La vérité du drame est dans ce pur espace qui règne entre la stance heureuse et l'abîme qu'elle côtoie : cet inapaisement total, ou cette ambiguïté suprême. Saint-john Perse
« Au seuil de la poétique est écrit : « Que ceux qui ont des oreilles pour entendre entendent ». Et qu’avons-nous entendu ? L’ouïe cherche à redire, en des poèmes tels que ceux-ci, les rythmes auxquels depuis toujours elle fut éduquée ; car notre vue implique une audition première, et nous ne touchons terre que parlant en notre langue, magnifiquement comme le costume ; de même que les hommes n’auraient pas idée de se présenter à eux (au désert, à la montagne, aux rives) autrement que vêtus de telle manière, nous nous présentons en certaines tournures : le chant-royal, épigrammes, procès-verbaux, parataxes, diérèses, blasons, madrigaux. La poésie est le contraire de l’esperanto. L’homme est greffé ici de l’étrange manière langagée. Implanté à ce flanc de terre où il est nomade, et pareil à un stoïque sacrifié qui dicterait jusqu’à la fin les derniers mots de son agonie, pour que d’autres les entendent, il perçoit l’écho répercuté dans les gorges ». Michel Deguy.
préparatifs de repas de mariages de passions de toilettes de maison de rangement d’opinions ils se tassent les uns à côté des autres
redresse enfin monte écouter le chef d’exode qui d’un geste les décapite ouvre l’ouïe à l’absence puis greffant une parole à leur corps les ravive
Moïse confié aux phasmes Invente pour eux leur homologue La ville le peuple l’histoire
Voyons l’esprit nomade allons l’accueillir Avec honneur avec préparatifs Sortons au-devant de lui est-ce lui
Sur le chemin tout le jour qui monte à Damas Sa voix reconnue comme la voix d’un autre Alors entra ce qui était là Les murs firent un pas en avant Les meubles se présentèrent dans l’horloge ininterrompue
Le silence fut chez lui
Ce que ça coûte d’écrire, comme vous dites, vous ne le soupçonnez pas, le taedium, l’endurance du jeûne. Tristesse, te voici. Je te reconnais à la lisière de l’orage avec tes habits de Sologne. Oui, l’humeur vague où vous baignez je la crispe en paroles; mes yeux sur vos épaules pour vous aviser :
une certaine attention que vous n’apprîtes pas, et c’est pourquoi la sourde déception vous entoure souvent. Ce qui au vol vous échappe, je suis là pour vous le dire — trop tard. Il vous a échappé ceci, qui s’est posé pour moi comme une semence de platane; ceci qui fait que je peux saluer la tristesse : il y avait je ne sais quelle résignation de la très petite fille pendant que la mer cernait cette dune avancée ; le large évacué soudain comme le mail sous l’orage, et tandis que la bouche d’un oncle retombait, un de vos fils rejetait sa mèche en silence; il y avait l’angle de son cou et l’automne amené de force par l’océan comme un tri de taureaux camarguais; tout ce que vous ne savez pas joindre et qui vous tourmente maintenant comme un profond parasite; ces relations rapides dont vous êtes victime; je veille, vous me trouvez silencieux. J’appelle la circonstance porche de septembre. Vous me trouvez taciturne, j’attends comme un serviteur d’accueillir ces lignes que vous négligez; la douleur même de mon épaule et l’oisiveté d’un enfant qui transforme, le temps d’un dactyle, la chaux en mur lamentable; l’entrée de la mouette de dos dans le taillis de l’averse; l’éternel retour, fugitif, inattendu, des motifs dans notre cirque de courbes, il me faut veiller sur la lampe à huile pour l’attendre tard et qu’il me trouve prêt malgré tout à remarquer le signe rapide dont il honore; vous êtes sombres parce que vous n’avez pas su — vous en êtes innocents, et pourtant malheureux — que c’était à saisir, ce bas aparté contemporain d’un if qui se rejette, et, j’y reviens, les deux bras silencieux de la très petite fille acceptant soudain sa mère et son père, mais la fenêtre battait, le gardien des vaches siffle, une main retombe au premier plan, et ce geste pour chasser l’insecte, qu’on prend pour une larme, et voici la tristesse entre ses deux parois qui nous invite à traverser. C’est à quoi je m’emploie. La tapisserie défaite et retissée, l’étrange filet tendu pour vous mais vous ne le relevez pas, de silhouettes de contes, de rameaux en couleurs, d’alertes chez les oiseaux, d’entrailles de jusant, de pages écorchées, d’assonances fanées qui revivent, car tout est rencontre beaucoup plus surprenante que celle d’un tesson et d’une fleur dans le même réseau, et l’art de nos époques rejoint ce qu’il y a, la concroissance instantanée de regards et de branches, ces alignements d’amers : votre manche, le bouton noir de la fenêtre, un cri de gibier; cette carte marine changeante : quelles hauteurs de tons différents dans le faisceau qui se défait aussitôt de nos phrases, on dit « conversation », le vent ouvre un livre, et c’est Pindare que la couverture recache, un avion s’enivre, la voile rouge de Thésée double le cap de Branec, la chanson à la mode croise la rue, les sœurs échangent des propos méchants, tristesse te voici.
