VOUS NE SAUREZ JAMAIS


Marguerite Yourcenar

VOUS NE SAUREZ JAMAIS

Vous ne saurez jamais que votre âme voyage
Comme au fond de mon cœur un doux cœur adopté ;
Et que rien, ni le temps, d’autres amours, ni l’âge,
N’empêcheront jamais que vous ayez été.
Que la beauté du monde a pris votre visage,
Vit de votre douceur, luit de votre clarté,
Et que ce lac pensif au fond du paysage
Me redit seulement votre sérénité.
Vous ne saurez jamais que j’emporte votre âme
Comme une lampe d’or qui m’éclaire en marchant ;
Qu’un peu de votre voix a passé dans mon chant.
Doux flambeau, vos rayons, doux brasier, votre flamme,
M’instruisent des sentiers que vous avez suivis,
Et vous vivez un peu puisque je vous survis.

Marguerite Yourcenar

 

-Tu veux que j’ouvre mon cartable, Maîtresse ?


mekong-texte

-Tu veux que j’ouvre mon cartable, Maîtresse ?

Dans la vitre où ta voix est restée, par le tablier à carreaux qui me reste d’un âge propice, je pars par une rue de Siam laissée par Jacques. Comme au bord d’une Marguerite mêlée de pétales à la folie tout l’tant. Quand sorti de l’enfer humain mes yeux ont traîné dans l’envoûtement des épices excitées par les encens, j’suis parti aux rizières sans savoir que j’y trouverai un paradis dans l’effacement de l’horreur guerrière qui semble pourtant être la seule carte postale retenue. Je t’écoute et c’est moi qui parle, t’es sur la natte, la lumière brutale tamisée par un végétal tressé, ma tête sur tes cuisses et ta main quelque part dans ma barbe. Le ventilateur brasse des sons d’un instrument à cordes que des voix d’enfants couvrent de leur uniforme d’écoliers. Les rues sont creusées des ravines des moussons, un boeuf et pas de train à la vache, viens on va s’attraper le fleuve. Sur le Mékong on vit à bord. Tant d’oiseaux blancs bordent la mangrove.

-Tu veux que j’ouvre mon cartable, Maîtresse ?

Les jonques glissent, au milieu de coques surchargées sur le pont desquelles un jeu de construction abrite des familles nombreuses. Les barques propulsées par des moteurs de voitures tournent hors-bord, leur hélice  à l’extrémité d’un long arbre, la vague creuse. Tous les légumes, les fruits, le poisson, le serpent à débiter, la soupe, le riz, les fleurs vont au marché flottant se rassembler en prodiges d’équilibre et de saveurs.

Reste mon amour, voilà ce jour qui ouvre sa page de créons de couleurs pour que les enfants y plongent…

Niala-Loisobleu – 25 Août 2018

LES MAISONS ET LES MONDES


LES MAISONS ET LES MONDES

Marguerite Yourcenar

 

 

Yeux ouverts des maisons clignant dans l’ombre claire,
Bouge aux yeux avinés, hospice aux yeux jaunis,
Maisons pleines d’horreur, de douceur, de colère,
Où le crime a sa bauge, où le rêve a ses nids.

Sous le fardeau d’un ciel qui n’est plus tutélaire,
Maisons des poings levés, maisons des doigts unis;
Les globes froids des nuits sous l’orbite polaire
Roulent moins de secrets dans leurs yeux infinis.

Emportés çà et là au gré des vents contraires,
Vous vivez, vous mourrez; je pense à vous, mes frères,
Le pauvre, le malade, ou l’amant, ou l’ami.

Vos cœurs ont leurs typhons, leurs monstres, leurs algèbres,
Mais nul, en se penchant, ne voit dans vos ténèbres
Graviter sourdement tout un monde endormi.

Marguerite Yourcenar

VOUS NE SAUREZ JAMAIS