VERONICA PAR MICHEL LEIRIS


VERONICA PAR MICHEL LEIRIS

Lourdes cannelures des rideaux tuyautés

tous les échos chargeant de sel la vague

au pied de la falaise qui baisse un menton triste

vers les remous sans fin

montueux comme l’été

quand la roideur d’un seul rayon fait éclater la vasque impuissante à contenir l’orage des saveurs

Michel Leiris

CADRÉ PAR MICHEL LEIRIS


CADRÉ PAR MICHEL LEIRIS

Milliers d’yeux milliers de mains autour des quatre sabots

Pieds nus yeux nus

les filles vont à la fontaine qui jamais ne s’érailie

et jamais ne se fêle

cruche

éclatant sous le poids de l’humide lingot

Replis gelés des taupinières

caverne aveugle enrobée de silence

et fraîche

comme ton œil sous ta paupière

et comme ta peau sous ta robe

quand tu te tiens debout devant ton lit

prête à l’intrusion tournoyante des chars

à la blessure des ornières

Milliers de plis milliers de nids

la cave où fermente le vin

la jarre

dur sein pétri d’une argile fraîche et propre

Outre nourrie de silence le taureau s’est quarré sur ses quatre sabots taupe ignare devant le drap nocturne qui l’éventé pelage dru que jamais plus nulle herbe ne caresse

hormis l’acier étroit qui te tuera

tête brune

taureau

penchant déjà sous le fardeau de tout ce sang

mêlé à la neige des yeux à la moiteur des mains

pays strié de limpides ornières

Michel Leiris

LA CHUTE


LA CHUTE

Cette nuit dans laquelle nus tombons

pareils à de longues larmes disparates

ne sera-t-elle jamais assez épaisse pour ralentir cette descente

glu noire marne sanglante que parfois liquéfient des volcans

d’intensité multipliée par les grondements les battements d’ailes

hors de la bouche livide dont les ruisseaux de pierre mesurent l’effort

fait pour contenir ce cataclysme dans des limites à peu près souriantes

semblables aux jambages passionnés qu’inscrit l’index humide et doux d’un vampire ou d’une reine

sur les cartouches

les papyrus de poudre noire sèche dure

de la mort?

Ici

ce ne sont plus des yeux de filles

des doigts énamourés mais l’air

qui comme une bière lourde se prolonge

en mousse opaque malgré les rues mangées de lueurs
Grande lépreuse de lumière tu te promènes accompagnée du cliquetis de tes ongles et tes colliers s’agitent comme les fruits de phosphore de l’arbre qu’à grands coups
les
Fils du
Vent font trembler puis se déraciner

L’Univers est un orgue aux tuyaux qui s’éraillent dans cette église monstrueuse bâtie par les truelles de

la folie sans même une franc-maçonnerie pour unir les visages par des signes inconnus mais qui pourraient transparaître parfois comme les couches souterraines que
révèle la coupure des ravins

Ses tubes d’acier sont ravinés et s’amollissent

détestables entrailles

canaux sordides entrelaçant leur labyrinthe

aux trajectoires des fusées à peine incandescentes

que lâchent des prêtres à soutanes déchirées au fond de caveaux pleins de boue

Les viscères sont moins noirs perdus au ventre d’un cheval

que ce bouquet de tiges funestes plus creuses que le sureau

Us sont moins sales et forment un moins ignoble carnaval

mais ô ma douce lèpre que ne cueilles-tu leurs rameaux ?

Tu te ferais ainsi un beau diadème sonore une couronne perlée de mots

Il est vrai que tu n’as pas besoin de cette tiare animale
Tu es trop souterraine pour cela et trop hallucinée par les seuls vrais émaux

ceux de tes pas ma jolie lèpre

plus sûrs que toutes les paroles et les incantations magique.

Michel Leiris

LE PAYS DE MES RÊVES


LE PAYS DE MES RÊVES

Sur les marches qui conduent aux perspectives du vide, je me tiens debout, les mains appuyées sur une lame d’acier. Mon corps est traversé par un faisceau de lignes invisibles qui
relient chacun des points d’intersection des arêtes de l’édifice avec le centre du soleil. Je me promène sans blessures parmi tous ces fils qui me transpercent et chaque lieu de
l’espace m’insuffle une âme nouvelle. Car mon esprit n’accompagne pas mon corps dans ses révolutions; machine puisant l’énergie motrice dans le fil tendu le long de son parcours,
ma chair s’anime au contact des lignes de perspective qui, au passage, abreuvent ses plus secrètes cellules de l’air du monument, âme fixe de la structure, reflet de la courbure des
voûtes, de l’ordonnance des vasques et des murs qui se coupent à angle droit.

Si je trace autour de moi un cercle avec la pointe de mon épée, les fils qui me nourrissent seront tranchés et je ne pourrai sortir du cachot circulaire, m’étant à
jamais séparé de ma pâture spatiale et confiné dans une petite colonne d’esprit immuable, plus étroite que les citernes du palais.

La pierre et l’acier sont les deux pôles de ma captivité, les vases communicants de l’esclavage; je ne peux fuir l’un qu’en m’enfermant dans l’autre, — jusqu’au jour où ma
lame abattra les murailles, à grands coups d’étincelles.

II

Le repli d’angle dissipé, d’un coup de ciseaux la décision fut en balance. Je me trouvai sur une terre labourée, avec le soleil à ma droite, et à ma gauche le disque
sombre d’un vol de vautours qui filaient parallèlement aux sillons, le bec rivé à la direction des crevasses par le magnétisme du sol.

Des étoiles se révulsaient dans chaque cellule de l’atmosphère. Les serres des oiseaux coupaient l’air comme une vitre et laissaient derrière elles des sillages
incandescents. Mes paumes devenaient douloureuses, percées par ces lances de feu, et parfois l’un des vautours glissait le long d’un rayon, lumière serrée entre ses griffes. Sa
descente rectiligne le conduisait à ma main droite qu’il déchirait du bec, avant de remonter rejoindre la troupe qui s’approchait vertigineusement de l’horizon.

Je m’aperçus bientôt que j’étais immobile, la terre tournant sous mes pieds et les oiseaux donnant de grands coups d’ailes afin de se maintenir à ma hauteur.
J’enfonçais les horizons comme des miroirs successifs, chacun de mes pieds posé dans un sillon qui me servait de rail et le regard fixé au sillage des vautours.