Art poétique
Le corps et sa charade Quand le vent s’enroule dans les veines Un vivant crucifié
Le haut lui passe, un tuteur aux épaules Ii marche pendu Contre la pesanteur
Le nom et la chose
Disant à son fils le nom d’une fleur
(S’il n’oublie pas son premier vers le poème décline)
Liseron mais pourquoi, fragte er,
Cette fleur ne s’appelle pas blanche?
Albe liseron grimpacée
Le nom qui convient mimerait quelle genèse
Le voyage
Au pays où les hommes sont pieux
Et la lune croissante Les morts les corbeaux les cyprès fortifient ensemble Un argument contre l’idéalisme (j’ouvris un livre sur la déportation : celle à qui fut donné de vivre dans son tombeau ses jambes se séparaient)
L’œuvre et le nom
L’Aurige au visage d’Aurige
Doucement staring at
(toutes levées vers lui les consultantes
cerclant sa figure orbitante)
Enseignait que l’œuvre ne déçoit pas son nom
I^e poème et son espérance
Entre l’or et le ciel un grand vent
Il rendrait la justice sur la litière du bateau
Les oiseaux sans compte auguraient
Ce qu’un poète a fait
Un autre ne peut le défaire
Le mot chargé d’horreur, d’aimant Prête son nom à ce qu’il intitule Nef chargé de sel, de distance Prête son nom au bateau confondu avec lui Tandis qu’il passe en secret alliance Avec bleu — lui déguisé en échantillon — Ils tolèrent le commerce fructueux De leurs homonymes pseudonymes
(Topposerais-tu, lecteur (ici tutoyé comme naguère), lecteur que les statistiques disent soupçonneux envers les vers, t’opposerais-tu à ce que nous feignions, non sans jovialité, de distinguer entre types de poèmes?)
Poème pour (re)poser questions qu’on ne pose plus en dehors du poème, même pas la « phénoménologie », qui doit choisir ses phénomènes,..
Les chiens vont sur la terre comme nous sur le tapis
de la mosquée Pour courir « comme eux » il faut le long métier
d’athlète « D’un bond » l’un, s’il est distancé, un chien Rejoint silencieusement l’autre II n’est pas lourd Mais simplement comme un bateau ou plutôt La terre est une étrave et leur course la houle discrète Que veut dire ergo la lourdeur des hommes?
