NOUS LES CHANTEURS LEPREUX PAR LUCIAN BLAGA


ODILON REDON

NOUS LES CHANTEURS LEPREUX

PAR LUCIAN BLAGA

Consumés par nos blessures secrètes nous traversons le siècle.
Rarement nous levons encore nos regards
vers les rivages verdoyants du paradis,
ensuite nous baissons la tête encore plus tristes qu’avant.
Pour nous le ciel est verrouillé et verrouillées sont les cités.
En vain les chevreuils viennent boire dans nos mains,
en vain les chiens s’agenouillent devant nous,
nous sommes désespérément seuls au mitan de la nuit.
Amis qui m’accompagnez,
buvez du vin, réchauffez-vous,
répandez vos regards sur les choses.
Nous ne sommes que des porteurs de chants
sous le noir terreau des cieux,
rien que des porteurs de chants
devant la fermeture des portails,
mais nos filles enfanteront Dieu
ici même où la solitude aujourd’hui nous tue.

Lucian Blaga

(L’étoile la plus triste ; traduit du roumain par Sanda Stolojan)

Je tiens le grand aveugle par la main par Lucian Blaga


Je tiens le grand aveugle par la main

par

Lucian Blaga

Je le conduis par la main à travers les forêts.
Nous laissons derrière nous des lieux peuplés d’énigmes.
Au hasard des chemins nous prenons du repos.
Dans l’herbe violacée et bourbeuse
des escargots humides remontent dans sa barbe.

Je lui dis : Père, la marche des soleils est propice.
Lui se tait – il craint les mots,
il se tait – car chez lui toute parole se fait aussitôt acte.

Sous la voûte de chênes drus
un essaim de moustiques lui pose une auréole.
Plus tard, lorsque nous repartons
je le vois tressaillir :
Père aveugle, sois tranquille, il ne se passe rien.
Seule là-haut une étoile
se détache de son ciel avec une larme d’or.

Sous les ombrages nous avançons toujours,
tandis que derrière nous des bêtes obscures
flairent nos traces
et dévorent doucement la terre
où nous avons marché et reposé.

(L’étoile la plus triste ; traduit du roumain par Sanda Stolojan)

Lucian Blaga naît le 8 mai 1895 dans le petit village transylvanien de Lancràm. Fils de pope, l’enfant ne prononça pas, dit-on, un seul mot jusqu’à ses quatre ans. Dans son poème « Autoportrait », il dira encore : « Lucian Blaga est silencieux comme un cygne. » Sa famille comprend un père prêtre instruit dans la culture allemande, sa mère enracinée à la terre, et huit frères et sœurs. Il est le neuvième et dernier enfant, tard venu au langage.

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« Le penchant pour la philosophie, je l’ai hérité de mon père, un homme qui a lu énormément, qui connaissait parfaitement la philosophie allemande, un homme qui avait de très vastes connaissances autant en musique qu’en mathématiques. Le penchant poétique et la vigueur, la productivité, je les ai hérités du côté de ma mère. C’est elle qui m’a transmis aussi le sens profond de la superstition, du conte, du magique et de la religion [… ] Par ma mère, je me sens attaché à la terre. »

Son enfance est donc placée sous le signe de « l’incroyable absence du mot. », qui lui fera se méfier des paroles vaines.
Après les années de primaire dans sa ville natale, il entre au collège Andrei Saguna de Bragov. Il y reste de 1906 à 1914 et, quand éclate la Grande Guerre, entame des études en théologie à Sibiu.

Il publie ses premiers poèmes à 15 ans.
Diplômé en 1917, il publie son premier article philosophique sur la théorie de Bergson du temps subjectif.

Pendant trois ans encore, il assiste aux cours de philosophie de l’Université de Vienne avant de passer son doctorat en philosophie en 1920, avec sa thèse « Kultur und Kenntnis », culture et connaissance.
Il avait déjà publié en 1919 « Poemele lumini », les poèmes de la lumière) et un recueil d’aphorismes « Pierres pour mon peuple ».

De retour dans une Roumanie réunifiée, il travaille pour différents journaux transylvaniens et tient notamment une chronique pour Culture à Cluj.

D’abord journaliste, il entre dans la carrière diplomatique en 1926, il est successivement en poste à Varsovie, Prague, Vienne (1932), Berne et Lisbonne (1938). Élu à l’Académie roumaine en 1937, il y prononce, comme discours d’entrée, son célèbre « Éloge du Village Roumain. » Deux ans plus tard, il devient professeur de philosophie à l’Université de Cluj. À partir de 1943, il est rédacteur-en-chef du magazine Saeculum.En 1948, Blaga, qui a refusé d’apporter son soutien au nouveau régime communiste, doit démissionner.
En 1948 il est exclu de l’Université et de l’Académie Roumaine.
Ses livres sont sortis des bibliothèques et des librairies, et il est interdit de publication.

De 1949 à 1959, année de sa retraite, il travaille comme chercheur à l’Institut d’Histoire et de Philosophie de Cluj, puis comme conservateur à la Bibliothèque de l’Académie de Cluj.

En outre Blaga a été interdit de publier son travail universitaire, étant seulement autorisé à publier des traductions, dont celle du Faust de Goethe en 1955, la première en langue roumaine, avant qu’il ne soit finalement envoyé dans les prisons communistes.
Le régime communiste le réduit donc à l’isolement, en allant jusqu’à s’opposer à ce qu’il puisse obtenir le prix Nobel en 1956 par l’Académie Royale de Suède qui l’a nominé. Le régime fait fortement pression sur le jury, en envoyant des émissaires à Oslo, et lâchement l’académie Nobel cédera, nommant Ramon Jimenez à sa place.
Lucian Blaga avait été proposé pour le prix Nobel par Rosa del Conte, Mircea Eliade et Basil Munteanu.
Il va vivre en exil intérieur à Cluj, épié, marginalisé, parfois emprisonné.

Lucian Blaga décède à Cluj, le 6 mai 1961, des suites d’un cancer, et aussi de fatigue, peu après sa dernière libération quelques années plus tôt. Il a été enterré dans son village natal, Lancràm.

Ses poèmes seront enfin autorisés de parution en Roumanie l’année suivante.

Sa poésie est surtout publiée dans son recueil Poèmes de la lumière (1919) et dans un choix de poèmes publiés après sa mort L’étoile la plus triste.Ses derniers poèmes datent de 1960.

Le secret de l’initié (Taina initiatului, 1924)


Georges Braque

Le secret de l’initié (Taina initiatului, 1924)

Dernier jour. Homme, c’est vrai :
De tout ce qui a été,
Rien n’a changé.
En haut, tourne le même ciel,
En bas, s’étend la même terre.
Mais un chant a surgi, au large,
Profond et mystérieux, au large.
On dirait que, dans les profondeurs, les cercueils
Ont cédé et que s’en sont envolés
Vers le ciel d’innombrables alouettes.
Homme, le jour du jugement
Est pareil à tout autre jour.
Fais plier tes genoux,
Tords-toi les mains,
Ouvre les yeux, étonne-toi.
Homme, je t’en dirais bien davantage,
Mais c’est en vain…
D’ailleurs, des étoiles se lèvent
Et me font signe de me taire.
Et me font signe de me taire.

Lucian Blaga

Dans la grande traversée (In marea trecere, 1924) – Traduit du roumain par Philippe Loubière.