Mais finalement ceux-ci me dépassèrent. Gonflant toutes les cavités de leur être afin de s’alléger, ils se confondirent avec le soleil. La terre s’arrêta
brusquement, et je tombai dans un puits profond rempli d’ossements, un ancien four à chaux hérissé de stalagmites : dissolution rapide et pétrification des rois.

III

Très bas au-dessous de moi, s’étend une plaine entièrement couverte par un immense troupeau de moutons noirs qui se bousculent entre eux. Des chiens escaladent l’horizon et
pressent les flancs du troupeau, lui faisant prendre la forme d’un rectangle de moins en moins oblong. Je suis maintenant au-dessus d’une forêt de bouleaux dont les cimes pommelées
s’entrechoquent, se flétrissent rapidement, tandis que les troncs, se dépouillant eux-mêmes de leur peau blanche, construisent une grande boîte carrée, seul accident
qui demeure dans la plaine dénudée.

Au centre de la boite, comme une médaille dans un écrin, repose la plus mince tranche du dernier tronc et j’aperçois distinctement le cœur, l’écorce et l’aubier.

Ce disque de bois, où les faisceaux médullaires apparaissent en filigrane, n’est qu’un hublot de verre, l’orifice d’un cône qui découpe dans l’épaisse paroi qui
m’enveloppe l’unique fenêtre de ma durée.

IV

Dans l’hémisphère de la nuit, je ne vois que les jambes blanches et solides de l’idole, mais je sais que plus haut, dans la glace éternelle, son buste est un trou noir comme le
néant de la substance nue et sans attributs.

Parmi la foule amassée autour du piédestal, quelqu’un répète inlassablement : « La reliure du sépulcre solaire blanchit les tombes… La reliure du
sépulcre… etc.. »

Entre le sommeil des voix et le règne des statues, une rose enrichit le sang où se baigne le bleu corporel assimilable par fragments. La saveur des couronnes qui descendent au niveau
des bouches closes suggère un calcul plus rapide que celui des gestes instantanés. Les laminaires ont tracé des cercles pour blesser nos fronts. Je pense au guerrier romain qui
veille sur mes rêves; il élève son bouclier à hauteur de mes yeux et me fait lire deux mots :

atoll et sépulcrons.

Si le pari de Pascal peut se figurer par la croix obtenue en développant un dé à jouer, que pourra m’apprendre la décomposition du bouclier?

Depuis longtemps déjà, j’ai arraché fibre à fibre la face du guerrier : j’ai d’abord obtenu le profil d’une médaille, puis une surface herbeuse et un marécage
presque sans limites d’où émergent des fûts brisés. Aujourd’hui, je suis parvenu à mettre un nom sur chaque parcelle de chair. Le blanc des yeux s’appelle courage, le
rose des joues s’écrit adieu et les volutes du casque épousent si exactement la forme des fumées que je ne puis les nommer que somnifères.

Mais le ventre du bouclier représente une gorgone hideuse, dont les cheveux sont des chiffres 3 et 5 entrelacés. Le 8 de la somme se renverse, et j’arrive à l’Infini, serpent du
sexe qui se mord soi-même. C’est alors que la chiourme des lignes se couche sous le fouet de la matière. Il ne me reste qu’à accomplir le meurtre devant une architecture sans
fin. Je briserai les statues et tracerai des croix sur le sol avec mon couteau. Les soupiraux s’élargiront et des astres sortiront silencieusement des caves, — fruits des
sphères et des statues, grappes de globes lumineux montant comme les bulles transparentes d’un fumeur de savon, à travers les pigments de la mort et le bulbe rouge de la lampe de
charbon.

VI

Au cours de ma vie blanche et noire, la marée du sommeil obéit au mouvement des planètes, comme le cycle des menstrues et les migrations périodiques d’oiseaux. Derrière
les cadres, une rame délicieuse va s’élever encore : au monde aéré du jour se substitue la nuit liquide, les plumes se changent en écailles et le poisson doré
monte des abîmes pour prendre la place de l’oiseau, couché dans son nid de feuilles et de membres d’insectes. Des galets couverts de mots — mots eux-mêmes bousculés,
délavés et polis — s’incrustent dans le sable parmi les rameaux et coquilles d’algues, lorsque toute vie terrestre se rétracte et se cache dans son domicile obscur : les
orifices des minéraux.

Zénith, Porphyre, Péage,

sont les trois vocables que je lis le plus souvent.

Ils ne m’apparurent d’abord que partiellement : le Z en zébrure ou zigzag de conflit, fuite oblique vers les incidences puis persévérance dans une voie parallèle, —l’Y
de l’outre-terre (Ailleurs, qu’Y a-t-il? Y serons-nous sibYlles? Qu’Y pourrai-je faire si je n’ai plus mes Yeux?), — l’A écartant de plus en plus son angle rapace sous-tendu par un
horizon fictif, tandis que P Poussait la Porte des Passions.

Puis les trois mots se formèrent et je pus les faire sauter dans mes mains avec d’autres mots que je possédais déjà, lisant au passage la phrase qu’ils composèrent
:

Payes-tu, ô Zénith, le péage du porphyre?

A quoi je répondis, lançant mes cailloux en ricochets :

Le porphyre du Zénith n’est pas notre péage.

