IL EST DES INSTANTS ÉTRANGES, UNIQUES


IL EST DES INSTANTS ÉTRANGES, UNIQUES

Il est des instants étranges, uniques, presque cocasses.
Un homme marche à midi en portant un panier sur sa tête;
le panier lui cache entièrement le visage
comme s’il était sans tête ou déguisé,
portant une tête monstrueuse et sans yeux,
aux yeux innombrables.

Tel autre,qui flâne rêveusement dans le crépuscule,
trébuche quelque part, pousse un juron,
revient sur ses pas, cherche;
— un caillou minuscule; il le soulève; il l’embrasse;
puis il s’inquiète soudain : quelqu’un d’autre a pu le surprendre;
il s’éloigne d’un air coupable.

Une femme met sa main dans sa poche; elle n’y trouve rien;
elle ressort sa main, l’élève, l’observe attentivement :
une main imprégnée de la poussière du vide.

Un garçon de café a refermé sa paume sur une mouche
— il ne la serre pas;
un client l’appelle; il a oublié la mouche;
il desserre sa paume; la mouche s’envole, se pose sur le verre.

Un papier roule dans la rue avec hésitation,
en marquant des temps d’arrêt,
sans attirer l’attention de qui que ce soit, — cela lui plaît.
Pourtant, à chaque instant,
il émet un craquement particulier qui est un démenti;
comme s’il cherchait maintenant
quelque témoin incorruptible de sa marche modeste, mystérieuse.

Et toutes ces choses ont une beauté solitaire, inexplicable,
une peine très profonde venue de nos propres gestes, étrangers et inconnus
— n’est-ce pas?

Yannis Ritsos

LES POÈMES QUE J’AI VÉCUS DANS TON CORPS


LES POÈMES QUE J’AI VÉCUS DANS TON CORPS

Les poèmes que j’ai vécus dans ton corps en silence
me redemanderont leur voix un jour, quand tu partiras.

Mais je n’aurai plus de voix pour les dire.
Parce que toi, tu avais toujours l’habitude
de marcher pieds nus dans les chambres,
puis tu te pelotonnais dans le lit,
petite boule de plumes, de soie et de flamme sauvage.

Tu croisais les mains autour de tes genoux,
laissant en évidence, par provocation,
tes plantes de pied roses et poussiéreuses.

Il faut que tu te souviennes de moi comme ça — me disais-tu;
il faut que tu te souviennes de moi comme ça avec mes pieds sales;
avec mes cheveux tombant dans les yeux
— parce que comme ça je te vois plus profondément.

Alors comment ne pas rester sans voix.
Jamais la Poésie n’a marché ainsi
sous les pommiers en fleur immaculés d’aucun paradis.

Yannis Ritsos

LE PAPILLON VINT


 

Yannis Ritsos

 

LE PAPILLON VINT

 

[…] j’avais la sensation qu’une belle fiole en cristal s’était brisée,
que le parfum s’était répandu sur l’étalage poussiéreux.
Tous ceux qui passaient hésitaient vaguement un instant,
ils humaient l’air, se remémoraient un souvenir heureux
puis disparaissaient derrière les poivriers ou dans le fond de la rue.

Ce parfum, par moments, je le sens encore — je veux dire que je m’en souviens;
n’est-ce pas étrange?
— les événements que nous qualifions habituellement de graves s’évanouissent, s’éteignent —
le meurtre d’Agamemnon, l’égorgement de Clytemnestre
(on m’avait envoyé de Mycènes un beau collier de petits masques en or
réunis par leurs oreilles à l’aide d’anneaux
— je ne l’ai jamais porté). On les oublie;
d’autres, au contraire, accessoires, insignifiants, subsistent;

— je me souviens d’avoir vu un jour
un oiseau posé sur le dos d’un cheval;
et ce fait inexplicable me semblait m’expliquer (à moi seule entre tous)
un beau mystère

Je me souviens aussi, enfant, sur les rives de l’Eurotas,
auprès des tièdes lauriers-roses,
du bruit d’un arbre qui se dépouillait tout seul;
ses écorces tombaient mollement dans l’eau,
voguaient comme des trières, s’éloignaient,
et moi j’attendais qu’un papillon noir à rayures orange
vienne à tout prix se poser et s’étonne de se voir bouger
alors qu’il resterait immobile;
cela m’amusait que les papillons, avec toute leur science du ciel,
n’aient aucune notion de voyage au fil de l’eau et de navigation.

