La vérité du drame est dans ce pur espace qui règne entre la stance heureuse et l'abîme qu'elle côtoie : cet inapaisement total, ou cette ambiguïté suprême. Saint-john Perse
L’homme pétri de terre arrachée à la terre De cet arrachement garde le creux en lui. C’est de ce même creux que la femme est extraite Dont la chair se souvient que l’homme en fut pétri.
Eve tirée d’Adam comme Adam de la terre Est cette terre même avant qu’il soit formé. Elle est la terre intacte et la poignée de terre La blessure utérine au flanc dont elle est née.
La plaie dont elle est née est toujours vierge en elle Comme alors que les eaux n’étaient point séparées. Virginité pareille au gris de tourterelle Quand l’aube sur sa peau commence à s’éveiller.
Sa peau ! premier regard que Dieu module en rêve Les yeux mi-clos encore à l’orée de sa nuit. Matin primordial filtré par les cils d’Eve Pour prévenir qu’il soit de lui-même ébloui.
Les yeux d’Eve dont l’horizon est leur paupière Ne voient qu’Adam, lequel n’y voit que l’infini. S’il met d’avance entre Eve et lui la terre entière Eve peau contre peau n’a pour monde que lui.
Ainsi de monde en monde il échoue à connaître Infatigablement ce vide qu’il emplit. Sur leur beau contresens ces deux moitiés de l’Être Se divisent sans fin sans cesser d’être unies.
2
Que l’indivision de leur double regard
Ne leur voile qu’elle est l’avers de leur distance Quand les yeux dans les yeux se creuse leur écart D’onde en onde, à perte de bleu, halo immense De ce point nul en tout diffus, l’Identité…
Couple duel ! Pôles de l’être, humanité !
S’aimant des yeux — à la différence des bêtes
Toute proportion dans l’univers reflète
L’effusion sans fin de leur intimité.
Elle, c’est l’Ame. Lente, étale, sans rivages
Rêvant écarquillée qu’elle dort. Cécité
Solaire, toute image d’elle est un mirage :
Pourquoi être, tant se suffit l’ubiquité?
Lui, c’est l’astre. Il ne luit que pour percer. Et passe
Outre, mourant à soi pour en ressusciter
Plus loin dans l’Ame, lui frayant ses noirs espaces.
Ainsi des profils droit et gauche de la face
Tournés l’un insondablement vers le Dedans
L’autre vers ce qu’a vu d’avance l’œil rapace
Qui saisit l’être dans son gîte le Néant.
Suspens sans borne ! Eve en miroir du ciel béant Fascine en songe à son zénith cet immobile Aigle tout œil qui en oublie que son cœur bat… Le vide est une seule gemme. L’œil ne cille Pas. Mais l’Ame respire en abîme, tout bas.
Quand tu souris en toi-même c’est la mer les yeux mi-clos Qui de l’un à l’autre bord frémit parcourue par l’onde Faisant miroiter l’étoile qui clignote entre tes cils Et se réfléchit là-haut en scintillements sans nombre
Nuit d’autant plus semée d’astres que t’engouffre ta noirceur Par-delà tant d’univers s’éteignant dès qu’ils l’atteignent Toi dont l’immuable centre semble s’éloigner sans fin Tête spirale des temps qui pointe vers l’origine
Eve la Déité pure est ton plus profond sommeil Où l’esquisse d’aucuns traits s’efface avec ton sourire Où la dune de tes seins lissée par le vent marin S’oublie avec tout ton corps étalé vers l’invisible
_
Le regard qui te contemple la vague te caressant Sont plus intimes en toi que ton existence même Ce Vide qui t’investit veille et te maintient rêvant Tant que tout en les créant il n’aura mangé les siècl
Avant d’être manifeste tout en toi est consommé
Tout se manifeste en toi pour que le temps le consomme
O sourire! éternité enfuie à peine ébauchée
Qui croit t’avoir vue un jour meurt de te guetter sans cesse
Qui te voit sourire il sait qu’il assiste à l’origine Et son émerveillement est celui dont s’éblouit A l’aube du jour natal Dieu lorsque se met à poindre Le rayon initial au ras de l’éternité
Rayon qui dans les deux sens pénètre l’espace et l’âme Symétriques épaisseurs dont l’osmose noir sur noir Est l’ultime nostalgie d’un Avant sans forme aucune Vertige d’opacité dur à s’y briser l’esprit
En toi ce double désir d’un point nul où tout revienne Et d’une onde illimitée qui parte de ce point nul Aux extrêmes conjugués de sa jouissance même Crée en rêve l’univers qu’il défait sitôt rêvé
Chaque souffle issu de toi module la vague immense Que le Vent dont tout provient continue de soulever Ainsi ton sein respirant permet-il que recommence A jamais à chaque instant l’Unique en totalité
4
Toi, plus vaste que tous tes Noms!
Toute qualifiée ! Toute non qualifiable !
En deçà, au-delà
Irréductible à toute image de Toi
Qui toutes les contiens!
