut-être ; nul n’a tranché.

Dans ses grottes, ses tombeaux, ses caches, quel peuple toujours le hante à l’état de momies caparaçonnées d’or, attendant le retour de l’astre-père? Si les toits se
sont effondrés — un rien les remettrait en place — le granité des murs n’a pas subi le moindre glissement après des siècles de séismes.

Le temple aux trois fenêtres en forme de trapèze d’où le regard se perd dans le bleuté des cordillères reste la caverne originelle qui engendra les fondateurs de la
dynastie. Sur son esplanade envahie d’herbe et dans ses jardins suspendus, plus audacieux, quand ils plongent dans F Urubamba, que ceux de Babylone, pousseront de nouveau le maïs, le coca
et les orchidées pour peu que les prêtres le veuillent.

Ces prêtres les voilà, au solstice d’été, qui montent en procession vers FIntihuatana, point culminant de la cité. Parvenu à la dernière plate-forme leur chef
entoure d’une chaîne en or la Pierre où l’on attache le soleil, empêchant celui-ci de s’enfuir au nord, ce qui condamnerait son peuple au froid mortel.

Suivront les réjouissances. La chicha coulera à flots tandis qu’ Achankaray, la plus belle des vierges solaires, distribuera l’herbe magique qui redonne vigueur et joie. Ainsi
rayonnait la ville aux trois mille marches quand le secret de son existence fut bvré par un Indien, pour quelques pièces, à l’explorateur américain Hiram Bing-ham. La vie
s’en retira d’un coup derrière le masque de la végétation.

Celui qui gravit les degrés de Machu Picchu rendus à la lumière ne visite qu’une apparence de ville à l’infinie patience. L’eau lustrale recommencera de couler dans les
fontaines, les orchidées de pousser sur les terrasses, le soleil d’indiquer sur le gnomon le moment de la récolte à l’instant même où l’intrus rejoindra le souvenir de
son inexistence.

Un autre lieu magique dans la légende de l’entre-temps est cette île de Pâques « qui est à la Polynésie, peut-être, ce qu’une Egypte encore enfouie dans le
limon original serait à une Grèce paresseuse et trop esclave de sa chair » (Elie Faure). Après une errance millénaire ils sont revenus dans leur île, seul vestige
du grand continent englouti.

D’abord ils furent sept, guides d’un peuple épars qui, génération après génération, avait rêvé le sanctuaire. Les autres suivirent sur leurs pirogues
à balanciers ou leurs radeaux de balsa. Ensemble ils réinventèrent dieux et ancêtres aux longues oreilles avant de les tailler dans le cratère du volcan. Telle est
l’origine de ces géants de pierre dont les Pascuans parsemèrent l’île et ses rivages.

Quand les sept guides eurent disparu, des effigies prirent leur place, visage face à l’océan qu’ils avaient su braver. Les autres statues représentant les sages après leur
mort tournaient le dos à la mer. Leurs yeux de corail blanc à la pupille de tuf rouge contemplaient, afin de l’assumer, une partie du monde dont l’île était le
nombril.

De chacune émanait la puissance, le flux vital qui donnait aux fidèles la force d’exister sur ce rocher d’exil. Dans du bois taillé en tablettes ils gravèrent leurs textes
sacrés que nul n’a déchiffrés. Des guerres de clans et l’arrivée de notre « civilisation » eurent vite raison des maîtres de l’île de Pâques.
Beaucoup de statues restèrent inachevées sur les flancs de la montagne ; la pluie et les embruns continuent d’en estomper le relief. Certaines s’écroulèrent ou furent
jetées bas. Dans les visages debout, les orbites profondes perdirent tout regard, comme si l’univers qu’elles avaient tenu en leur pouvoir s’était, lui aussi, vidé de sa
substance magique, réduisant leur rôle à néant.

Quand la brume, le soir, envahit Râpa Nui, elle masque une île semée d’aveugles figés dans un mystère sans objet.