Le papillon vint.

Yannis Ritsos

 

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Yannis Ritsos

DÉPENDANCE DE L’INDÉPENDANCE

 

A quoi bon parler? A quoi bon trop d’explications?
Quand tu marches d’un pas pressé pour rejoindre
tes amis qui t’attendent pour une affaire
très importante et qui te concerne, toi, quelques-uns et d’autres encore,
voici que tu t’arrêtes subitement au milieu du chemin pour observer
l’oiseau qui trottine paisiblement sur l’asphalte,
sa tête redressée, extatique, mieux instruite de ce qui l’entoure,
tenant un ticket d’autobus dans son long bec.

TU LA VOIS


Yannis Ritsos

TU LA VOIS ?

Il prend dans ses mains des choses disparates — une pierre
une tuile brisée, deux allumettes brûlées,
le clou rouillé du mur d’en face,
la feuille qui est entrée par la fenêtre, les gouttes
qui tombent des pots de fleurs arrosés, les pailles
que le vent d’hier a déposées sur tes cheveux — il les prend
et la-bas, dans la cour, il édifie presque un arbre.
En ce presque réside la poésie. Tu la vois ?

Yannis Ritsos

Des chemins clairs qui figurent sur le plan, parfois des noms de rues s’effacent, se glissent alors des impasses aux fonds baptismaux induisant une erreur de naissance…


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Des chemins clairs qui figurent sur le plan, parfois des noms de rues s’effacent, se glissent alors des impasses aux fonds baptismaux induisant une erreur de naissance…

Me levant du ban de mon existence, je me souvins que j’avais abandonné mes clefs dans l’appartement avant d’en claquer la porte. La cage d’escalier ne laisse plus passer le moindre bruit de conversation. Lurette qu’aux paliers, DO NOT DISTURB, ça balance comme à pari à la ficelle de chaque poignée de porte. A qui demander « Où par là ça mène-t-il ? »

Nib de Gaston, pas plus qu’un autre pour répondre au téléfon.

Angoisse.

Entrant dans mon jardin secret, derrière le gros cerisier, je trouve le rossignol faisant passe pour tous mes tiroirs

Soudainement un bruit de roues sort du plafond de la cage, le câble des cordes vocales de l’ascenseur, en se tendant, perdait les zoos.

Je me dis, ouf ça va renaître

-Alors qu’est-ce qui t’arrive ? demande Aurore

Passé le frisson d’impression d’au-delà, je reprends conscience. La petite fille de la femme austère est devant moi, elle me tend son sourire. Puis tourne sur les pointes. »Salto tout l’monde »qu’elle dit en riant comme un petit rat dans ses grands égards… Pas Degas n’apparait de derrière les rideaux. Donc pas de vieux salaces dans l’entr’acte. Les lumières me montrent le plafond.

Un émerveillement !

Il est empli de Chagall. Je tremble, pleure, l’émotion me coule des tripes. Plus de fantôme de l’ô qui paiera comme l’injustice l’exige. Il s’est fait avaler par le trou du souffleur. L’instant d’après icelui-ci me dit « Remballe les films d’épouvante, remonte l’heur à la voile, hisse la trinquette et tire un bord, cap au large. On déhale des cons, on s’écarte des lises, des étocs, des naufrageurs, des-on-m’a-dit-que-vous-êtes-au-courant, on casse la mire de la télé-bobards, des émissions qui montrent les richards dépouilleurs d’îles désertes aux SDF, genre la Tessier & Nikos and co, merde à vos bans comme aurait dit Léo !