Je Te nomme aussitôt Tu m’échappes
Je Te nomme c’est pour que Tu m’échappes
Je ne Te qualifie
Que pour perdre de vue toute image
Que je puis me faire de Toi.
Impérissable, Toi qui portes les mondes!
Océan de leur gestation
Abîme de leur fondation
Toi qui soutiens qui engouffres
Qui nourris et manges sans fin,
Créatrice de ce que Tu dévores
Dévoratrice de ce que Tu crées
Par Toi, claire sapience, s’ordonnent
Par Toi, sombre démence, s’effondrent
Les éléments.
Si je dis Tu es la Très Noire Tu es celle-là
Et je cesse de Te voir et par là D’être devant Toi
Je deviens l’indivis l’invisible Le fragment où s’inscrit Le Tout en Toi
Si je dis Tu es la Très Vive
Tu es celle-là
Et je cesse de Te voir et par là
D’être devant Toi
Je deviens cet œil fixe ébloui
D’être l’éblouissement même
De ton éclat
Si je dis Tu es la Très Grande
Tu es celle-là
Et je cesse de Te voir et par là
D’être devant Toi
Je deviens moins qu’un grain de poussière
Centre nul autant que nécessaire
De l’Être en Toi
Et toujours tout en cessant d’être
Je Te nomme pour être
Etre c’est Te nommer.
C’est oser inlassablement tous les sons
Qui sans cesse émergent de l’Être.
Bulles sans nombre ils ne crèvent jamais
Et peuplent les confins de l’espace
Attendant redoutant
D’être proférés.
O Redoutée! Refoulée! Ineffable! Innommable!
Inaudible essence du son
Vide qui désires le vide
Vide où résonne et se répercute le Vide !
Tambour du Néant! Tympan de l’abîme!
Hymen de l’Ame, Eve, scellée!
Moi le Dieu, moi l’Homme, que suis-Je?
Germe qui jamais n’en finis de mûrir
Dans la matrice de ton Nom sans limite
L’Unique, l’Ultime
LTnnomé à jamais.
Toi, ô Toi !
Pourtant aussi Tu es femme
Voici : je m’étends sur Toi.
Mes lèvres sur les tiennes
Mon ventre au creux de ton ventre
Mon bras soulevant tes reins
Je Te pénètre.
L’homme ainsi qui monte et descend
A l’ancre dans la femme
Pénètre-t-il la mer?
Oui, c’est elle, c’est Toi
Que je pénètre!
Aucun des actes qui m’unissent à Toi
Ne s’achève en lui-même :
C’est la force en Toi qui décide
Accélère, ralentit
Roule ensemble notre double vague à la crête
Entrechoque nos corps dont le double plaisir
S’exalte en un ressac qui le brise!
Tu creuses, roules, fracasses, échoues
Tu jettes aux récifs, Tu ensables
Tu marnes, Te retires, morte-eau
Tu bouillonnes, brasilles, Te figes
Tu es l’eau avant qu’elle ne soit divisée
Tu es l’abyssale qu’épouse le Souffle
Et moi dans tes yeux je me sens qui dérive
La face béante tournée vers le fond
Premier naufragé entre deux eaux du Grand Rêve
Toi toujours ! que déploie en Soi-même le Soi
Si vaste que puisse être ma science de Toi
Et mon ignorance combien davantage
Si loin que me porte avec elles l’effort
De jamais n’en finir de Te perdre
En m’ouvrant tes profondeurs plus avant
Aucun de ces actes qui m’unissent à Toi
Aucun de ces actes qui me divisent de Toi
Éternellement ne s’achève
Aucune qualité, aucun Nom
Pensés, proférés, restés tus
Tremblant retenus sur les lèvres
Non formés, non existants, non conçus
En deçà de l’expiration sidérale
Origine devenant étendue.
Aucun de toute éternité ne saurait
Commencer de poser de résoudre
L’énigme Te faisant Qui Tu es
Qui Tu es en moi hors de moi Si proche et d’autant plus étrangère Plus sourde qu’est plus vif ton éclat Plus cruelle que ta caresse m’est douce Sommeilleuse si parfaitement éveillée
Qui me guettes l’œil rond me fascines Et jouis d’être par moi fascinée
Je Te fixe regard immuable
Soleil zénithal sur la mer.
Tu ne cilles pas Tu ne me vois pas
Tu me rêves.
A peine je crois Te donner ton vrai nom
Tu Te modifies.
Tu réponds à ce Nom que je t’ai donné
Par une apparence qui lui ressemblant
Me dérobe ton être.
Toi-même Tu ne sais qui Tu es
Et m’entendant qui le nomme
Aussitôt Tu deviens l’opposé
De ce que j’ai nommé.
Pourtant ce n’est pas Toi qui disposes
De ton être c’est moi
Mais à l’envers de ce que j’imagine.
Quand bien même nommément je voudrais
Que Tu fusses la circonférence et le centre
Et quand même Tu serais devant moi
Centre et cercle de mon extase incessante
Tu m’échapperais.