Michel Leiris


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BELLE

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Pour découvrir l’existence de filons extasiés dans les profondeurs mouvantes de ton corps mes doigts sont des baguettes de sourcier

Bizarres serpents de la colère

mes meubles se haïssent dans ma chambre à coucher et leurs grandes batailles immobiles rappellent celles de nos mains celles de nos lèvres celles des vapeurs fiévreuses qui
jaillissent à minuit

dans les ports celles des maisons qui invisiblement du haut en bas se

déchirent lorsque les pas d’une femme trop belle ont résonné

Elle était belle comme le jour

Beauté c’est la couronne ardente c’est la rumeur qui parcourt l’arbre du cœur à l’écorce par l’aubier

Beauté c’est la splendeur d’une bouche qui se plie blessée par les remous d’un langage trop amer comme sont toutes les langues qui veulent dire quelque chose

Elle était belle comme un miroir

un miroir déformant où se reflètent rendus égaux par la

commune irréalité ceux qui sont laids et ceux qui sont d’une élégance

insensée

Les glaces se terniront lorsque ses lèvres auront précisément cessé

de donner à la petite glace de poche ce précaire signo dévie

les miroirs mûriront

puisque tout ce qui se ternit mûrit

Et en effet

c’est la mort éternelle qui — rongeant corps et

visages — donne à certains ce charme inoubliable des vieilles choses dédorées
Bouts de lacets cassés
Cœurs morcelés
Yeux envolés
Ongles coupés
J’aime tout ce qui se défait fruits mûrs qui tombent à terre juste à temps pour

masquer leur déroute dans la nuit

O blancheur inaltérable des auréoles ternies
Corps ravagés
Faces flétries

Statues branlantes que minent les moisissures et la

pluie
Je n’aime que votre forme dévastée pareille à tout ce que l’amour fait décroître et blêmit

 

Michel Leiris

LA NÉRÉIDE DE LA MER ROUGE


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LA NÉRÉIDE DE LA MER ROUGE

Le soleil qui se lève chaque matin à l’est

et plonge tous les soirs à l’ouest

sous le drap bien tiré de l’horizon

poursuit son destin circulaire

cadre doré enchâssant le miroir où tremblent les reflets

d’hommes et de femmes jetés sur une ombre de terre

par l’ombre d’une main qui singe la puissance

O fusées

il y a trop longtemps que nous enchante

l’araignée solaire pendue au fil à plomb de l’heure

Echelon par échelon

la mort remonte de son puits

et la roue immobile révèle son squelette de rayons

Que toutes les pierres se fendent

et que les frondaisons se penchent

pour saluer cette
Vérité dépouillée jusqu’aux os

une figure se dresse

au-dessus de la margelle ronde qui auréole la profondeur

D’occident en orient

un voyageur marchait

serrant de très près l’équateur

et remontant en sens inverse la trajectoire solaire

Ses regards agrippés aux forêts

peignaient leurs sombres chevelures

et ses mains balancées selon le mouvement de ses pieds

caressaient les lueurs à rebrousse-poil

comme s’il avait entrepris de forcer le cours de son

destin d’heure en heure et de jour en jour en le prenant à contre-sens

De lieu en lieu

la nuit oisive le suivait

Au bruit de ses pensées

il la faisait danser ainsi que font les montreurs d’ours

et quand la bête lasse se couchait

hissée sur la boule du monde c’était l’aurore qui se

montrait nudité fine étincelante et blanche

De l’Atlantique à la mer
Rouge

fuyant l’Europe

le voyageur allait sans femme

autre que les idoles pour qui des cierges flambaient dans sa tête

et les sirènes imaginaires nageant dans l’eau obscure de ses yeux

Il y avait beau temps qu’était enterrée la douceur du clair de lune qui s’enroule autour de longs cheveux et que l’amour ne lui était que paillasse à terreur qu’on y dorme
tout seul ou qu’on y couche à deux

Le couperet des jours signait les aubes glauques d’un coup d’ongle fatal aux espoirs trop touchants et de leurs cous marqués jaillissait ta voix rauque guillotine du ciel qui tends tes
bras méchants

La foudre aventurait son sexe jusqu’en terre
Les blés couchés lui répondaient en soupirant poils d’or et les sillons amoureux du tonnerre déchirés de sanglots s’ouvraient à tous les vents

C’était la peste et la misère
Ombres et feux se poursuivant dans la cave du jour où pourrit la lumière lèpre si pâle au cou de l’univers mendiant

O tempête

Tes plis profonds ont pu rider ma bouche amère et lacérer ce cœur qui pend entre mes côtes tel un quartier de viande à l’étal d’un boucher de trop de passions mon
corps fut mauvais hôte pour qu’aujourd’hui je marche autrement qu’yeux baissés

Éternel humilié dont le désir ulule

piètre amant j’ai toujours été l’ours mal léché

et je porte pourtant ivrogne émerveillé

au creux de ma poitrine une rose qui brûle

Telle devant la niche où dort un saint de pierre fœtus rêvant de tout son crâne déplumé et muet dans l’utérus comme un mort dans sa terre coule une cire que
l’ardeur de sa flamme fait suer

Telle face au miroir qui quadruple la paire

de bergers s’embrassant entre les chandeliers

une veilleuse presque éteinte change en suaire

les draps du couple parental dont craque le sommier

Et l’enfant réveillé sent vivre le silence troublé par ce seul bruit émané du fumier des membres confondus grâce à la morne science de l’amour qui ahane un
jugement dernier

Il songe en écoutant son cœur battre trop fort

à l’horreur d’être adulte bien qu’il sente

se faufiler en lui ainsi qu’un filon d’or

cette flamme légère et toujours laminée

montant pour l’ex-voto ou le dessus de cheminée

Jeu des sexes bandés qui perpétue l’engeance

en flux et en reflux de pieuvres rejetées

j’ai toujours redouté l’abjecte effervescence

des corps secoués de soubresauts et des chairs hérissées

L’alcool a beau rouler dans mes veines hilares délire torrentiel sans arche de
Noé ni drogue ni plaisir n’apaisent mes dieux lares âpres au gain comme un soldat au sang versé

Je marche sous les cieux dont le désert est l’ombre et compose avec eux un triste sablier double cône où le temps est un bateau qui sombre au
Maelstrom engloutissant les passagers

Car il faut que la nuit succède au jour qui ente ses rameaux éclatants sur un sol torréfié il faut qu’après l’amour les corps suivent la pente mauvaise à toute
chose en mal d’éternité

Si les bolides choient les animaux s’endorment
Vues à distance les montagnes se déforment et son ventre chargé de futurs ossements fait de la femme pleine un sépulcre mouvant

Tout décroît
La pluie est l’agonie du nuage

Le disque de la lune s’amenuise en croissant

Le ciel se meurt en vent quand les eaux le ravagent

et ses rides se muent en longs sifflets stridents

Le vent meurt en haleine quand trop de bouches le

tettent
L’haleine expire en buée sur la vitre ternie quand l’espace la suce impalpable squelette qui pour seule règle de mesure a ses tibias blanchis

