La vérité du drame est dans ce pur espace qui règne entre la stance heureuse et l'abîme qu'elle côtoie : cet inapaisement total, ou cette ambiguïté suprême. Saint-john Perse
L’amour est une compagnie. Je ne peux plus aller seul par les chemins, parce que je ne peux plus aller seul nulle part. Une pensée visible fait que je vais plus vite. et que je vois bien moins, tout en me donnant envie de tout voir. Il n’est jusqu’à son absence qui ne me tienne compagnie. Et je l’aime tant que je ne sais comment la désirer.
Si je ne la vois pas, je l’imagine et je suis fort comme les arbres hauts. Mais si je la vois je tremble, et je ne sais de quoi se compose ce que j’éprouve en son absence. Je suis tout entier une force qui m’abandonne. Toute la réalité me regarde ainsi qu’un tournesol dont le coeur serait son visage.
« Je pleure sans raison que je pourrais vous dire, c’est comme une peine qui me traverse, il faut bien que quelqu’un pleure, c’est comme si c’était moi. » M. D.
No te quiero sino porque te quiero y de quererte a no quererte llego y de esperarte cuando no te espero pasa mi corazón del frío al fuego.
Je ne t’aime que parce que je t’aime Et de t’aimer j’en arrive à ne pas t’aimer Et de t’attendre quand je ne t’attends pas, Mon cœur qui était froid s’embrase.
Te quiero sólo porque a ti te quiero, te odio sin fin, y odiándote te ruego, y la medida de mi amor viajero es no verte y amarte como un ciego.
Je t’aime parce que c’est toi que j’aime, c’est tout, Je te hais sans fin, et te haïssant t’implore ; Et la mesure de mon amour vagabond Est, ne te voyant pas, de t’aimer en aveugle.
Tal vez consumirá la luz de enero, su rayo cruel, mi corazón entero, robándome la llave del sosiego.
La lumière de janvier, par son cruel rayon, Consumera peut-être entièrement mon cœur, Me dérobant ainsi la clé de la quiétude.
En esta historia sólo yo me muero y moriré de amor porque te quiero, porque te quiero, amor, a sangre y fuego.
Dans cette histoire moi seul je me meurs Et je mourrai d’amour parce que je t’aime, Parce que je t’aime, amour, et à feu et à sang.
Pablo Neruda (1904-1973). Soneto LXVI, extrait de : Cien sonetos de amor (1959).
Pablo Neruda (1904-1973). Sonnet LXVI, traduit de : Soneto LXVI, extrait de : Cien sonetos de amor (1959), par L. & L.
………
Ce sonnet de Pablo Neruda, extrait du recueil Cien sonetos de amor (1959), a été mis en musique par Violeta Parra. Il existe plusieurs enregistrements de la chanson, dont celui d’Isabel Parra — la fille de Violeta —, en 1968, ou celui de Charo Cofré, autre chanteuse chilienne, en 1971.
………
Charo Cofré • No te quiero sino por que te quiero. Poème de Pablo Neruda ; Violeta Parra, musique. Charo Cofré, chant, guitare. Extrait de l’album Charo Cofré / Charo Cofré. Chili, Peña de los Parra, ℗ 1971.
………
Les Cien sonetos de amor ont été inspirés à Neruda par Matilde Urrutia (1912-1985), sa troisième épouse rencontrée à Santiago en 1946, à qui ils sont dédiés. Pourtant le Sonnet LXVI, « No te quiero sino porque te quiero », a la réputation d’avoir été écrit pour — ou dédié à — Amália Rodrigues.
Cette conjecture est notamment accréditée par l’ethnomusicologue chilien Miguel Ángel Vera Sepúlveda, auteur d’une théorie selon laquelle le fado, le tango (chanté), les rancheras du Mexique et, en règle générale, les types de chanson nés dans les grands ports du Portugal et de l’Amérique latine, ressortiraient à un genre unique qu’il nomme le « Genre portuaire » (« Género portuario ») dans lequel le fado jouerait un rôle de matrice. D’après Vera, Neruda aurait écrit ce sonnet à Paris en 1967, après avoir assisté en compagnie de Matilde Urrutia et de Charo Cofré au récital d’Amália à Bobino. À la fin du concert, les trois seraient allés saluer la chanteuse, Neruda lui faisant part de son intention d’écrire un poème pour elle et se procurant séance tenante stylo et papier, puis, le sonnet achevé, le remettant à sa dédicataire — qui l’aurait ensuite perdu. Perdu il ne l’était pas vraiment, car la prudente Charo Cofré en aurait fait une copie. L’anecdote est relatée par le journal argentin La Nación dans un article daté du 12 octobre 2000, mais on la trouve aussi ailleurs, dans des versions différentes.