Il y a aussi des histoires de famille :
Souvent quand elle ferme la porte Ma fille rentre plus précoce Elle porte son image devant
Comme le feu dans la férule
Visages apparentés font comprendre les masques Un souffle de verrier creusant le plasme les promut Vide enceint d’os la face comme la terre Que tu t’excentres en vain pour voir Le masque des « Deguy » des « Balubas » Devant « soi » crocheté à la cimaise de l’axis
De toi tu parles à la première personne L’eau me coulait sur la bouche Et c’est peu supportable
Des notes prises au cours de vivisection quotidienne :
Les greniers du ciel se remplissent
La mort dans la main gisante se réveille
Les jours un fardeau de bûches Qui disparaît par le col des épaules
Les yeux se rejettent Avant l’os qui va suivre
Le stère du temps s’écroule Comme un visage du Greco
Des fables :
Traité de l’équilibre des liqueurs
Entre les paumes le vase d’air, entre les côtes Le vase de bronches, entre les ailes ce vase, Entre les hanches ce vase d’arachide, entre Les ailettes ce vase d’os fin, entre les myocardes Ce vase de sang, entre les amis ce vase de cendre
Entre les lèvres ce vase courtois, entre les oreilles ce Vase de lignes, sur la tète cette urne bleu ciel De sorte que si tu renverses un verre les femmes s’affolent
Des moments de nostalgie :
Fin dans les villes sur le dos Du fleuve d’où la ville se découvre Ovide Lucrèce Gœthe Suarez La Renaissance la Rhétorique Hardes qui vêtent sur les ponts Le cynisme qui change d’échelle Sous l’urne bleue des restes du ciel
Des autoportraits :
C’est fait de la même manière un endroit
Rio quand vous y êtes ou Neuville ou Lima
Le linge de Cusco d’églises sur la pente
Les naïades Varig dans les agences transparentes
Le grain des bords le temps de tourner la rue
Je ne peux congédier le grand souk du transept Il n’est fidélité dont je ne sois capable Ici des hommes qui s’appellent Rivière
(Quand deux poètes se font face
Il vaudrait mieux que ce fût
Deux lutteurs turcs à culotte graissée
Oiseaux du même sexe étonné
Eux s’évitent comme deux métamorphosé»)
Des moments de rêverie, portée au refrain, au blason, au souvenir :
Où la Loire abrite Comme un nuage Où la carte ressemble A la carte du tendre Le Loir et Montrésor
« ô tours ô chambres ô femmes ô cavaliers ô jardins et palais »
Cette affluence que L’enfant doit voir Du féminin et de son masculin Cet échange que l’enfant doit savoir Du masculin et de son féminin
Car la rivière est Loir
Et le fleuve est la Loire Tandis que dort leur homonyme Dans l’autre règne et dans l’autre saison
« ô tours ô chambres ô femmes ô cavaliers ô jardins et palais »
Jeanne est un synonyme
Une femme une rivière
Où s’agenouille le lavoir
Au creux de notre histoire
En cette langue patriotique où riment
Loire gloire et croire et Loir et soir
« ô tours ô chambres ô femmes ô cavaliers ô jardins et palais
Non des fleurs ou des songes
Mais cherchant le langage de langue
Car si j’écris victoire
Ce n’est pour que vous voyiez rouge
Mais pour que vous entendiez Loire
« ô tours ô chambres ô femmes ô cavaliers ô jardins et palais »
Et, pourquoi pas, donc, des jeux d’anagramme :
As-tu remarqué comme les bêtes tiennent leur distance? A peine entrons-nous, elles se dérobent, reculant jusqu’aux bords : corbeaux, cervidés, chats même, ces ailes entrevues qui décroissent; de sorte que pour les voir il fallut les lier à la maison, poissons qui détalent, bêtes évanouissantes tant que les enfants ne savent pas leurs noms et qu’ainsi, vivant sur la terre, elles demeurent inconnues.
Le loup alors, le loup que des lunettes même ne suffisent à rapprocher, et qui se métamorphose en berger dès que nous l’encageons, le loup posé sur la lisière de la nuit entre chien et crépuscule, le loup serait un des noms de la bête incapturable ; plutôt, il nomme l’imminence de ce qui nous frôle, la noirceur, tout près de nous, de toute quasi présence à contre-jour; car la lampe dissipe l’ombre, mais il suffit d’un couloir, d’un resserrement, de quelque coude qui cache la vue pour que les’ enfants pressentent son embuscade. Et pour chacun quand il s’agit de paraître dans une identité défiant toute connaissance, à la faveur de la fête on se masque avec sa peau. Le loup dévore son antonyme la poule blanche, ronde, étourdie ; son blason contrasté offre cette étrange figure de l’intérieur qui échappe à toute révulsion : sa peau retournée ne le livre pas; la mort ne le menace pas.