Car si Tu ne sais rien de Toi-même
Tu sais tout de moi
Étant le miroir attentif de ma mort
Que réfléchit ta ténèbre.
Femme? Nature? Ame? Matière?
Tu es tout ce que je ne suis pas
Qui s’ouvre sous chaque regard, chaque idée
Chaque mot que je dis, chaque pas
Chaque chose vers quoi je m’avance
Pour m’en assurer.
Plus que béante : la Béance même
Et pourtant le mur.
Que je me heurte contre le gouffre
A chacun de mes mouvements
Puisque c’est vers Toi qu’il me porte
C’est mon épreuve insensée du Réel
Ma vérité, ma folie.
Ton abîme m’impose sa borne
Mais c’est pour que je commence au-delà.
L’homme définit, mesure, compassé Mais s’il plonge en Toi son regard Il y perd toute proportion et mesure En oublie le lieu et le sens. L’espace l’entoure le ventouse le masse Muqueuse collant toute à sa peau. Vulve humide ou salive à tes lèvres Tes humeurs ont même goût d’infini Tes lèvres tes prunelles ton ventre Font une seule fondrière sans bords Tu es l’Informe.
Tu es l’argile qui attire et étreint Qui tente l’homme à la pétrir de ses mains Pour qu’en elle tout entier il se perde. Pétrir, se perdre. Synonymes. Contraires. Moi l’homme, moi le Dieu modeleur Plus j’enfonce les mains dans ton sein Puis j’en tire de formes nouvelles Et plus semble me presser de partout Ta substance exigeant de moi l’existence.
Je crée d’elle pour ne pas m’engloutir Dans le vide que j’y crée plus grand qu’elle Invisible membrane au-dedans De ce Rêve en expansion sans limite Dont l’étroite matrice est en Toi.
Le ciel même ainsi n’est-il pas
Un reste de limon amniotique
Déposé en Toi chaque fois
Qu’en songe Tu accouches d’un monde?
Peut-être… Mais qui donc me dira
Si je suis déjà né de ce rêve
Où ton ventre me tient à l’étroit?
5
Quel grand vent misogyne se lève Insufflateur du Sens? De tout son corps indivis L’Ame somnambule en tressaille.
Ce vent insomniaque sans lieu Qui fomente les raz de marée Affouille le désir de la femme Au ventre de la mer.
Sexe de l’homme ou Verbe de Dieu La Puissance qui l’anime est la même C’est l’Un inlassablement géniteur De sa seule image innombrable
Mais ni femme ni mer ne sont-rien Qu’un miroir que nulle image ne trouble Nulle tempête qui ne s’y estompe en buée Sans dépolir la transparence du Soi
Miroir de rien ! Évanescence d’un seul Instant toujours insaisissable et peut-être A jamais non encore advenu Orgasme que guette l’eau immensément nue…
Comme l’homme épie la femme sous lui Dieu en Soi S’interroge sans cesse Tous deux veillent déchiffrant en commun Ce Rêve dont ils sont l’objet l’un pour l’autre
Rêve s’engendrant pour les siècles des siècles
Et d’avance éternellement oublié
Bien qu’en lui le vent ne s’interrompe jamais
Lui, l’Impérissable, l’Unique!
Toute chose remonte ainsi vers sa fin Toute chose s’écoule ainsi vers sa source La femme la mer est l’anneau immuable Où S’enchante de Soi-Même le vent
L’homme pétri de terre arrachée à la terre De cet arrachement garde le creux en lui. C’est de ce même creux que la femme est extraite Dont la chair se souvient que l’homme en fut pétri.
Eve tirée d’Adam comme Adam de la terre Est cette terre même avant qu’il soit formé. Elle est la terre intacte et la poignée de terre La blessure utérine au flanc dont elle est née.
La plaie dont elle est née est toujours vierge en elle Comme alors que les eaux n’étaient point séparées. Virginité pareille au gris de tourterelle Quand l’aube sur sa peau commence à s’éveiller.
Sa peau ! premier regard que Dieu module en rêve Les yeux mi-clos encore à l’orée de sa nuit. Matin primordial filtré par les cils d’Eve Pour prévenir qu’il soit de lui-même ébloui.
Les yeux d’Eve dont l’horizon est leur paupière Ne voient qu’Adam, lequel n’y voit que l’infini. S’il met d’avance entre Eve et lui la terre entière Eve peau contre peau n’a pour monde que lui.
Ainsi de monde en monde il échoue à connaître Infatigablement ce vide qu’il emplit. Sur leur beau contresens ces deux moitiés de l’Être Se divisent sans fin sans cesser d’être unies.
2
Que l’indivision de leur double regard
Ne leur voile qu’elle est l’avers de leur distance Quand les yeux dans les yeux se creuse leur écart D’onde en onde, à perte de bleu, halo immense De ce point nul en tout diffus, l’Identité…
Couple duel ! Pôles de l’être, humanité !