Il semble bien qu’il y ait eu une admiration mutuelle entre Neruda et Amália, ainsi qu’en témoigne l’écrivaine Zélia Gattai (1916-2008) — par ailleurs épouse de Jorge Amado :
………
En 1958 Jorge [Amado] dirigía una publicación cultural en Río, « Para Todos ». Convidó a Pablo [Neruda] para que diera un recital que ayudaría al periódico, rico en contenidos, pobre en dineros. Fuimos a esperar al compadre en el muelle del puerto, donde desembarcó sonriente: « Acabo de conocer la palabra más bella del idioma portugués: Alfândega. » El recital de Pablo a beneficio de « Para Todos » fue un éxito. Sabiendo que la fadista portuguesa Amália Rodrigues se encontraba en Río, gran admirador de ella, Pablo pidió que la convidáramos. Devota del poeta, Amália oyó sus poemas, al principio reverencial, de rodillas, luego con las manos juntas. Zélia Gattai (1916-2008). Mi amigo y compadre Pablo : Discurso pronunciado el 12.07.2004 en la Academia Brasileña de Letras, inaugurando la exposición de fotografías de Pablo Neruda, organizada por la Fundación Casa de Jorge Amado, Bahía, dans : Nerudiana, n°2, Diciembre 2006. https://www.fundacionneruda.org/documentos/NERUDIANO%2020530.pdf
En 1958, Jorge [Amado] dirigait une publication culturelle à Rio, « Para Todos ». Il invita Pablo [Neruda] à donner un récital afin d’aider le journal, riche en contenu, pauvre en argent. Nous sommes allés attendre notre ami sur le quai du port, où il a débarqué en souriant : « Je viens d’apprendre le plus beau mot de la langue portugaise : alfândega [« douane »] ». Le récital de Pablo au bénéfice de « Para Todos » fut un succès. Sachant que la fadiste portugaise Amália Rodrigues se trouvait à Rio, Pablo, qui en était un grand admirateur, nous a demandé de l’inviter. Elle-même fervente admiratrice du poète, Amália écoutait ses vers, d’abord avec révérence, à genoux, puis les mains jointes.
………
Pour autant, j’ai du mal à croire à l’entière véracité de l’anecdote de l’ethnomusicologue chilien — qui connaissait personnellement Amália, il est vrai, et qui a par ailleurs signé la riche notice d’accompagnement du CD Amália de porto em porto (2014), une compilation des chansons en langue espagnole enregistrées par la fadiste. Ne serait-ce qu’en raison de l’incongruité des dates. Par ailleurs en 1967, Amália ne s’est pas produite à Bobino (elle l’avait fait en 1965), mais à l’Olympia. L’histoire est cependant prise au sérieux au Portugal. Le fadiste Rodrigo a enregistré le sonnet en lui donnant la forme d’un fado, prenant soin de spécifier sur la pochette du CD : « poema dedicado a Amália por P. Neruda ». Autre exemple, Gançalo Salgueiro, dont le répertoire a longtemps été constitué essentiellement de reprises de fados d’Amália :
………
Gonçalo Salgueiro • No te quiero. Poème de Pablo Neruda ; Miguel Ramos, musique (Fado Alberto). Gonçalo Salgueiro, chant ; Eurico Machado, guitare portugaise ; Pedro Pinhal, guitare ; Paulo Paz, basse acoustique. Captation : Zamora (Espagne), Convento de San Francisco Extraponte, dans le cadre du IV Festival de Fados de Castilla y León, juillet 2006. Vidéo : aucune information.
Alain Oulman – Cecilia Mereiles • Eu não tinha (Retrato)
« Je pleure sans raison que je pourrais vous dire, c’est comme une peine qui me traverse, il faut bien que quelqu’un pleure, c’est comme si c’était moi. » M. D.
Eu não tinha este rosto de hoje, assim calmo, assim triste, assim magro, nem estes olhos tão vazios, nem o lábio amargo. […] — Em que espelho ficou perdida a minha face? Cecília Meireles (1901-1964). Retrato, extrait du recueil Viagem (1939).