Aujourd’hui que l’homme-loup de Frazer ou de Gordon pend dépecé dans les musées de l’Homme, l’enfant et le loup, l’enfant-loup en un comme le Mino-taure, que la chronique inquiète tire parfois d’une forêt-monstre du Dekkan, l’enfant qui surveille les bonnes versions de la fable, l’enfant-joue, l’enfant qui se change en cache et que fascine la simple irruption, pareil aux insectes qui se médusent par leurs ocelles, l’enfant dont le cri de jeu n’est qu’une longue assonance au loup, l’enfant hou-ou, pour lui le noir est métaphore du loup, tout lieu reculé son anagramme…
Le loup de profil, figure de ce qui va surgir de tout angle, le loup en oreilles, jaloux triangulaire omni-absent comme la face cachée des choses, doublure ombreuse au verso de ces retournements même qui cherchent à débusquer tout le non-vu et s’imaginent que l’inouï va bientôt être tiré au clair, c’est de son pas que s’approche, la langue l’atteste, à la faveur de l’obscur tout l’envers innommable dont le secret ne peut pas être levé.
(Que le poème enveloppe une valeur de grammaire première, refondation de tropes, naissance de l’usage ou pouvoir de la langue dans ses possibilités.)
Maintenant
Elle peut venir à tout instant
« Maintenant nous voyons en figure »
Il n’y a qu’une seule figure
La genèse est de mise :
Nous sommes dépossédés —
De la distance du génitif
Comparution Comparaison
Maintenant elle peut paraître à tout instant
« Cette chose formidable
Disait l’Homme-qui-rit Une femme en son nu » Métaphore est anagramme D’Aphrodite anadyomène
O promise ô saisissante Le n’-approche-pas de ton lever Met en état le poète dessaisi De soutenir l’apparition
« Comme en un jour de fête »
Le poème commence fête rythmique par son ouverture ouvragée qui fait le silence, et nous aurons des mots pleins d’odeur légère… Car un poème est une sorte d’anagramme phonique de ce « mot de lui-même » qu’il ne livre pas autrement, ce mot crypté en lui comme l’acrostiche sonore qui se cache, cette arcature qu’il cherche en avançant comme le sourcier de sa propre source, une sorte de variation paronomastique sur son propre ton-clé qu’il fraye aveuglément à soi-même; le poème se fait sonner pour ausculter son cristal.
Né en 1952, Jean-Michel Maulpoix a commencé à publier à la fin des années 1970. Critique (à La Quinzaine littéraire), fondateur de la revue Le Nouveau Recueil, essayiste, universitaire, il a su, dans une œuvre forte de plus de quarante-cinq publications, rester avant tout un poète. En bonne place dans toutes les anthologies (ou presque), invité régulièrement à l’étranger, il est une des figures qui comptent dans la génération de l’après-guerre.
Jean-Michel Maulpoix, Rue des fleurs. Mercure de France, 88 p., 10,50 €
Après Locturnes qui, en 1978, entrelaçait des courtes proses et des vers, tu as choisi le poème en prose. Aujourd’hui, tu publies un livre qui semble dire que le vers a toujours hanté ton écriture et que sa nostalgie traverse ta bibliographie.
Le vers, en effet, hante mes recueils. Régulier ou non, c’est l’unité de mesure primordiale de l’écriture poétique. J’adhère à ce mot de Mallarmé : « le vers est tout, dès qu’on écrit ». Il est ce qui rend sensibles le rythme, le souffle, mais aussi les impulsions des sensations, des perceptions et des pensées. Il produit de petits cristaux de langue dans lesquels toutes choses peuvent se laisser prendre. Il était donc là dans mes proses « poétiques » où il n’est pas nécessaire de creuser beaucoup pour le retrouver. Ainsi, le rythme 8+6 ou 8+9 travaille en sourdine la prose d’Une histoire de bleu. Rue des fleurs rassemble des bouquets de vers simples qui furent pour nombre d’entre eux les premiers moments de ma prose. Il y a comme un effet de boucle ou d’entrelacs : je pars d’une impulsion cachée qui est le vers, je transite par la prose, et je reviens au vers…
Tu es donc d’accord avec la définition de Valéry : « le poème, cette hésitation prolongée entre le son et le sens » ?
