Autrefois
moi l’effrayé, l’ignorant, vivant à peine,
me couvrant d’images les yeux,
j’ai prétendu guider mourants et morts.
Moi, poète abrité,
épargné, souffrant à peine,
j’osais tracer des routes dans le gouffre.
A présent, lampe soufflée,
main plus errante, tremblante,
je recommence lentement dans l’air.
Raisins et figues
couvés au loin par les montagnes
sous les lents nuages
et la fraîcheur
pourront-ils encore m’aider?
Vient un moment où l’aîné se couche presque sans force.
On voit de jour en jour son pas plus égaré.
Il ne s’agit plus de passer comme l’eau entre les herbes : cela ne se tourne pas.
Quand même le maître sévère
si vite est emmené si loin,
je cherche ce qui peut le suivre :
ni la lanterne des fruits,
ni l’oiseau aventureux,
ni la plus pure des images;
plutôt le linge et l’eau changés, la main qui veille, plutôt le cœur endurant.
Je ne voudrais plus qu’éloigner ce qui nous sépare du clair, laisser seulement la place à la bonté dédaignée.
J’écoute des hommes vieux
qui se sont allié le jour,
j’apprends à leurs pieds la patience :
ils n’ont pas de pire écolier.
Sinon le premier coup, c’est le premier éclat
de la douleur : que soit ainsi jeté bas
le maître, la semence,
que le bon maître soit ainsi châtié,
qu’il semble faible enfançon
dans le lit de nouveau trop grand —
enfant sans le secours des pleurs,
sans secours où qu’il se tourne,
acculé, cloué, vidé.
Il ne pèse presque plus.
La terre qui nous portait tremble.
Ce que je croyais lire en lui, quand j’osais lire, était plus que l’étonnement : une stupeur comme devant un siècle de ténèbres à franchir, une tristesse ! à
voir ces houles de souffrance.
L’innommable enfonçait les barrières de sa vie.
Un gouffre qui assaille.
Et pour défense une tristesse béant comme un gouffre.
Lui qui avait toujours aimé son clos, ses murs, lui qui gardait les clefs de la maison.
Entre la plus lointaine étoile et nous
la distance, inimaginable, reste encore
comme une ligne, un lien, comme un chemin.
S’il est un lieu hors de toute distance,
ce devait être là qu’il se perdait :
non pas plus loin que toute étoile, ni moins loin,
mais déjà presque dans un autre espace,
en dehors, entraîné hors des mesures.
Notre mètre, de lui à nous, n’avait plus cours :
autant, comme une lame, le briser sur le genou.
Muet.
Le lien des mots commence à se défaire
aussi.
Il sort des mots.
Frontière.
Pour un peu de temps
nous le voyons encore.
Il n’entend presque plus.
Hélerons-nous cet étranger s’il a oublié
notre langue? s’il ne s’arrête plus pour écouter?
Il a affaire ailleurs.
Il n’a plus affaire à rien.
Même tourné vers nous,
c’est comme si on ne voyait plus que son dos.
Dos qui se voûte pour passer sous quoi?
«
Qui m’aidera?
Nul ne peut venir’jusqu’ici.
Qui me tiendrait les mains ne tiendrait pas celles
qui tremblent, qui mettrait un écran devant mes yeux ne me
garderait pas de voir, qui serait jour et nuit autour de moi comme un
manteau
ne pourrait rien contre ce feu, contre ce froid.
Nul.n’a de bouclier contre les guerriers qui m’assiègent,
leurs torches sont déjà dans mes rues, tout est trop tard.
Rien ne m’attend désormais que le plus long et le pire. »
Est-ce ainsi qu’il se tait dans l’étroitesse de la nuit?
C’est sur nous maintenant
comme une montagne en surplomb.
Dans son ombre glacée
on est réduit à vénérer et à vomir.
A peine ose-t-on voir.
Quelque chose s’enfonce en lui pour le détruire.
Quelle pitié
quand l’autre monde enfonce dans un corps son coin!
N’attendez pas
que je marie la lumière à ce fer.
Le front contre le mur de la montagne
dans le jour froid
nous sommes pleins d’horreur et de pitié.
Dans le jour hérissé d’oiseaux.
On peut nommer cela horreur, ordure, prononcer même les mots de l’ordure déchiffrés dans le linge des bas-fonds : à quelque singerie que se livre le poète, cela
n’entrera pas dans sa page d’écriture.