Ainsi la soif s’étanche
Ainsi la fleur se fane
Du zénith au nadir des passions assouvies vaincu le sexe tombe en astre tournoyant et l’unique immortelle est la rose-des-vents

Il disait

et sa voix se mêlait au bêlement des chèvres au cri des coqs au rire des filles dans les villages traversés

Derrière lui les pays se refermaient comme des lèvres ouvertes un instant pour la morsure ou le baiser

L’Afrique se dénudait

rejetant les bijoux qui tintaient entre ses seins proéminents

et des chants la secouaient toute entière

comme un vent de tornade

tandis que le sang lourd des sacrifices coulait entre

ses jambes suantes menstrues éternelles et violentes

Épiant les augures d’oiseaux

fidèle à sa boussole à la pointe bleu nuit

l’homme passait

et dédaignait les femmes qui lui offraient leurs statures musculeuses

leurs chairs gaufrées d’effigies ancestrales et parfumées d’un relent aigre malgré les fards dont leur peau était ointe

pareille à leur mémoire fardée d’un sédiment de mythes

Plus seul qu’un plomb de sonde

il courait l’univers

et partout son ombre le suivait

double de lui-même écrasé par la honte

de cette errance sans espoir dans une vie sans cœur

Loin vers le nord

dans un port de la
Méditerranée

au fond d’une taverne borgne

un homme aux vêtements fatigués

chantait la rose et le cristal

Sa voix rampait jusqu’à sa bouche hors de son cœur qui lui tirait les chairs
Tel le poids d’une balle dans le ventre l’amour le casse en deux quand il le touche

D’un geste bref s’il vide un verre de vin

je bois l’eau pure de ma mort

D’un coup de main si avant de chanter

il replace sa ceinture

la crasse de son veston lustré

est son unique lest sur terre

L’ombre pend au soleil comme une bannière à sa hampe comme un nouveau-né à la mamelle nourricière comme une amoureuse aux deux bras noueux qui prolongent un torse

L’homme pend ù son ombre comme une corde à la potence comme une charogne au nœud coulant comme un hibou au chambranle d’une porte

Ainsi l’homme pend au soleil comme un trophée à la muraille comme un été à son printemps comme une tête à ses cheveux

et quand le soleil de midi scalpe l’ombre l’ombre renaît au cœur de l’homme et quand le soleil descendu étouffe l’homme l’ombre renaît corps de la nuit

dont toutes les cuisses ouvertes pour l’amour sont les colonnes

Murs moisis j’aime les longues traces d’étoiles

que laissent les affiches déchirées les plâtras

la suie des cheminées et les papiers criblés de fleurs

dentelles aux dessous mal soignés d’une femme

Dans sa mémoire où les villes montaient toutes clignotantes de lumières et de frissons des marchés étalaient leurs denrées sur les places et la foule ondoyait
ainsi qu’une moisson

A pleins paniers les trafiquants offraient à tous les richesses du monde

claie d’osier où nos vies sont groupées en rosaces écailles froissées mimant l’asphyxie des poissons

Dans les hôtels meublés champignonnaient les râles

des amants accouplés ô huître en qui mûrit

la perle du plaisir sous la nacre du mâle

quand les flots radoteurs battent leurs vieux tapis

La ruelle s’éveillait pour les querelles de ménage cris et coups pleuvant dru après la pâmoison
L’enfant battu pleurait de ses yeux gros de nuages ocreux qui survolaient la fétide prison

Dans des chambres perdues de grises accoucheuses prenaient le bain de sang qu’il faut chaque matin à leurs mains délabrées — froides ensorceleuses qui fourgonnent les
chairs plus âprement que des putains

Aux vitres se posaient les maigres faces blêmes d’orphelins nourris d’os et vêtus de sarraux couleur de l’insoluble et mobile dilemme qu’imprimait sous leur front le givre des
carreaux

De grands oiseaux fuyant la terre bâtissaient des cercles que jugeait encore trop étroits le regard de l’enfant s’il heurtait la paroi du ciel grandi par la souffrance de son œil
comme un étang blessé par le jet d’une pierre

Enfant toujours perdu es-tu fils de ton ombre accrochée à tes pieds poulpe d’encre ou boulet du forçat qui mesure son destin au nombre des chaînons liés à lui
schéma de ce qu’il est

Es-tu né du soleil qui troue les robes claires dore le ventre et donne sa chaleur au lait ou bien ta mère est-elle une punaise de calvaire qui te mange le cœur et te sèvre
à jamais

Enfant tournant en rond au préau de misère en noir sur blanc ainsi qu’une cible apparaît as-tu fini de déchiffrer le syllabaire du trou de la serrure antre gras de
secrets?

A chaque étage des maisons la soupe fume

le mur suinte l’assiette mal blanchie s’écorche

le couvre-chef paternel pend à la patère

Dans les squares tout proches les nymphes de brume

se pétrifient

et la lune les change en torches

Au delà c’est la banlieue et ses chaînes d’usine

Au delà c’est la campagne

eau verte entourant les atolls charbonneux

et les baignant d’une écume de corolles

Au delà c’est la rosée de la terre entière

Fers ouvragés
Chrysalides sombres
Becs de gaz

au soir votre tête dérive et des flammes l’embrasent

brûlots lancés contre les galions des rues

par des corsaires en scaphandre de phosphore

Armures transparentes

une langue de feu pointe au centre

de votre heaume clair

De torrent en torrent de broussaille en broussaille il malmenait son cœur

le traînant après lui comme un chien qui rechigne loin de toute possibilité d’aventure confortable ou d’os propre au jeu par quoi l’on oublie la vie maligne

Les villes qu’il avait connues

(peu de villes et peu de femmes)

fondaient en une même flamme

son ouïe son goût son tact son odorat sa vue

Bruxelles au rire épais d’entrailles
Rotterdam à l’odeur de goudron
Amsterdam sec comme la pierre
Londres breuvage amer dans un silence ouaté
Le
Havre paupière ouverte sur la mer

et
Paris où je suis né

Berne où les ours fameux se promènent de long en large et me ressemblent

Mayence où

sans regarder le
Rhin

j’ai appris à désaimer

Marseille

où pour la première fois je me suis embarqué par un vent fou

Missolonghi

où rage dans un jardin la statue de
Byron près d’une mer couverte d’une croûte d’immondices qui m’a donné la fièvre