Oui. J’écris beaucoup à l’oreille, en écoutant à la fois ce que pensent et ce que chantent les mots qui s’agrègent en vers ou en prose selon le son et le sens. Plus le son est prépondérant et plus je me rapproche du vers qui est pour beaucoup une chambre d’écho. Mais ce qui importe est aussi le prolongement de l’« hésitation » qu’évoque Valéry : ce qui se met en place sur la page n’est pas un discours ; il y a un chef d’orchestre invisible qui se cache dans la page !
Quand tu as commencé à publier, un certain nombre de notions, discréditées par les mythologies de l’Homme Nouveau, de l’Homme Éternel et de la Poésie, semblaient impossibles à défendre. Soutenu par Maurice Nadeau qui a été ton premier éditeur, tu es monté au créneau en imposant une autre conception du lyrisme…
Étudiant, j’ai engagé une réflexion sur le lyrisme qui reste une notion relativement confuse : je me suis efforcé de la clarifier et lui ai consacré la thèse de doctorat que j’ai soutenue en 1987 à l’université de Nanterre. Mais si je m’y suis intéressé, c’est aussi parce qu’elle concernait mon écriture – une certaine énergie que je souhaitais y mettre, une implication subjective, un rapport dynamique avec la réalité concrète du monde.
Le lyrisme n’a donc jamais été pour toi synonyme de sentimentalisme.
Dans un passé proche, c’est du côté d’André Breton préconisant « le comportement lyrique », ou de Gracq évoquant les « longues rampes fiévreuses » du lyrisme, que je regardais. Mais ce mot vaut aussi bien pour parler de l’énergie du mal chez Baudelaire, ou des visions extravagantes de Rimbaud qui rejette avec force la « poésie subjective ». Assez vite, m’est ainsi venue à l’esprit la notion de « lyrisme critique », à laquelle j’ai consacré un essai, aux éditions José Corti, en 2009. Elle induit l’idée d’une réflexivité lyrique prenant forme à partir de crises qui sont aussi bien les crises de vers de Mallarmé que les crises de la subjectivité de Verlaine. Le lyrisme n’est pas une ivresse de langue, ce peut être une puissance d’examen, une intensité de la pensée qui fait directement jouer les ressorts de la langue.
Où commence et où finit « l’intime » pour toi ?
Rude question ! Essentielle ! Je répondrai par une image qui me vient à l’esprit : l’intime est une caverne, ou un labyrinthe dans lequel je dévide comme je peux des fils pour essayer de m’y retrouver ou de ne pas trop me perdre. Il y a là plus d’ombre que de lumière, beaucoup de choses qui m’échappent et qui déterminent pour une grande part mes relations avec autrui, car l’intime va jusque-là, jusqu’à la capacité de dire « tu », jusqu’à l’intimité telle qu’elle se vit aussi dans l’écriture : ne sommes-nous pas liés par le plus profond, le moins visible, l’inconnu que chacun reste à soi-même ?
Le fait d’être traduit en plusieurs langues apporte-t-il un plus à ta réflexion ?
Je reste perplexe devant les traductions de mes livres. Même si je lis l’anglais et l’espagnol, ainsi qu’un peu d’allemand, il me semble que je ne connais pas assez bien ces langues pour apprécier leur pertinence. Toutefois, les échanges avec les traducteurs sont très intéressants quand il faut trancher des choix de détail : ainsi, L’hirondelle rouge, qui vient d’être traduit en espagnol par Omar Emilio Sposito, a donné lieu à un vrai dialogue, comme la traduction en allemand d’Une histoire de bleu par Margret Millischer. Mais, dans l’ensemble, je regarde mes livres traduits comme des objets étrangers. C’est surtout vrai, bien sûr, pour les traductions en des langues dont j’ignore tout, comme le japonais ! Néanmoins, il est heureux de penser que des textes touchent des lecteurs d’une autre culture. Cela confirme l’idée, chère à Vigny, Mandelstam, Celan et d’autres, que le poème est une « bouteille à la mer ».