Ordure non à dire ni à voir : à dévorer.
En même temps
simple comme de la terre.
Se peut-il que la plus épaisse nuit n’enveloppe cela?
L’illimité accouple ou déchire.
On sent un remugle de vieux dieux.
Misère
comme une montagne sur nous écroulée.
Pour avoir fait pareille déchirure,
ce ne peut être un rêve simplement qui se dissipe.
L’homme, s’il n’était qu’un nœud d’air, faudrait-il, pour le dénouer, fer si tranchant?
Bourrés de larmes, tous, le front contre ce mur, plutôt que son inconsistance, n’est-ce pas la réalité de notre vie qu’on nous apprend?
Instruits au fouet.
Un simple souffle, un nœud léger de l’air, une graine échappée aux herbes folles du’Temps, rien qu’une voix qui volerait chantant à travers l’ombre et la
lumière,
s’effacent-ils, il n’est pas trace de blessure.
La voix tue, on dirait plutôt un instant
l’étendue apaisée, le jour plus pur.
Que sommes-nous, qu’il faille ce fer dans le sang?
On le déchire, on l’arrache,
cette chambre où nous nous serrons est déchirée,
notre fibre crie.
Si c’était le « voile du
Temps » qui se déchire, la « cage du corps » qui se brise, si c’était 1′ « autre naissance »?
On passerait par le chas de la plaie, on entrerait vivant dans l’éternel…
Accoucheuses si calmes, si sévères, avez-vous entendu le cri d’une nouvelle vie?
Moi je n’ai vu que cire qui perdait sa flamme et pas la place entre ces lèvres sèches pour l’envol d’aucun oiseau.
Il y a en nous un si profond silence qu’une comète
en route vers la nuit des filles de nos filles, nous l’entendrions.
Déjà ce n’est plus lui.
Souffle arraché : méconnaissable.
Cadavre.
Un météore nous est moins lointain.
Qu’on emporte cela.
Un homme (ce hasard aérien,
plus grêle sous la foudre qu’insecte de verre et de
tulle, ce rocher de bonté grondeuse et de sourire, ce vase plus lourd à mesure de travaux, de souvenirs), arrachez-lui le souffle : pourriture.
Qui se venge, et de quoi, par ce crachat?
Ah, qu’on nettoie ce lieu.
S’il se pouvait (qui saura jamais rien?)
qu’il ait encore une espèce d’être aujourd’hui,
de conscience même que l’on croirait proche,
serait-ce donc ici qu’il se tiendrait
où il n’a plus que cendres pour ses ruches?
Se pourrait-il qu’il se tienne ici en attente
comme à un rendez-vous donné « près de la pierre »,
qu’il ait besoin de nos pas ou de nos larmes?
Je ne sais pas.
Un jour ou l’autre on voit
ces pierres s’enfoncer dans les herbes éternelles,
tôt ou tard il n’y a plus d’hôtes à convier
au repère à son tour enfoui,
plus même d’ombres dans nulle ombre.
Plutôt, le congé dit, n’ai-je plus eu qu’un seul désir :
m’adosser à ce mur
pour ne plus regarder à l’opposé que le jour,
pour mieux aider les eaux qui prennent source en
ces montagnes à creuser le berceau des herbes, à porter sous les branches basses des figuiers à travers la nuit d’août les barques pleines de soupirs.
Et moi maintenant tout entier dans la cascade céleste
de haut en bas couché dans la chevelure de l’air
ici, l’égal des feuilles les plus lumineuses,
suspendu à peine moins haut que la buse,
regardant,
écoutant
(et lès papillons sont autant de flammes perdues,
les montagnes autant de fumées) —
un instant, d’embrasser le cercle entier du ciel
autour de moi, j’y crois la mort comprise.
Je ne vois presque plus rien que la lumière, les cris d’oiseaux lointains en sont les nœuds,
toute la montagne du jour est allumée,
elle ne me surplombe plus,
elle m’enflamme.
Toi cependant,
ou tout à fait effacé,
et nous laissant moins de cendres
que feu d’un soir au foyer,
ou invisible habitant l’invisible,
ou graine dans la loge de nos cœurs,
quoi qu’il en soit,
demeure en modèle de patience et de sourire
tel le soleil dans notre dos encore
qui éclaire la table, et la page, et les raisins.
Philippe Jaccottet
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