S’aimant des yeux — à la différence des bêtes
Toute proportion dans l’univers reflète
L’effusion sans fin de leur intimité.
Elle, c’est l’Ame. Lente, étale, sans rivages
Rêvant écarquillée qu’elle dort. Cécité
Solaire, toute image d’elle est un mirage :
Pourquoi être, tant se suffit l’ubiquité?
Lui, c’est l’astre. Il ne luit que pour percer. Et passe
Outre, mourant à soi pour en ressusciter
Plus loin dans l’Ame, lui frayant ses noirs espaces.
Ainsi des profils droit et gauche de la face
Tournés l’un insondablement vers le Dedans
L’autre vers ce qu’a vu d’avance l’œil rapace
Qui saisit l’être dans son gîte le Néant.
Suspens sans borne ! Eve en miroir du ciel béant Fascine en songe à son zénith cet immobile Aigle tout œil qui en oublie que son cœur bat… Le vide est une seule gemme. L’œil ne cille Pas. Mais l’Ame respire en abîme, tout bas.
Quand tu souris en toi-même c’est la mer les yeux mi-clos Qui de l’un à l’autre bord frémit parcourue par l’onde Faisant miroiter l’étoile qui clignote entre tes cils Et se réfléchit là-haut en scintillements sans nombre
Nuit d’autant plus semée d’astres que t’engouffre ta noirceur Par-delà tant d’univers s’éteignant dès qu’ils l’atteignent Toi dont l’immuable centre semble s’éloigner sans fin Tête spirale des temps qui pointe vers l’origine
Eve la Déité pure est ton plus profond sommeil Où l’esquisse d’aucuns traits s’efface avec ton sourire Où la dune de tes seins lissée par le vent marin S’oublie avec tout ton corps étalé vers l’invisible
_
Le regard qui te contemple la vague te caressant Sont plus intimes en toi que ton existence même Ce Vide qui t’investit veille et te maintient rêvant Tant que tout en les créant il n’aura mangé les siècl
Avant d’être manifeste tout en toi est consommé
Tout se manifeste en toi pour que le temps le consomme
O sourire! éternité enfuie à peine ébauchée
Qui croit t’avoir vue un jour meurt de te guetter sans cesse
Qui te voit sourire il sait qu’il assiste à l’origine Et son émerveillement est celui dont s’éblouit A l’aube du jour natal Dieu lorsque se met à poindre Le rayon initial au ras de l’éternité
Rayon qui dans les deux sens pénètre l’espace et l’âme Symétriques épaisseurs dont l’osmose noir sur noir Est l’ultime nostalgie d’un Avant sans forme aucune Vertige d’opacité dur à s’y briser l’esprit
En toi ce double désir d’un point nul où tout revienne Et d’une onde illimitée qui parte de ce point nul Aux extrêmes conjugués de sa jouissance même Crée en rêve l’univers qu’il défait sitôt rêvé
Chaque souffle issu de toi module la vague immense Que le Vent dont tout provient continue de soulever Ainsi ton sein respirant permet-il que recommence A jamais à chaque instant l’Unique en totalité
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Toi, plus vaste que tous tes Noms!
Toute qualifiée ! Toute non qualifiable !
En deçà, au-delà
Irréductible à toute image de Toi
Qui toutes les contiens!
Je Te nomme aussitôt Tu m’échappes
Je Te nomme c’est pour que Tu m’échappes
Je ne Te qualifie
Que pour perdre de vue toute image
Que je puis me faire de Toi.
Impérissable, Toi qui portes les mondes!
Océan de leur gestation
Abîme de leur fondation
Toi qui soutiens qui engouffres
Qui nourris et manges sans fin,
Créatrice de ce que Tu dévores
Dévoratrice de ce que Tu crées
Par Toi, claire sapience, s’ordonnent
Par Toi, sombre démence, s’effondrent
Les éléments.
Si je dis Tu es la Très Noire Tu es celle-là
Et je cesse de Te voir et par là D’être devant Toi
Je deviens l’indivis l’invisible Le fragment où s’inscrit Le Tout en Toi
Si je dis Tu es la Très Vive
Tu es celle-là
Et je cesse de Te voir et par là
D’être devant Toi
Je deviens cet œil fixe ébloui
D’être l’éblouissement même
De ton éclat
Si je dis Tu es la Très Grande
Tu es celle-là
Et je cesse de Te voir et par là
D’être devant Toi
Je deviens moins qu’un grain de poussière
Centre nul autant que nécessaire
De l’Être en Toi
Et toujours tout en cessant d’être
Je Te nomme pour être
Etre c’est Te nommer.
C’est oser inlassablement tous les sons
Qui sans cesse émergent de l’Être.
Bulles sans nombre ils ne crèvent jamais
Et peuplent les confins de l’espace
Attendant redoutant
D’être proférés.
O Redoutée! Refoulée! Ineffable! Innommable!
Inaudible essence du son
Vide qui désires le vide
Vide où résonne et se répercute le Vide !