Milan

que j’ai traversée en proie au délire

souffrant du ventre et de la malaria

Barcelone

dont le quartier chaud s’appelle

barrio chino

bien qu’il n’ait rien de chinois

Foule lumières et fleurs font longuement la roue

devant les façades des maisons dont beaucoup

portent des traces de balles

en larges coups de dents brûlures ou éraflures

Le
Caire

où ma chambre encerclée de milans était comme une tour

Tandis que j’y habitais un assassin

Dario
Jacoël

revêtit la chemise rouge spéciale aux condamnés à mort

Je me demande si le supplice qu’il devait subir n’était

pas le garrot
Dans une nécropole poudreuse califes et mamelouks reposent au delà d’une montagne de détritus

Gondar

huttes de paille et de pierres

dans des ruines s’écroulant en morceaux

Des jours durant

j’y fus amoureux d’une
Abyssine

claire comme la paille

froide comme la pierre

Sa voix si pure me tordait bras et jambes

A sa vue

ma tête se lézardait

et mon cœur s’écroulait

lui aussi

comme une ruine

Djibouti

magma solaire

que la mer
Rouge ronge comme un acide

Les femmes y ont l’odeur du lait de chèvre et la saveur

du sel
Vorace chienne mon ombre infatigable m’y conduit aujourd’hui

Quand je mourrai à l’hôpital

en paquebot chez moi

ou bien au cours d’une boucherie militaire ce ne sera pas ma tête mais mon corps gui sera la fourmilière

Nœud gordien de mes entrailles la douleur te tranchera et la rouille des ferrailles amour te recouvrira

Plus de chemises de soie ni de cravates anglaises
Vieille crainte de l’enfance l’obscurité me mangera

Qu’on ne m’affuble pas d’un habit noir

ni d’un complet pure laine ou pas

Plus de chichis
Plus d’histoires

de tics ni de falbalas

je m’habillerai de terre et ma barbe poussera

Ce que j’aimerais le mieux c’est mourir en bateau pour que simplement on me donne à manger aux poissons

Le bateau mettra en panne et des mouettes voleront écrivant au ciel gui me damne

Mort pour la mort mots qui me suffiront

Car au centre de la mer
Rouge couche une femme au ventre avide aux yeux perdus signaux qui bougent pendus à sa face livide

Ses cheveux sont une fumée sa bouche suceuse est exsangue son cou est à jamais coupé mais ses deux bras sont une cangue

Juste image de l’enjôleuse dont j’ai rêvé presque au berceau j’irai vers ses lèvres neigeuses elle bâtira mon tombeau

cratère de ma peine immense comme le
Vésuve ou l’Etna et de mon âme aussi creuse que le gouffre de
Padirac où coule

parmi les alvéoles rocheuses une rivière si lente

Vagabond pourchassé fuyant sans rien comprendre tête lourde il allait mordu à chaque pas par l’angoisse couvant comme un feu sous la cendre et son ombre tenace à qui la nuit
tendait les bras

Au fin fond de la mer veillait les dents lucides et sa gorge fanée goudronnée de sanglots guettant les suppliciés la vieille néréide qu’on appelle
l’Amante-aux-reflets-de-couteau

mais que je nomme moi maudissant mes mains vides femelle de mon ombre et foudroyant pavot puisque je dormirai en elle jusqu’aux ides du mois vague où la terre ouvre grands ses
caveaux

De mer en mer j’ai traversé le continent palpant ses

lombes riches de fêtes et tendues plus que la peau du tambour mat qui accompagne vers sa tombe le conquérant croulant d’ennui et de drapeaux

Les vents ont décoché pour moi l’ardente flèche de l’avenir gavé d’espérance et de mots mais je suis prisonnier de cette ombre que lèche la gorgone qui n’a que les
os sous la peau

Je l’appelle
Ma mort
Menottes d’or luisantes
Cave d’alcool trop fort
Mère pas assez tendre
Lichen poussant sur les décombres qui me hantent
Reflet profond des yeux dont des pleurs vont descendre

Et je brûle
Et je vais sous le soleil que hausse le tourment perpétuel qui enfle mes poumons jusqu’au jour où les cieux et moi nous craquerons plus secs qu’un ongle ou qu’une dent qui se
déchausse

Il marcha vers la mer fouetté à tour de bras par le soleil qui déchirait dans tous ses pores la loque de son ombre soudée à ses pas comme un corps de cheval au torse
d’un centaure

En bas se lamentait et tournait dans sa geôle l’écume hoquetante au bout de ses souliers
En haut filait le jour qu’étayent les deux pôles parmi les nuées qui bâtissaient des marches d’escalier

Des filles affligées de pian ou d’écrouelles le coudoyèrent en riant aux éclats puis leur regard s’embua sous leurs tresses rebelles aux épingles d’argent qui
frémissaient comme des mâts

Les vagues palabraient en rejetant leurs plis de toges par-dessus les dauphins onduleuses épaules et comme un doigt pointé se figeait la boussole qu’il avait voulu prendre pour unique
horloge

Pistes acérées comme des ongles
Sentiers
Artères
Ponts
Rails
Sillage des avenues
Chemins qui défoncez l’espace à coups de pied désorbitez le temps
Et donnez-nous le sang du ciel bleui par des veinures inconnues à nos yeux fatigués de son lent tournoiement

Il se jeta à l’eau mais le flux le rejeta

car l’eau n’en voulait pas
Peut-être n’était-il pas assez gras mer
Rouge

ô bien nommée puisqu’une mer n’est que le pouli du monde

Seule

son ombre se noya

mais une autre repoussa

tandis qu’il repartait quêter les météores

plus cassé qu’un souverain dont le blason s’éraille

et dont le sceptre se dédore

Cheminées pointées droit vers le ciel un navire passa

Ce n’est pas ainsi que vous pointez

mais parallèlement à l’horizon

revolvers

aux tempes des suicidés

Longtemps la sirène siffla

et la vapeur monta plus longtemps encore

Fumée que recrachent les ports

l’ombre et la femme sous-marine avaient mêlé leurs bras

Paquebots
Remorqueurs

le vent secoue vos crinières noires quand vous faites l’amour

Est-ce ainsi que s’exhale ton venin écumeuse de la mer
Rouge

Est-ce ainsi que renaît votre haleine embrasée ombres des désespérés?