Tu as défendu et tu défends des poétiques très opposées. Comment parviens-tu à soutenir celles qui te sont « étrangères » ?
Rien de ce qui se passe dans l’époque ne m’est indifférent, ni rien de ce qui se passe dans le sort de la langue que nous parlons et que nous écrivons. Les différents régimes du langage m’intéressent, m’interrogent, et je suis sensible à la plasticité extrême de la poésie, capable de donner lieu aux discours les plus simples ou les plus sophistiqués, de prendre le parti de la nudité ou de l’ornemental, de se charger d’images ou de dire les choses telles quelles, etc. J’aime voir vivre la langue dans tous ses états !
J’en reviens à Rue des fleurs. Certains de ses poèmes ont été publiés sous une forme différente. Pourrais-tu nous dire pourquoi et comment tu les reprends ?
Ce livre est né d’un travail de relecture et parfois de réécriture. Je désirais reprendre certaines pages écrites il y a bien longtemps, pour certaines en vers, pour d’autres en prose. La tonalité d’ensemble est, comme d’habitude, plutôt mélancolique, mais il s’agit ici de fleurir la mémoire de l’adieu avec la parole des commencements. C’est un curieux exercice mental, une sorte de yoga affectif, que cette relecture-réécriture : elle modifie la respiration, donne de la souplesse, et distille, me semble-t-il, une résignation douce-amère. C’est comme apprendre à disparaître et consentir à la finitude en prenant appui sur des images précoces, un brin naïves, comme innocentes de la charge de douleur que déjà elles transportent. Rue des fleurs peut ainsi être entendu de plusieurs manières : c’est le nom de la rue où j’habite dans la banlieue de Strasbourg, c’est une métaphore du recueil, c’est un bouquet de textes offerts, ce sont aussi les allées fleuries du cimetière à la Toussaint. D’ailleurs, le livre tourne autour d’un texte de naguère auquel je suis resté très attaché, « Cimetière », qui s’est longtemps intitulé « Toussaint ». Dans mon esprit, ce livre marque une pause lyrique, mais c’est aussi un travail de mémoire.
D’où te vient ton goût pour les citations ?
J’écris pour une grande part dans la mémoire de mes lectures et je me guide dans le labyrinthe de l’intime grâce à des poteaux d’angle – c’est un mot de Michaux – qui font office de repères. Des lanternes parfois y sont accrochées : celle de Rilke : « Être ici est magnifique » ; celle de Gracq : « Il n’y a pas de grand poète, si sombre, si désespéré qu’il soit, sans qu’on trouve au fond de lui, tout au fond, le sentiment de la merveille, de la merveille unique que c’est d’avoir vécu dans ce monde et dans nul autre » ; ou celle de Jabès : « Le poème est la soif que le désir d’une plus grande soif étanche ».
Rue des fleurs n’est-il pas aussi, à sa manière, un travail de citation ?
En effet, puisque j’ai repris d’anciens textes, d’anciens titres aussi, en les sortant de leur contexte initial, en les déplaçant, en les réorganisant autrement, selon le principe du « bouquet », avec des clins d’œil multiples à des poètes du passé, des saluts à quelques amis, des pas de côté, bref une sorte de jeu de marelle lyrique, comme celui de la petite fille que j’évoque dans mon livre et qui sautille sur les carreaux de linoleum dans un couloir de l’hôpital… J’ai aussi choisi dans ce livre d’assumer quelque chose comme la légèreté du poème, son allant ou sa fausse insouciance porteuse de gravité.
Les civilisations sont des graisses. L’Histoire échoue, Dieu faute de Dieu n’enjambe plus nos murs soupçonneux, l’homme feule à l’oreille de l’homme, le Temps se fourvoie, la fission est en cours. Quoi encore ?