Tambour du Néant! Tympan de l’abîme!
Hymen de l’Ame, Eve, scellée!
Moi le Dieu, moi l’Homme, que suis-Je?
Germe qui jamais n’en finis de mûrir
Dans la matrice de ton Nom sans limite
L’Unique, l’Ultime
LTnnomé à jamais.
Toi, ô Toi !
Pourtant aussi Tu es femme
Voici : je m’étends sur Toi.
Mes lèvres sur les tiennes
Mon ventre au creux de ton ventre
Mon bras soulevant tes reins
Je Te pénètre.
L’homme ainsi qui monte et descend
A l’ancre dans la femme
Pénètre-t-il la mer?
Oui, c’est elle, c’est Toi
Que je pénètre!
Aucun des actes qui m’unissent à Toi
Ne s’achève en lui-même :
C’est la force en Toi qui décide
Accélère, ralentit
Roule ensemble notre double vague à la crête
Entrechoque nos corps dont le double plaisir
S’exalte en un ressac qui le brise!
Tu creuses, roules, fracasses, échoues
Tu jettes aux récifs, Tu ensables
Tu marnes, Te retires, morte-eau
Tu bouillonnes, brasilles, Te figes
Tu es l’eau avant qu’elle ne soit divisée
Tu es l’abyssale qu’épouse le Souffle
Et moi dans tes yeux je me sens qui dérive
La face béante tournée vers le fond
Premier naufragé entre deux eaux du Grand Rêve
Toi toujours ! que déploie en Soi-même le Soi
Si vaste que puisse être ma science de Toi
Et mon ignorance combien davantage
Si loin que me porte avec elles l’effort
De jamais n’en finir de Te perdre
En m’ouvrant tes profondeurs plus avant
Aucun de ces actes qui m’unissent à Toi
Aucun de ces actes qui me divisent de Toi
Éternellement ne s’achève
Aucune qualité, aucun Nom
Pensés, proférés, restés tus
Tremblant retenus sur les lèvres
Non formés, non existants, non conçus
En deçà de l’expiration sidérale
Origine devenant étendue.
Aucun de toute éternité ne saurait
Commencer de poser de résoudre
L’énigme Te faisant Qui Tu es
Qui Tu es en moi hors de moi Si proche et d’autant plus étrangère Plus sourde qu’est plus vif ton éclat Plus cruelle que ta caresse m’est douce Sommeilleuse si parfaitement éveillée
Qui me guettes l’œil rond me fascines Et jouis d’être par moi fascinée
Je Te fixe regard immuable
Soleil zénithal sur la mer.
Tu ne cilles pas Tu ne me vois pas
Tu me rêves.
A peine je crois Te donner ton vrai nom
Tu Te modifies.
Tu réponds à ce Nom que je t’ai donné
Par une apparence qui lui ressemblant
Me dérobe ton être.
Toi-même Tu ne sais qui Tu es
Et m’entendant qui le nomme
Aussitôt Tu deviens l’opposé
De ce que j’ai nommé.
Pourtant ce n’est pas Toi qui disposes
De ton être c’est moi
Mais à l’envers de ce que j’imagine.
Quand bien même nommément je voudrais
Que Tu fusses la circonférence et le centre
Et quand même Tu serais devant moi
Centre et cercle de mon extase incessante
Tu m’échapperais.
Car si Tu ne sais rien de Toi-même
Tu sais tout de moi
Étant le miroir attentif de ma mort
Que réfléchit ta ténèbre.
Femme? Nature? Ame? Matière?
Tu es tout ce que je ne suis pas
Qui s’ouvre sous chaque regard, chaque idée
Chaque mot que je dis, chaque pas
Chaque chose vers quoi je m’avance
Pour m’en assurer.
Plus que béante : la Béance même
Et pourtant le mur.
Que je me heurte contre le gouffre
A chacun de mes mouvements
Puisque c’est vers Toi qu’il me porte
C’est mon épreuve insensée du Réel
Ma vérité, ma folie.
Ton abîme m’impose sa borne
Mais c’est pour que je commence au-delà.
L’homme définit, mesure, compassé Mais s’il plonge en Toi son regard Il y perd toute proportion et mesure En oublie le lieu et le sens. L’espace l’entoure le ventouse le masse Muqueuse collant toute à sa peau. Vulve humide ou salive à tes lèvres Tes humeurs ont même goût d’infini Tes lèvres tes prunelles ton ventre Font une seule fondrière sans bords Tu es l’Informe.
Tu es l’argile qui attire et étreint Qui tente l’homme à la pétrir de ses mains Pour qu’en elle tout entier il se perde. Pétrir, se perdre. Synonymes. Contraires. Moi l’homme, moi le Dieu modeleur Plus j’enfonce les mains dans ton sein Puis j’en tire de formes nouvelles Et plus semble me presser de partout Ta substance exigeant de moi l’existence.
Je crée d’elle pour ne pas m’engloutir Dans le vide que j’y crée plus grand qu’elle Invisible membrane au-dedans De ce Rêve en expansion sans limite Dont l’étroite matrice est en Toi.