Aurore me saute au cou, son parfum de gosse me tourneboule. C’te môme à m’sort la barbe de l’attente de la toison d’or.

Le Petit-Prince, son frère Théo au ciel, la p’tite soeur Line agnelle, les roses, les épines, le serpent et le renard, le désert, la serpette et la belette gonflent les binious genre fez noz que ça gigue du talon dans les Monts d’Areu. Me v’là r’venu à Brocéliande. Merlin assis au centre de la ronde clairière me dit :

« Vas ton odyssée jusqu’au bout de la confiance, elle cédera pas, t’es assez un Pi pour muter croyant en ta foi ».

La mer sort de l’épave et remet taire à flots

Du château de sable un don jonc tresse la corbeille de la mariée.

Le matin referme les portes de la nuit

Je la chevauche à cru

J’tiens d’bout

Niala-Loisobleu – 26 Août 2016

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A ma Muse, Que si je ne l’aimais pas seulement je mourirai


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A ma Muse

Que si je ne l’aimais pas

seulement je mourirai

Niala-Loisobleu – 09/08/16

Yannis Ritsos – La Symphonie du printemps

Symphonie du printemps
Publié en 2012 aux éditions Bruno Doucey un texte de Yannis Ritsos dont c’est la première parution en français, en version bilingue avec une traduction du grec de Anne Personnaz.

Cette Symphonie du printemps date de 1938. Dans le Poète d’aujourd’hui consacré au poète en 1973, Chrysa Prokopaki écrit : « La  découverte de l’amour, l’euphorie de la vie grâce à l’amour s’expriment dans le livre suivant, Symphonie du printemps. La présence d’une femme qui vient effacer les traces d’un passé morne, apportant la vie et la jeunesse, domine tout ce poème. Les jours anciens reviennent dans la mémoire comme une contrée lointaine, au goût de cendre. Aux yeux éblouis du poète, s’ouvre un monde tout frais, tout neuf. »

Je quitterai
le blanc sommet enneigé
qui réchauffait d’un sourire nu
mon infini isolement.

Je secouerai de mes épaules
la cendre dorée des astres
comme les moineaux
secouent la neige
de leurs ailes.

Ainsi un homme, simple et intègre
ainsi tout joyeux et innocent
je passerai
sous les acacias en fleurs
de tes caresses
et j’irai becqueter
la vitre rayonnante du printemps.

Je serai l’enfant doux
qui sourit aux choses
et à lui-même
sans réticence ni réserve.

Comme si je n’avais pas connu
les fronts mornes
des crépuscules de l’hiver
les ampoules des maisons vides
et les passants solitaires
sous la lune
d’Août.

Un enfant.

In Symphonie du printemps, © Bruno Doucey, 2012, p.19

Dans la préface du recueil Bruno Doucey écrit : « Un hymne à l’amour, à la nature, à la vie. Plus encore, un chant de haut vol, dans la pure tradition des chants que nous offre la littérature grecque depuis Homère. La publication de ce texte, enfin traduit dans notre langue, pourrait paraître commune si elle ne répondait à deux exigences majeures de toute grande littérature : Symphonie du printemps est d’abord un antidote à la crise effroyable que traverse Yannis Ritsos dans les trente premières années de sa vie. Ce texte écrit en 1937-1938 prend aussi, dans le contexte actuel, une autre dimension. Comme si le soleil d’hier s’étirait sans se rompre jusqu’à l’horizon d’aujourd’hui. »

Ritsos allie l’art des mots simples au passage du personnel à l’universel. C’est la marque des plus grands dont la parole grandie dans une histoire individuelle, ancrée dans une culture, porte son écho à tous.

Nous tendons nos bras
au soleil
et nous chantons.

La lumière gazouille
dans les veines de l’herbe
et de la pierre.

Les cris de la vie
ont déployé les branches
arcs puissants.

L’écorce des arbres
verte et luisante
brille
– robe rayée déployée
sur de seins naissants de paysanne.