Dans le Diwan-i-Khas, salle des audiences privées où le Grand Moghol trônait sur une colonne figurant le centre du monde, les enfants du village proche jouent aux osselets. Avec
les perroquets accrochés aux ciselures des corniches, les colombes roucoulant aux bords de bassins glauques et les petits lézards traversés de lumière, ces jeunes
garçons restent les seuls vivants de cette cité fantôme juchée sur une colline au nord de l’Inde: Fatehphur Sikrî.

Esplanades sans promeneurs, galeries sans courtisans, harems sans odalisques, caravansérails sans marchands, écuries sans éléphants, porches sans soldats, palais vides: tel
est le visage déserté de l’ancienne capitale d’Akbar. Née d’un désir de fertilité — il fallait un fils au descendant de Gengis Khan — Fatehpur Sikrî
fut délaissée quinze ans plus tard, quand l’eau cessa de couler; c’était il y a quatre siècles.

L’orgueilleuse ville de grès rouge et de marbre blanc ne retrouva jamais la vie, comme si la naissance enfin venue d’un prince héritier avait, par un effet contraire, condamné
son image à mort. Sur la porte de la mosquée, on peut lire cette inscription prémonitoire : « Le monde est un pont: passe sur lui mais n’y construis pas de maison. Qui
espère pendant une heure espère pour l’éternité. Le monde est une heure: passe-la en prière car ce qui suit est inconnu. »

Le crépuscule jette son ocre sur les clochetons et les dômes. Les enfants sont rentrés au village où le muezzin appelle aux dévotions du soir. Pour un festin, surtout
de pierre, l’heure des chacals approche.

Houmayoun, fils de Bâbour, lui-même descendant de Tamerlan et de Gengis Khan, fut ce guerrier terrible que mille éléphants de bataille et cinquante mille ennemis ne
pouvaient effrayer. Il sut reconstituer F Empire mog-hol des Indes et reconquérir un trône dont l’avait évincé le sultan Sher Shah. La guerre éteinte, ce prince
redevenait une homme de culture ; Houmayoun aimait surtout les livres.

Un an à peine après sa victoire, il faisait une chute mortelle dans l’escalier de sa bibliothèque, montrant par là que le calme des cabinets de lecture peut être plus
néfaste à un soldat que le fracas des champs de bataille. Sa veuve lui fit élever un admirable mausolée de marbre blanc et de grès rouge qui allait servir de
modèle aux tombeaux moghols à venir. La fin ridicule de ce fier souverain transforma en œuvres d’art d’autres morts qui, sans lui, eussent été banales.

Les Jardins de Lodi appartiennent aux frêles écureuils gris, aux corneilles, aux perroquets verts à la queue turquoise qui volètent gracieusement sur les ruines en
arabesques de la cité moghole. Lente errance hors du temps des bœufs à bosse, buffles, vaches privées de chair.

Allongés sur des sommiers en bois et cordes posés à même la poussière du chemin, des hommes lisent le journal. Autour d’eux le pépiement des enfants presque nus,
la présence des femmes qui savent se draper dignement de misère. Quand vient le soir on allume des braseros afin de mieux franchir la fraîcheur de la nuit.

Un dimanche pauvre et paisible à Delhi, capitale de l’Inde.

Mausolée du Tadj Mahall ou la mémoire blanche et lisse d’une mort non acceptée. Un Grand Moghol éprouvait tant d’amour pour son épouse légitime qu’à sa
disparition il éleva en souvenir d’elle ce tombeau.

Henri Michaux s’en moque avec humour: « Réunissez la matière apparente de la mie de pain blanc, du lait, de la poudre de talc et de l’eau, mélangez et faites de cela un
excessif mausolée. » Il est vrai que la perfection du marbre immaculé qui s’enfle en coupoles bulbeuses, s’élance en minarets, se creuse en niches marquetées avant de
s’étirer en pures esplanades, agace en émerveillant. Pièce montée de sucre candi peut-être, mais ô combien réussie!