Le ciel même ainsi n’est-il pas
Un reste de limon amniotique
Déposé en Toi chaque fois
Qu’en songe Tu accouches d’un monde?
Peut-être… Mais qui donc me dira
Si je suis déjà né de ce rêve
Où ton ventre me tient à l’étroit?
5
Quel grand vent misogyne se lève Insufflateur du Sens? De tout son corps indivis L’Ame somnambule en tressaille.
Ce vent insomniaque sans lieu Qui fomente les raz de marée Affouille le désir de la femme Au ventre de la mer.
Sexe de l’homme ou Verbe de Dieu La Puissance qui l’anime est la même C’est l’Un inlassablement géniteur De sa seule image innombrable
Mais ni femme ni mer ne sont-rien Qu’un miroir que nulle image ne trouble Nulle tempête qui ne s’y estompe en buée Sans dépolir la transparence du Soi
Miroir de rien ! Évanescence d’un seul Instant toujours insaisissable et peut-être A jamais non encore advenu Orgasme que guette l’eau immensément nue…
Comme l’homme épie la femme sous lui Dieu en Soi S’interroge sans cesse Tous deux veillent déchiffrant en commun Ce Rêve dont ils sont l’objet l’un pour l’autre
Rêve s’engendrant pour les siècles des siècles
Et d’avance éternellement oublié
Bien qu’en lui le vent ne s’interrompe jamais
Lui, l’Impérissable, l’Unique!
Toute chose remonte ainsi vers sa fin Toute chose s’écoule ainsi vers sa source La femme la mer est l’anneau immuable Où S’enchante de Soi-Même le vent.
La frégate à la queue fourchue en vide ivresse se dissout Le Vide aspire la frégate et se creuse un zénith dessous Point d’or qui verticalement à son iris inexistant Guette guette son même éveil aux extrêmes d’un double abîme
Suspens d’oiseau dont ce point nul est l’envergure bord à bord Qui n’est pas plus que n’est en bas son éclatante ombre océane Si lisse le silence et dense et si absent omniprésent Que partout nulle part ce point cerne l’oeil blanc gouffre cosmique
Le Silence est le gouffre rond dont le centre est ce point fléché L’ouïe tendue hors d’aucun son qui se provoque à se percer L’oiseau aigu inexistant dont l’abîme est l’oscillement Inconnaissance s’innervant d’elle-même dans le Néant
Personne hormis le Silence ne s’atteint en ce lieu sans lieu Où le Néant que rien ne meut clos sur Soi-même S’y respire Souffle scellé qui se suffit sans créer étendue ni mot Où pourrait croître l’imminence impatiente de l’oiseau.
Grasses et moites dans les plis. Pas d’autre issue
Que ces cuisses pour l’homme envasé dans la femme
Et qui s’endort sans sortir d’elle, avant qu’il ait
Joui parfois! L’argile ainsi baise l’argile
Pétrie de suint qui s’épaissit peau contre peau.
Nuit et sommeil alors également immenses
De nouveau régnent sur l’Informe. Horreur sacrée
Du sexe de la terre à ciel ouvert, lunaire
Qui bée d’angoisse d’avorter du premier Jour.
2
Forcer la mère pour s’ouvrir l’accès du Vide, Pour se frayer vers soi un chemin sans retour! Que lui, Caïn, et tout partant de lui, commence ! Que le temps soit! Qu’il ait l’Ailleurs pour horizon Et non, centré autour du nombril de la terre, Tracé par cœur d’un œil absent, ce même rond !
Pourquoi la mère chaque nuit se refait-elle Grosse de ces jumeaux nés d’elle le matin? C’est que l’autre, qui tout le jour rêva du ventre Y retourne le soir ne l’ayant pas quitté… Caïn, Caïn ! si peu ménager de ta peine Que ton cœur est le fer labourant le sillon, Quand tu lèves les yeux vers l’étoile, à quoi bon Aux couleurs du couchant joncher l’autel de gerbes Si chaque soir la seule offrande est agréée Qu’enfante la brebis avec l’aube naissante Comme la mère chaque jour enfante Abel ? Pourquoi ce même effort de ravaler ton fiel Et de rejoindre à contrecœur les mêmes tentes Où l’autre dort déjà dans les plis maternels? Mais ce soir tu pressens déjà contre tes tempes L’énorme battement du Vide ! jamais plus Tu ne respireras le poil tiède des tentes Ni Abel ce relent de sang, ce flanc béant. Jamais plus ? Mais la Mère entre eux reste ce ventre Ce gouffre avide de s’emplir du même enfant.