Comme nous aimons
nos corps sensuels.

Ne nous priez pas de partir.
enfermés dans notre corps
nous sommes partout.

Chaque oiseau
qui plonge dans l’azur
chaque petite herbe
qui pousse au bord du chemin
nous apporte le message de Dieu.

Les êtres
passent près de nous
beaux aimés
revêtus
de notre rêve de notre jeunesse
et de notre amour.

Nous aimons
le ciel et la terre
les hommes et les bêtes
les reptiles et les insectes.
Nous sommes nous aussi
tout à la fois
et le ciel et la terre.

Notre corps orgueilleux
par la beauté de la joie.
Notre main toute puissante
par l’ardeur de l’amour.

L’amour dans son poing
contient l’univers.

Ibid, p.77

Dans un numéro de la revue Europe d’octobre 1993, Charles Dobzynski conclue un Pour saluer Ritsos par ces mots : « La poésie de Ritsos est cette exigence tenace : déclencher entre nous et nos mots, entre nos mots et nos actes, entre nos actes et les choses, entre les choses et leur commune désignation, une sorte de transfert d’énergie, un courant inversé qui aurait le pouvoir d’irriguer et d’iriser notre intelligence du monde. Les données de notre existence appartiennent à l’ordre élémentaire, à l’ordre tellurique, à l’ordre complexe et mutable de l’univers. Mais le donné ne nous est jamais offert, ni acquis. C’est lui qu’il faut intercepter et extraire des ténèbres primitives. Et le langage de Ritsos, dans la mine de notre nuit, me semble à coups de pic, à coups de mots et d’images inouïes, abattre des blocs de songe pareils à l’anthracite, des éclats de diamant pareils à ceux qui nous parviennent des plus lointaines étoiles comme un signe de la naissance de l’univers.

Et le poète grec Yannis Ritsos nous a donné cette joie-là, qui nous demeure comme un legs, d’assister, dans la poésie, à la naissance d’un univers. »

Le jour se lève.
La brume se retire.
Les choses
dures brillantes et non démenties.

Je ne sais combien de mois nous dormîmes.
Oubliés nous fûmes oublieux
dans un éblouissement dense
de nuit et de soleil.

Je ne pleure pas
parce que le sommeil m’a renié.
Derrière notre jardin
existent aussi d’autres jardins.

La mort gravit
échelon après échelon l’échelle
qui mène au ciel.

S’enfuit l’été
mais la chanson demeure.

Pourtant toi qui n’a pas de voix
où te réfugier à l’abri du vent ?
Comment accorderas-tu la lumière à la terre ?

Ouvre les fenêtres
qu’entre la lumière
l’indomptée rafale du vent
l’haleine âcre
des montagnes grandioses.

Regarde l’inépuisable sourit
devant les bras croisés.
Délie les bras.

Ouvre les fenêtres
afin de voir l’univers en fleurs
de tous les coquelicots de notre sang
– que tu apprennes à sourire.

Tu ne vois pas ?
Dès lors que s’éloigne le printemps
derrière lui arrive notre nouveau printemps.

Le voilà le soleil
par-dessus les cités de bronze
par-dessus les vertes terres
en nos coeurs.

Je sens aux épaules
le fourmillement intense
alors que poussent
toujours plus jeunes et plus larges
nos ailes.

Relève tes cils.

Le monde resplendit
hors de ta tristesse
lumière et sang
chant et silence.

Mes chers semblables
comment pouvez-vous
encore vous courber ?
Comment pouvez-vous
ne pas sourire ?

Ouvrez les fenêtres.

Je me lave à la lumière
je sors sur le balcon
nu
pour respirer à fond
l’air éternel
aux fortes senteurs
de la forêt humide
au goût salé
de la mer infinie.

Le monde resplendit
infatigable.
Qu’il soit regardé.

Ibid p. 133

 Source La Pierre et le Sel 10 Mai 2012

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L’Amitié – Pablo Picasso