 

Michel Leiris

BUISSONNIER


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BUISSONNIER

L’envers des panneaux routiers conduisant par obligation, en halant on fait l’itinéraire souhaité pour ne pas rentrer à l’école. Aujourd’hui c’est le corps professoral. Répétition générale, le texte est usé, et vous le bronzage c’est comment, intégral ou avec des marques blanches, demande le nouveau pion qui a des débordements de libido. Quand aux profs de philo, ils se demandent où ils pouvoir trouveront un bac. Apprendre à lire avec la méthode actuelle, c’est pas facile à écrire. Lundi prochain ce sera le tour des mômes, à part ceux de la maternelle qui pleureront comme après Jules Ferry, rien de nouveau du côté genre, ce sera mixte.

Il y a du gazon sauvage dans le manquement à cette obligation

Peut-être le moyen de retrouver une nature sans sécheresse

Si on supprimait l’école obligatoire  pour la rendre libre de toute religion politique ?

Et retrouver le lance-pierre du gué pour faire des ricochets, on saurait peut-être mieux vivre au pays de ses rêves …

Niala-Loisobleu – 30 Août 2019

LE PAYS DE MES RÊVES

Sur les marches qui conduisent aux perspectives du vide, je me tiens debout, les mains appuyées sur une lame d’acier. Mon corps est traversé par un faisceau de lignes invisibles qui
relient chacun des points d’intersection des arêtes de l’édifice avec le centre du soleil. Je me promène sans blessures parmi tous ces fils qui me transpercent et chaque lieu de
l’espace m’insuffle une âme nouvelle. Car mon esprit n’accompagne pas mon corps dans ses révolutions; machine puisant l’énergie motrice dans le fil tendu le long de son parcours,
ma chair s’anime au contact des lignes de perspective qui, au passage, abreuvent ses plus secrètes cellules de l’air du monument, âme fixe de la structure, reflet de la courbure des
voûtes, de l’ordonnance des vasques et des murs qui se coupent à angle droit.

Si je trace autour de moi un cercle avec la pointe de mon épée, les fils qui me nourrissent seront tranchés et je ne pourrai sortir du cachot circulaire, m’étant à
jamais séparé de ma pâture spatiale et confiné dans une petite colonne d’esprit immuable, plus étroite que les citernes du palais.

La pierre et l’acier sont les deux pôles de ma captivité, les vases communicants de l’esclavage; je ne peux fuir l’un qu’en m’enfermant dans l’autre, — jusqu’au jour où ma
lame abattra les murailles, à grands coups d’étincelles.

II

Le repli d’angle dissipé, d’un coup de ciseaux la décision fut en balance. Je me trouvai sur une terre labourée, avec le soleil à ma droite, et à ma gauche le disque
sombre d’un vol de vautours qui filaient parallèlement aux sillons, le bec rivé à la direction des crevasses par le magnétisme du sol.

Des étoiles se révulsaient dans chaque cellule de l’atmosphère. Les serres des oiseaux coupaient l’air comme une vitre et laissaient derrière elles des sillages
incandescents. Mes paumes devenaient douloureuses, percées par ces lances de feu, et parfois l’un des vautours glissait le long d’un rayon, lumière serrée entre ses griffes. Sa
descente rectiligne le conduisait à ma main droite qu’il déchirait du bec, avant de remonter rejoindre la troupe qui s’approchait vertigineusement de l’horizon.

Je m’aperçus bientôt que j’étais immobile, la terre tournant sous mes pieds et les oiseaux donnant de grands coups d’ailes afin de se maintenir à ma hauteur.
J’enfonçais les horizons comme des miroirs successifs, chacun de mes pieds posé dans un sillon qui me servait de rail et le regard fixé au sillage des vautours.

Mais finalement ceux-ci me dépassèrent. Gonflant toutes les cavités de leur être afin de s’alléger, ils se confondirent avec le soleil. La terre s’arrêta
brusquement, et je tombai dans un puits profond rempli d’ossements, un ancien four à chaux hérissé de stalagmites : dissolution rapide et pétrification des rois.

III

Très bas au-dessous de moi, s’étend une plaine entièrement couverte par un immense troupeau de moutons noirs qui se bousculent entre eux. Des chiens escaladent l’horizon et
pressent les flancs du troupeau, lui faisant prendre la forme d’un rectangle de moins en moins oblong. Je suis maintenant au-dessus d’une forêt de bouleaux dont les cimes pommelées
s’entrechoquent, se flétrissent rapidement, tandis que les troncs, se dépouillant eux-mêmes de leur peau blanche, construisent une grande boîte carrée, seul accident
qui demeure dans la plaine dénudée.

Au centre de la boite, comme une médaille dans un écrin, repose la plus mince tranche du dernier tronc et j’aperçois distinctement le cœur, l’écorce et l’aubier.

Ce disque de bois, où les faisceaux médullaires apparaissent en filigrane, n’est qu’un hublot de verre, l’orifice d’un cône qui découpe dans l’épaisse paroi qui
m’enveloppe l’unique fenêtre de ma durée.

IV

Dans l’hémisphère de la nuit, je ne vois que les jambes blanches et solides de l’idole, mais je sais que plus haut, dans la glace éternelle, son buste est un trou noir comme le
néant de la substance nue et sans attributs.

Parmi la foule amassée autour du piédestal, quelqu’un répète inlassablement : « La reliure du sépulcre solaire blanchit les tombes… La reliure du
sépulcre… etc.. »

Entre le sommeil des voix et le règne des statues, une rose enrichit le sang où se baigne le bleu corporel assimilable par fragments. La saveur des couronnes qui descendent au niveau
des bouches closes suggère un calcul plus rapide que celui des gestes instantanés. Les laminaires ont tracé des cercles pour blesser nos fronts. Je pense au guerrier romain qui
veille sur mes rêves; il élève son bouclier à hauteur de mes yeux et me fait lire deux mots :

atoll et sépulcrons.