Le rite veut que tout s’anéantisse en elle Qu’Abel y soit conçu chaque jour du néant. Lui, Abel, est l’agneau de son culte, le prêtre Qui s’immole au néant dans l’agneau sur l’autel. Voici que pour l’ultime fois brille la lame Du sacrifice entre ses doigts : Caïn, à toi ! Il n’a pas retiré le couteau de la bête Que ton poing l’a saisi en elle, retourné Vers ton frère et fiché en son cœur, et encore Une fois dans l’agneau dont bouillonne le sang… Plus qu’aucun des agneaux qu’il a offerts, ton frère N’est-il pas agréable à Dieu ? Son sang sur toi Te lave enfin des eaux maternelles, t’ondoie Né deux fois ! car le sein d’Abel est ta vraie mère.
Tuant Abel il a tué la Mère
Ainsi hors de la morte il s’est forcé
Il a poussé en avant de la tête
Aveugle qui le guide vers Tailleurs
Les cuisses d’Eve au couchant sont des collines
Entre elles vers l’horizon il a jailli
Soudainement il s’est trouvé en face
De Cela qui désormais n’est que par lui
Face à la gueule dont les mâchoires inlassables
Ciel et terre broient autophage toute vie
La Vie toute avalant sans cesse ce qui vit
Jusqu’à finir par se dévorer tout entière
Caln avide de Caïn commence donc
A se manger à peine s’est-il mis au monde
Il naît pour assouvir cette gueule la mort
A moins d’oser — comment? — défoncer passer outre
Forer son trou sans fond l’appétit du néant
Et d’avance y briser les dents cariées du temps
L’intérieur est scellé c’est le lieu de la mort
L’accès de la matrice maternelle
Est interdit au fils. Dorénavant
La loi stipule : après l’enfantement on recoudra
Le sexe encore meurtri des femmes. Car tout homme
Qui voudrait y rentrer comme l’enfant qu’il fut
Passerait sans retour en deçà de ce monde
Dans son inverse point par point qu’est la folie.
Qui, étant né, retourne à la femme, il s’avance
A la rencontre de la mort dont tout ce corps
Ces bras, ce ventre, ce regard lui sont la porte
Au seuil de quoi l’atteint la foudre ! C’est pourquoi
Caïn, premier législateur, fixe la loi
De séparation des femmes. Chose bonne
Pense-t-il. Désormais tout l’espace sera
Le vrai Dedans et la matrice universelle
Et le vrai mâle l’univers l’enfantera.
5
La plaine à l’aube est une femelle qui se peigne Sa chevelure fait onduler les blés Le vent a des reflets d’argent dans la prairie Caïn. l’homme! jouit de cette nudité Car la terre plus que la femme est son épouse Il ne distingue pas entre leurs seins Si la femme en juillet se dore c’est que l’heure Est proche à perte de vue de la moisson Il a semé et retourné ses fils sont blonds comme les gerbes Si vaste que soit sa terre elle est toute autour du nombril Sa forme est d’un ventre bombé son flanc est parallèle aux collines Que faut-il à Cain de plus que l’étendue femelle et nue
Perdre pied une bonne fois pour éprouver la transparence
Pour que la verticale en lui se mesure à la profondeur
N’être plus soi passer outre son âme
Cesser d’avoir les paumes plus calleuses chaque soir
Car l’hiver vient la terre et la femme sont vieilles
Rien donc ne fait obstacle entre l’espace et lui
Il a toujours désiré cette fuite
C’est lui-même chassé qui se jette en avant
La malédiction le lance à la conquête
D’un monde qui ne soit que l’expansion de sa pensée
Jusqu’aux limites de laquelle l’horreur d’être maudit le pousse
Et qui invente ses confins pour les contraindre à lui céder
Caïn comme autant de bornes a écarté
Les femmes. C’est avec la terre qu’il copule
Cambrant le torse à la verticale des nuits
Pour voir jaillir là-haut sa semence d’étoiles.
D’avance sortent de son front comme d’une arche triomphale
Les générations se bousculant vers le néant
Les peuples convergeant jusqu’à s’entre-détruire
Dans leur hâte de l’enfermer dans une Idée :
Ainsi la Quête sans merci et sans espoir a commencé
Dans l’âme de Caïn qui fuit sans cesse devant elle
Et ne cesse de se creuser en tout homme de son sang
Pour qu’au-delà de toute Idée la Quête soit l’ordre des mondes
De ce qui le maudit Caïn a fait sa force : Qu’il aille! Il ne se veut fondé en rien. Ni terre Ni femme. Ni cet homme en lui nommé Caïn. Il lui suffit que le dévore sa distance L’avide ubiquité sans feu ni lieu que lui Ce Vide, n’être nulle part! c’est tout son être.
Ignorant de son propre nom comme de ceux derrière lui
Dont grossit sans mesure le nombre
Se piétinant s’escaladant s’entassant se précipitant
Montagne d’où l’homme se voit en abîme
Amas de morts matériau de Babel sur le corps d’Abel
Où Caïn tour centrale s’érige
O bâtisseur, te voici l’axe de la foudre !
Quand tu la vis dédaigner ton oblation
Pour les prémisses de ton frère, tu compris
Que c’est le feu qu’il faut voler l’assaut de Fempyrée tenter
En l’embrasant aux plus hautes flammes des villes
Ruées d’hommes qu’une hâte ardente a cimentées.