La science ne peut fournir à l’homme dévasté qu’un phare aveugle, une arme de détresse, des outils sans légende. Au plus dément : le sifflet de manœuvres.
Ceux qui ont installé l’éternel compensateur, comme finalité triomphale du temporel, n’étaient que des geôliers de passage. Ils n’avaient pas surpris la nature tragique, intervallaire, saccageuse, comme en suspens, des humains.
Lumière pourrissante, l’obscurité ne serait pas la pire condition.
Il n’y avait qu’une demi-liberté. Tel était l’octroi extrême. Demi-liberté pour l’homme en mouvement. Demi-liberté pour l’insecte qui dort et attend dans la chrysalide. Fantôme, tout juste souvenir, la liberté dans l’émeute. La liberté était au sommet d’une masse d’obéissances dissimulées et de conventions acceptées sous les traits d’un leurre irréprochable.
La liberté se trouve dans le cœur de celui qui n’a cessé de la vouloir, de la rêver, l’a obtenue contre le crime.
Le verre brisé des carreaux du marais abandonne son sel à l’eau
passe en fantôme un bateau de guère au moment où par l’écluse d’un espoir sensé tu charges la fleur à se tirer ô vers le soleil en se sortant des lèvres des jarres
des femmes et des enfants rejoignent leur homme pair pour que vive la vie
le vers est là qui remue sa croupe et ses seins comme un fruit défendu contre tout ce qui s’apprête à le culbuter à la cosaque, tout en mots d’une douceur qui planque son S.M.T. saumâtre à couvert, genre capote en glaise
Les roues qui patinent dans la pro messe
Ah Marianne ne crois pas que ça ira, ça ira, tu déchanteras de l’élection molle qui se prend pour la plus grosse
L’amuse-gueule écrit par Paul Neuhys, j’adhère du service trois pièces, mais la comptine du marchand du Temple c’est vraiment trop cher
De République à cinq ans de monarchie on s’apprête à s’inspirer du pouvoir absolu auto-proclamé
Vive la République respectée pas catin respectueuse
Poutine tente en faim de conte
Mais si l’homme devenu trop lâche pour se rebeller contre l’abus en tous genres se soumet pire que pute, qu’il arrête de se plaindre de perdre son pouvoir d’achat, il mérite plus rien en laissant sa dignité filer à l’égout.
Quand j’ai perdu l’oeil en toute confiance, quelque part ce fut entièrement de ma faute d’avoir cru celui qui l’opéra
Que j’habite ici, où doive prendre la route, je n’ai jamais cru qu’à l’herbe qui pousse le cheval à sauter la barrière
Les apparitions qui précèdent la mise en place de calvaire dans un coin qui n’avait rien demandé ne m’ont posé que la question de me dire à quoi cela peut-il servir de croire à une machination dogmatique sinon à tromper quant on a de pierres dressées qui vibrent de mystère non élucidé
Quand on avait que les étoiles qui envoyaient les bisons en troupeaux tirer le chariot, autour du feu arrivaient des passages clandestins pour sortir de l’évolution tyrannique qui a toujours, quelque soit l’année, finit par une bagarre
Intelligent, instruit l’homme invente l’arme qui tue plus que l’autre
Con, sorti d’école, l’homme marche le fusil braqué sur l’autre qu’on lui a dit de tous les noms horribles
De là à penser qu’on a toujours voulu rester bête au sens animal, je pense qu’il y a du vrai
J’ai certainement dévié au moment crucial où Marthe et René me firent la confidence de leurs 20 ans dans la Grande Guerre. Puis les deux pieds dans la dernière, les coloniales en prime, comment aurai-je pu faire l’impasse sur Hiroshima en sautant sur la bicyclette de que veux-tu qu’on y fasse
Alors j’ai laissé l’herbe pousser autour du chemin pour trouver où me rouler à deux et voir mon cheval courir avec le chien et les vagues et les oiseaux et pousser les arbres et les petites-maisons-blanches sans rien casser au nom de grands principes.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.