Si le pari de Pascal peut se figurer par la croix obtenue en développant un dé à jouer, que pourra m’apprendre la décomposition du bouclier?

Depuis longtemps déjà, j’ai arraché fibre à fibre la face du guerrier : j’ai d’abord obtenu le profil d’une médaille, puis une surface herbeuse et un marécage
presque sans limites d’où émergent des fûts brisés. Aujourd’hui, je suis parvenu à mettre un nom sur chaque parcelle de chair. Le blanc des yeux s’appelle courage, le
rose des joues s’écrit adieu et les volutes du casque épousent si exactement la forme des fumées que je ne puis les nommer que somnifères.

Mais le ventre du bouclier représente une gorgone hideuse, dont les cheveux sont des chiffres 3 et 5 entrelacés. Le 8 de la somme se renverse, et j’arrive à l’Infini, serpent du
sexe qui se mord soi-même. C’est alors que la chiourme des lignes se couche sous le fouet de la matière. Il ne me reste qu’à accomplir le meurtre devant une architecture sans
fin. Je briserai les statues et tracerai des croix sur le sol avec mon couteau. Les soupiraux s’élargiront et des astres sortiront silencieusement des caves, — fruits des
sphères et des statues, grappes de globes lumineux montant comme les bulles transparentes d’un fumeur de savon, à travers les pigments de la mort et le bulbe rouge de la lampe de
charbon.

VI

Au cours de ma vie blanche et noire, la marée du sommeil obéit au mouvement des planètes, comme le cycle des menstrues et les migrations périodiques d’oiseaux. Derrière
les cadres, une rame délicieuse va s’élever encore : au monde aéré du jour se substitue la nuit liquide, les plumes se changent en écailles et le poisson doré
monte des abîmes pour prendre la place de l’oiseau, couché dans son nid de feuilles et de membres d’insectes. Des galets couverts de mots — mots eux-mêmes bousculés,
délavés et polis — s’incrustent dans le sable parmi les rameaux et coquilles d’algues, lorsque toute vie terrestre se rétracte et se cache dans son domicile obscur : les
orifices des minéraux.

Zénith, Porphyre, Péage,

sont les trois vocables que je lis le plus souvent.

Ils ne m’apparurent d’abord que partiellement : le Z en zébrure ou zigzag de conflit, fuite oblique vers les incidences puis persévérance dans une voie parallèle, —l’Y
de l’outre-terre (Ailleurs, qu’Y a-t-il? Y serons-nous sibYlles? Qu’Y pourrai-je faire si je n’ai plus mes Yeux?), — l’A écartant de plus en plus son angle rapace sous-tendu par un
horizon fictif, tandis que P Poussait la Porte des Passions.

Puis les trois mots se formèrent et je pus les faire sauter dans mes mains avec d’autres mots que je possédais déjà, lisant au passage la phrase qu’ils composèrent
:

Payes-tu, ô Zénith, le péage du porphyre?

A quoi je répondis, lançant mes cailloux en ricochets :

Le porphyre du Zénith n’est pas notre péage.

Michel Leiris

RODILLAZO


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RODILLAZO

 

Partageant l’horizon de la bête

il confronte la rugosité du sol

avec ses genoux soyeux pétiole double ou racine bifurquée roc ouvert au phantasme d’une rose aussi vite enlisée qu’apparue

A genoux

pour éprouver la résistance de la terre

à genoux

pour accueillir la mortification des cornes

à un

à deux genoux

amant bravache quêtant l’équipollence d’un baiser.

 

Michel Leiris

JE SUIS A TERRE / LIQUIDATION


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JE SUIS A TERRE

 

J’allais triste, mais d’un pas tranquille à la cabane, pour l’ouvrir. Nous n’irions plus le crabe avait décidé

manger la nature en dehors des invasions estivales, lire à côté des pies, du coq de bruyère et des garennes mettant leurs lapereaux au grand air, écrire le tout dans l’accompagnement du rourourou des pigeons nichés dans le gros chêne…fini

mais il faut bien faire comme si pour la faire visiter.

En arrivant j’eus le sentiment d’un désastre, tout le terrain était en morceaux, ça sentait le démolisseur…j’appelais vite la Mairie pour comprendre et…

La ville  ayant vendu le terrain à un promoteur, il va falloir que vous liquidiez…il ne veut pas de cabanes, il va construire…vous allez recevoir un courrier….

Depuis des mois, dans une succession de choses ne marchant qu’à l’envers j’ai résisté. Mais là je crois que quelque part on a décidé de m’avoir. Le pouvoir du fric est majeur…il écrase sans pitié, la nature du Beau…

Je ne sais pas défaire ce que j’ai bâti.

Niala-Loisobleu – 4 Mai 2018

 

LIQUIDATION

Éveillé seul — sans route, bagage, campement, bêtes de selle ou de charge — dans la savane aigre de ma nuit.

Plus de chambre, d’air, de lueur, de temps — et pas de possibilité de fuite lunaire.

Grand mât sans signe ni oriflamme, — mentule fragile (à peine encore vivante), haute colonne à cannelures en rides amères plantées au centre de mon lit (ô
neige! lait cristallin des douleurs…), je gis au pied de ce jet dédaigneux, moi qui tiens dans mes caisses, mes poches, mes mains, ma tête tant de drogues clandestines et
d’artifices défendus, parmi lesquels la science infuse de tuer dans l’œuf tout mien plaisir.