Au-delà du monumental portique marquant l’entrée dans l’enceinte, s’ouvre la perspective, vers le mausolée, de miroirs d’eau en plans successifs que des jardins encadrent.
Soudain la gêne disparaît, à peine le regard a-t-il glissé jusqu’aux reflets des bassins : voici un autre Tadj Mahall en image inversée dont le marbre et les contours
frissonnent. L’âme de la princesse a déserté la nef pour mieux nous sourire aux margelles.

Au cœur de la Cité du Paradis à Sikandra, Akbar le Magnifique repose à la croisée de quatre jardins sous un mausolée en pyramide à cinq étages
coiffé d’un cénotaphe, l’esplanade du dernier étage ayant pour seule coupole un ciel toujours pur.

La tombe proprement dite, correspondant au cénotaphe, est enfouie dans les profondeurs de l’édifice, marquant l’opposition entre le corps promis aux ténèbres et l’âme
en quête d’illumination.

Celui qui entre à l’aube dans ces jardins, par un des quatre portails monumentaux marquetés de grès rouge et de marbre blanc, découvre les parterres de fleurs, les pelouses,
les fontaines, les arbres toujours verts. En leur feuillage vit un peuple de singes dont les jeux, les cabrioles, les mimiques, les cris joyeux ou agacés brisent à l’instant le
silence et l’austère majesté des lieux. Ne dirait-on pas que l’esprit du Grand Moghol, ayant compris la vanité de toutes choses, a décidé de rester présent au
visiteur sous l’enveloppe virevoltante de ces petits singes à l’âme si ténue mais à la vivacité si grande que nulle éternité ni pourrait les dissoudre en un
banal et frêle souvenir.

A Jaïpur sur une esplanade du palais, ces arcs semi-circulaires, hémisphères creux, triangles, cercles dont le marbre et le grès scintillent sous le soleil ne sont pas des
sculptures abstraites mais les appareils de visée d’un observatoire astronomique, agrandis cent fois d’après l’instrument manuel. L’observatoire fut édifié au XVIIIe
siècle par un maharadjah qui voulait prendre la mesure exacte du ciel. Avec des appareils de visée à cette échelle il pensait gagner en précision sur ses calculs
stellaires.

Sa tentative échoua: son rêve d’espace demeure. Astrolabes, sextants, gnomons, théodolites continuent, seuls, d’observer le ciel. Par les claires nuits du Rajas-than ces
constructions futuristes inventent un étonnant tracé d’ombres, images renversées d’une voûte céleste qui semble préférer, aux chiffres du cosmos, le
mystère lumineux des formes bleues sur les terrasses.

Calcutta. Une aire close de murs au bord de la rivière où les morts drapés de blanc et couverts de fleurs sont apportés sur des litières tenues haut par quatre hommes
qui fendent la foule d’un bon pas. Dans le sol en terre battue un trou est creusé aux dimensions d’un cercueil puis garni d’un lit de petites bûches sur lequel le cadavre est
étendu, son visage oint d’une huile sacrée, avant d’être recouvert de grosses branches. Parfois la tête et les pieds dépassent — le bois coûte cher et doit
être économisé. Ici on brûle des pauvres. Le responsable du bûcher y met le feu et, pendant plusieurs heures, le bas du visage couvert d’un mouchoir humide pour se
protéger de la fumée acre, il veillera à la bonne combustion de l’ensemble, réorganisant le brasier, rassemblant les morceaux du corps qui ont échappé à la
flamme, tels ces deux pieds encore intacts à l’extrémité de tibias calcinés.

La famille du disparu sera présente le temps de la crémation, visages apaisés, sereins; aucune tristesse apparente. Dans l’intervalle, des porteurs continuent d’arriver avec
d’autres corps ; de nouveaux trous seront creusés; le cérémonial recommence.