Je n’avais pas ce visage d’aujourd’hui, aussi calme, aussi triste, aussi maigre, ni ces yeux tellement vides, ni cette lèvre amère. […] — Dans quel miroir s’est égaré mon visage ?
………
Alain Oulman (1928-1990) • Eu não tinha (Retrato). Poème de Cecília Meireles ; Alain Oulman, musique. Alain Oulman, chant & piano. Enregistré au domicile d’Amália Rodrigues, Lisbonne, 1970. Extrait de l’album Ensaios : 1970 / Amália Rodrigues. Portugal : Valentim de Carvalho, ℗ 2020.
………
Quel dommage qu’Alain Oulman (1928-1990) ait eu besoin d’Amália Rodrigues pour chanter ses compositions ! On l’entend dans cet enregistrement exceptionnel, la voix est fragile, timide, réduite à l’os, comme murmurée sur la Lune, dans le blanc de la silice et de la pierre ponce, sous un ciel noir inerte. Mais l’interprétation est d’une justesse poignante, rendant ce Eu não tinha (« Je n’avais pas ») déchirant. La captation a été réalisée en 1970 sur un simple magnétophone, à Lisbonne, rue de São Bento, dans la maison jaune d’Amália, à qui il présentait cette nouvelle composition en s’accompagnant au piano. Il ne cherche pas à « chanter » vraiment, juste à donner une idée de ce qui pourrait devenir un fado.
Le poème est de Cecília Meireles (1901-1964), née et morte à Rio de Janeiro, et se nomme en réalité Retrato (« Portrait »). D’elle, sur des musiques d’Alain Oulman, Amália a déjà enregistré en 1969 Naufrágio (« Naufrage ») et As mãos que trago (« Ces mains que j’ai »), parus sur l’album Com que voz (1970). Nul doute qu’elle transfigurerait Eu não tinha. Mais on ne sait pas, on ne connaît pas, on n’a aucune trace d’un quelconque enregistrement d’elle chantant ce fado-là, pas même une répétition, un premier tâtonnement, rien. Du moins rien n’est-il disponible actuellement.
Cet enregistrement est publié dans un double album étonnant, publié aujourd’hui 11 décembre, intitulé Ensaios 1970 (« Répétitions 1970 »), qui rassemble des captations de séances de travail d’Amália Rodrigues, réalisées soit en studio soit au domicile de la chanteuse, ainsi que des séries de prises successives en studio (jusqu’à 10 versions pour Rosa vermelha !). On y trouve aussi plusieurs plages — parmi lesquelles Eu não tinha — consacrées à Alain Oulman présentant de nouvelles compositions et, parfois, les faisant répéter pour la première fois à Amália. L’entreprise paraît risquée, mais ce matin, quelques heures après son lancement, l’album était déjà en rupture de stock sur le site de la Fnac portugaise.
………
Eu não tinha este rosto de hoje, assim calmo, assim triste, assim magro, nem estes olhos tão vazios, nem o lábio amargo.
Je n’avais pas ce visage d’aujourd’hui, aussi calme, aussi triste, aussi maigre, ni ces yeux tellement vides, ni cette lèvre amère.
Eu não tinha estas mãos sem força, tão paradas e frias e mortas; eu não tinha este coração que nem se mostra.
Je n’avais pas ces mains sans force, si inertes, froides et mortes ; je n’avais pas ce cœur qui n’ose se montrer.
Eu não dei por esta mudança, tão simples, tão certa, tão fácil: — Em que espelho ficou perdida a minha face?
Je n’ai pas vu s’accomplir ce changement, si simple, si assuré, si facile : — Dans quel miroir s’est égaré mon visage ?
…
…
Cecília Meireles (1901-1964). Retrato, extrait du recueil Viagem (1939).
Cecília Meireles (1901-1964). Portrait, traduit de Retrato, extrait du recueil Viagem (1939), par L. & L.
……Oui bien dommage d’avoir eu besoin d’Amalia Rodrigues pour chanter ses chansons
Voilà qui m’oblige à faire une exception et à la mettre pour un fado, chose que je ne fais jamais.
Non pas qu’elle n’en soit pas une des meilleures interprètes, mais parce que son rapport avec la dictature passe devant son talent….D’ailleurs la Révolution des Oeillets n’a pas manqué de le faire ressortir….Une raison majeure de pleurer avec raison. Merci Camarade !
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.