*

Aux portes d’une ville lointaine (étuves, soukhs, casernes, remparts, prisons) rêve à rêve on a soldé le bric-à-brac de mon enfance :

un théâtre miniature, de fer blanc peint en rose (j’ignore quelles actions futiles ou tragiques se perpétraient dans cet infime palais, astre doyen d’une constellation de
jouets);

« La Biche au Bois » surnageant — en plein déluge vocal — dans la corolle du pavillon de phonographe;

le cauchemar cannibale, en forme de loup ou de cheval de fiacre;

l’ours pelucheux et criard, mandragore jaune, en cape d’étoffe rouge à soutaches;

Buffalo Bill — rifle en main, tout satin noir et grande rose sur l’échiné — près de la diligence que des Indiens attaquent;

l’éveil viril (un jour d’été, dans une clairière banlieusarde) au spectacle d’enfants pauvres — filles et garçons — grimpant pieds nus aux arbres;

la courtisane dévêtue pour l’orgie solitaire, quand les draps — marâtres sans entrailles — étouffent entre leurs bras mouillés l’essor déchirant des
semences;

sur la chaise de paille, après la meurtrissure des genoux dans la cage du confessionnal, l’aire nocturne du sabbat où des filles tournent dos à dos, en ronde et les cheveux
défaits;

l’image de Dieu fixée — des minutes ou des siècles

— à vains regards braqués au plafond de l’église, car jamais le simulacre ne s’anime — ni même ses paupières battent — par avènement souterrain
de miracle;

l’hostie livide, trop large pour le gosier, mais qui coule jusqu’au ventre, par grâce du Saint-Esprit, comme les dons de Noël (peu importe leur échelle I quelquefois un navire
tout gréé…) dégringolent

— flamboyants ex-voto — à travers les cheminées.

Et d’autres merveilles moins antiques, produits d’une main plus rusée — si l’on veut, plus savante — : les boissons rares — tonnerres douceâtres — captives du
poing qui lance en dés les éclairs de diamant;

l’amitié équivoque de femmes jamais touchées (brume émoUiente, perfide climat);

les arbres lourds qu’on dit plantés en terre mais qui prennent aussi bien racines dans le ciel;

l’onde intime propagée par chaque geste et chaque parole;

les chaînes orales groupant vocables et concepts en infinies séries dont chaque maillon cristallise un univers autour de lui;

les idées dormant sans nom au ciel de notre esprit;

la vie cimetière d’étoiles;

la herse ardente des paysages;

la grandeur de l’homme qui se tue sur un coup de hasard;

le mystère latent des coquilles d’œufs brisées;

l’opacité des murs, l’éclat du bouton de porte, les pulsations du révolté;

l’obscure transmutation des éléments déliés;

la jonction des corps séparés par le miroir des mots;

les fleuves de travail, les montagnes de machines;

les nuages imitateurs de mer, les papillons plagiaires de fleurs;

la main gantée des équipages somptueux;

la gare des têtes;

l’épaule nue des maisons;

la bouche peinte — dents humides — des chauds hôtels meublés;

l’arc-en-ciel des richesses;

l’âge vaincu par le voyage;

la façon dont les faces et les choses s’interposent entre l’X et les yeux pour voua boucher le vide (vide du cœur);

l’amour qu’on fait comme un chapelet qu’on dit pendant l’orage;

l’amour magique aux baisers anonymes (pure contrainte du monde);

l’amour comète à chevelure fulgurante;

l’amour payé;

l’amour tout simple;

le fantôme tropical en toge blanche de déesse…

O monde! tout est vendu… Les boutiques puantes ont dégorgé une foule homicide sur le port. Les trafiquants ont égrené, de sable en sable, la litanie des caravanes.

Perche à gauler les crânes, poteau totem, arbre généalogique paré du haut en bas d’une lignée de tortures ancestrales, dans la chambre au squelette
dépouillé — murailles, plancher et toit fondus — l’amère colonne du cœur se dresse, mentule sans joie l’enrobant d’oriflammes…

Quelque part, un matin de ce siècle, j’ai lu qu’en Angleterre il y a cent ans on enterrait les suicidés de nuit, à une intersection de routes, le corps couché à
même la fosse — au centre de la chaussée — et couvert de chaux vive.

Michel Leiris

ANDALUCIA 40 ANS DERRIERE – 1


ANDALUCIA 40 ANS DERRIERE – 1

Le clairon coincé dans la gorge de l’arène

aplatit la poussière aux naseaux du toro plus furibard que jamais

les cons qui réclament l’abolition de la mise à mort

trouvent rien que de plus normal de coller le mot Fin à une histoire qu’aucun livre n’aurait eut courage de mettre sur ses pages. Un roman d’amour platonique sans chair à l’étal, autre que celle d’une fratrie ennemie ça ferait bander qui ?

Nous sommes partis main dans la main vers un autre Compostelle que les mots sirupeux qui font passer toux, y compris l’intolérable.. Elle dans ses deux langues moi dans la seule que je timbre. Des rois au bas du pied des stalles, du rouge au travers en bande du drapeau soleil.

L’ombre d’un immense oiseau-noir plane sur sa tête à elle.

J’évente de mes deux bras désarmés, terrifié en voyant que je ne fais pas peur à la bête…

Niala-Loisobleu – 18 Février 2018

 

Andalucia (2013_08_20 09_57_16 UTC)

 

LES GALÉRIENS

Grignotées par les rats

nos chaînes peut-être tomberont en poussière

mais jamais celles de la passion sinistre dont nous

sommes esclaves charpentes vouées aux fers à la tyrannie profonde des mots et des tatouages de

hasard

Figurations emblématiques qui capturez notre destin

et le faites s’emboîter de force dans des schémas

nos poitrines soulèvent en respirant vos lanières gravées

filets moins tendres à la peau que les paroles amoureuses

lorsque pareilles aux cordes enfantines qui font tourner et chanter les toupies

les phrases s’enroulent

et accélèrent les mouvements du cœur

Il était une fois

une rose espagnole sur l’épaule d’un forçat

Un sang rosé coulait à travers la pulpe de la rose une tige mince et courbe reliait son palais de pétales

au sang d’une bouche un peu au-dessous du palais noir d’un peigne planté

dans la chevelure
Cette rose devint aiguë marine sitôt la galère sombrée

Il est des heures

mieux vaudrait être galériens qu’être où nous sommes
Nous roulons nous tanguons pareils aux autres hommes mais un boulet imaginaire de métal rouge nous parcourt des chevilles aux yeux plus consternant que des hoquets d’ivrogne

Toutefois

un jour sera

où les épines déchireront les fouets

Sacher-Masoch et
Sade s’étant donné la main

dessinés sur le dos d’un marin

Les échines nues danseront

puis d’un seul coup les boulets éclateront

astres noirâtres gonflés par le pus d’une blessure trop

ardente caillots d’espace désentravés qui tueront
Dieu et les

siècles à venir

en dépit des chiourmes rationnelles et des syntaxes bariolées

Michel Leiris