En leur incessant va-et-vient, mort et vie mêlent soleil et cendres.

Le pont de Howrah est une imposante arche métallique qui enjambe un affluent du Gange et relie la ville à son faubourg industriel. Chaque jour, un million de personnes le traversent,
traduisant l’activité laborieuse de cette métropole d’Asie. Par un puissant contraste, sous ce pont même, au bord du fleuve, l’Inde éternelle continue d’exister selon
l’antique tradition: hommes, femmes, enfants viennent se plonger dans l’eau fétide, moins pour être propres que pour être purs. Adeptes de Vishnou, de Shiva, sacrifient à
leurs dieux devant ces petits temples rustiques dressés sous les figuiers, à l’abri des poutrelles géantes. L’atmosphère est paisible ; les temples évoquent des
guinguettes où une communauté a trouvé refuge: vieillards en méditation, masseurs, marchands, sadhus (mendiants itinérants couverts de cendres), acrobates,
lutteurs.

Dans le grondement des véhicules qu’amplifie le tablier du pont, la vie pareille au fleuve coule et oublie le temps.

De l’autre côté de Howrah Bridge, il y a la gare de Calcutta dont Michaux, encore, écrit : « Entre toutes les gares du monde, la gare de Calcutta est prodigieuse. Elle les
écrase toutes. Elle seule est une gare. » S’il est vrai qu’une gare est un endroit où des gens attendent des trains, aucune autre en effet, parmi celles que je connais, ne peut
lui être comparée. Ils sont là des centaines, des milliers peut-être, sous les ventilateurs, assis ou couchés à même le sol vingt-quatre heures sur
vingt-quatre, agglutinés autour de leur maigre bagage, qui attendent des trains dont on se demande s’ils arriveront jamais. Cette foule silencieuse et résignée, pour laquelle la
notion d’horaire est du domaine du songe, ignore qu’un temps humain existe. Après quelques-unes de nos minutes passées à les regarder, l’idée d’entretemps s’impose comme une
évidence, naturelle pour eux, difficile à concevoir pour la plupart d’entre nous.

Les orgueilleuses mansions construites par les Anglais au tournant de ce siècle sont devenues caravansérails croulant sous la crasse, dont les façades écaillées
dominent la paille rase d’anciens gazons. Dans les altiers vestibules halètent des ascenseurs en fer noir, cages de tortures prêtes à rendre l’âme entre deux étages.
Portes et parquets craquent à tout instant, peuplés de fantômes victoriens.

Hôpitaux du souvenir, ces grands immeubles se délitent, emportés pièce à pièce par la terrible et tourbillonnante vie de Calcutta, dans la chaleur humide, la
poussière. Pour les remplacer, d’un côté le verre, le béton, l’acier; de l’autre le torchis, la ferraille, les planches… ou rien; rien qu’un lambeau sans couleur tendu
entre deux piquets : la « maison » de cet homme, de cette ombre accroupie sur le trottoir et qui, pour une roupie, frappe de son moignon les cuisses des passants trop pressés qui
l’enjambent.

A Mahabalipuram, non loin de Madras, sept chars de procession sont alignés près du rivage selon le plan sacré du mandala. Oratoires mobiles, ils seront tirés par des
éléphants jusqu’au sanctuaire de la grotte du Tigre afin d’y honorer les dieux.

A gauche du char de tête, le taureau Nandi, monture de Shiva, est couché sur le sable. A droite, un des éléphants, debout, attend d’être attelé.

Sous un ciel très bleu mouchetée de palmiers, la grande fête des Pallavas est prête à commencer…

… Treize siècles plus tard, tout est en place au même endroit. La scène semble avoir été pétrifiée. Les chars, le taureau, l’éléphant, s’ils
n’étaient de granité, pourraient se mettre en mouvement… et dans le regard des enfants qui virevoltent alentour, comment ne pas lire cet espoir vague qu’une fête, même
noyée dans la pierre, a quelque chance, un jour, de resurgir.

Par la pluie diluvienne des moussons, par les coups d’océan que les typhons soulèvent, le Temple du Rivage posé depuis douze siècles au seuil même des vagues, sur la
côte de Coromandel, estompe doucement le relief de sa pyramide.

Ici est la Cité des Dieux que l’architecte dravidien voulut à l’image de l’Univers. Le granité rose des étages assemblés bloc à bloc sur le sable s’élevait
d’un monde temporel que la terre et l’eau se partagent vers une harmonie supérieure où tout se fond dans le divin.

Après son édification — que rien ne semblait pouvoir battre en brèche — sous le double signe de Brahma le Créateur et de Vishnou le Conservateur, commença
l’érosion des sculptures, jadis grouillantes de vie, puis celle des parois elles-mêmes où le grain de la pierre a presque disparu.

Cette usure du temps n’est-elle pas la volonté de Shiva, dieu destructeur et « Seigneur de la danse », venu pour nous désentraver du lien de l’illusion qu’un temple,
maintenant, sur ce rivage, existe?

Lors de mon enfance mâconnaise j’avais été intrigué par une reproduction en couleurs représentant le panorama d’une ville au bord de la mer, ouverte sur une baie que
surplombait un curieux pic rocheux appelé Pain de sucre. Cette ville, on l’aura deviné, était Rio de Janeiro, un des plus beaux paysages du monde, prétendaient mes parents.
Quand j’ai vu Rio pour la première fois, j’ai été tenté de leur donner raison. Les Cariocas en sont eux-même convaincus puisqu’un de leurs nombreux dictions affirme :
Dieu créa le monde en sept jours mais il en a mis au moins deux pour Rio.

La ville — ou plutôt ses différentes parties — s’inscrit dans un décor de collines pointues ou monos, dont la plus célèbre, avec le Pao de Açucar, est
celle du Corcovado qui, à sept cents mètres d’altitude, sert de socle à la statue monumentale — et laide, vue de près — du Christ protecteur.

Jeune ethnologue ébloui arrivant au Nouveau Monde en 1943, Lévi-Strauss écrira: « Rio est mordu par sa baie jusqu’au cœur; on débarque en plein centre, comme si
l’autre moitié, nouvelle Ys, avait été déjà dévorée par les flots. » L’image est belle mais date un peu puisque aujourd’hui de nombreux terrains, comme
la fameuse bande côtière de Copacabana, ont été conquis sur l’eau, gommant, au moins en partie, cette intrusion de l’océan dans la ville. Une autre intrusion, toute de
misère et de laideur cette fois, est celle des favellas accrochées aux flancs des collines; il semble qu’elles vont dégringoler vers la ville et la submerger.

A Rio comme à Mexico, Bombay ou Singapour, l’opulence côtoie la misère avec une arrogante brutalité. Ici le marbre, la moquette, l’acier; à côté la tôle,
le carton, la boue pour une survie au jour le jour, sans eau, sans électricité, sans égouts; honte de nos sociétés modernes. Quand le Pape vint en visite au Brésil
il manifesta le désir de se rendre dans l’un de ces bidonvilles. Quelques semaines avant son arrivée on le lui prépara sur mesure, en installant à la hâte le
téléphone et l’électricité après avoir ravaudé puis repeint quelques façades. A peine le Saint-Père eut-il tourné le dos, tout fut
démonté, ramené à l’état initial.

Sur un banc de Copacabana, un petit cireur de chaussures est couché en chien de fusil. Sans doute n’a-t-il pas d’autre lit que ce banc ; et puis qui dort dîne. Tels sont les deux
visages de Rio, ville de la beauté toujours blessée. Cela est vrai du pays tout entier.

Jean Orizet

egypte février 2009 109