L’humanité bouillant comme au creuset la fonte
Tu la travailles par le feu et la pensée
Son alliage avec les métaux de la terre
Tu peux en faire toute chose absolument
Tout inventer à partir d’elle temps histoire
Idée de l’homme dont marquer tout homme au fer.
Où est la femme dans ce règne ? Inaudible. Soumise. Rusée.
Augmentant l’entropie du monde sa division sa cruauté.
Bonne seulement à reproduire des mâles.
Si l’homme s’attardait à la femme l’histoire ne serait pas
Ni rien de ce qui fait l’ordre des choses.
Les polices les tribunaux les armées le béton les prisons
Tout cela bien trop mâle pour que femelle s’en mêle
Bien trop roide pour les rondeurs de son corps.
La nature elle aussi est ronde et plus encore que la femme
Altérée par l’intellect et le fer
Vouée à n’être rien par le genre humain pour lui faire place
Au prix de génocides sans fin
L’essentiel est que nul n’échappe à l’abstraite nomenclature
Des mécanismes où chacun est emboîté bien qu’isolé
Pièce qui s’use ou se disjoint qui se remplace ou se rajuste
L’homme ingénieux forgeant de soi des machines pour s’inventer
Car ni lui tel qu’il fut créé ni le monde ne lui suffisent
Plus de modèle! il fut détruit par Caîn poignardant Abel.
L’homme et le monde désormais iront de prothèse en prothèse
Nulle limite à leur expansion!
La limite tranchée au couteau la liberté n’est plus personne
C’est l’énorme machinerie en avant
Caïn, l’Histoire. Et le progrès de la Raison
Intriquant aux siècles des siècles l’engrenage de ses raisons.
Ce même homme qui ne saura jamais rien de soi
Parfois s’étonne de fabriquer de l’homme à sa guise
Et qu’une substance lui échappe des mains
Qui soit lui bien qu’infiniment distante de lui
Or de tant d’artisans qui façonnent l’humain
Lequel irait jusqu’à se prendre pour matière?
Telle est bien cependant ta logique, Caïn
Que celui qui conçoit le robot dans sa tête
De lui-même robot accouche le premier.
Certes : mais l’herbe force partout les joints de l’homme
Le sang d’Abel engraisse le sol non les moteurs
L’ultime pièce du robot, son cœur! Quelqu’un y veille
Et le forme comme il en fut au premier jour
D’un peu de vent originel pétri de terre
Le même cœur qui bat dans tous les fils d’Adam.
6
Désormais dit Caïn
Désormais les hommes ne se régleront plus au soleil Désormais ils ne ramperont plus la nuit venue sous les tentes utérines Ils ne sentiront plus la paille et le suint mais l’odeur uniforme du cuir Et les troupeaux qu’ils pousseront devant eux ne seront plus de moutons mais d’esclaves Et moi je marcherai seul à leur tête pour choisir où détruire et fonder Quand j’aurai fixé le lieu où bâtir chacun mille fois devra son poids
de pierre S’il ne veut que son corps soit cimenté dans les murs
Pour tracer des cercles et des carrés moi j’irai patiemment un pied contre l’autre
Et ferai creuser sous mes empreintes le sol
La terre est sensible plus que l’homme peut-être et autant que lui souffre d’être blessée
Mais la plaie que j’y ouvre est la fondation de la ville et la cicatrice en sera la cité
Bourrelet géant mesurant les jours à son ombre
Désormais les jours ne seront plus un seui jour sempiternellement identique à soi-même
J’apprendrai à l’homme à les computer selon les marées et les lunaisons
Et tout vieillira s’en ira vers la mort et d’abord moi-même si pressé de construire
Moi qui chaque matin me mire au fil de l’eau pour m’y voir dissembler davantage d’hier
Et y supputer le délai qui me reste
Je ne mourrai pas que je n’aie fait l’homme tout autre que Dieu l’avait cru modeler de ses mains
Que je n’en aie fait un seul Etre innombrable une masse unique immunisant tout destin
Contre son cancer toujours latent la personne
Je guérirai l’homme de sa liberté virus par lequel Dieu en eux s’insinue
j’exorciserai cet Esprit en eux qui se nomme Saint et les pousse en quête
D’une Vérité qui ne serait pas ce que moi je veux que leur esprit soit
Je les guérirai si entièrement que fût-ce une fois dans les siècles des siècles
Dieu pour naître homme ne trouvera point de sein parmi eux
Qui suis-je pourtant moi qui leur impose ce joug que je prends pour
ma volonté L’ingénieur athée d’un anti-Dieu mécanique dont chaque élément ait
pour joint la terreur Ou l’écho viscéral d’un instinct sans mémoire apparentant l’homme
au rat migrateur Si je fonde ou détruis le sais-je moi-même Je vais en avant je ruine des peuples j’établis des villes et j’étends
des réseaux Les masses d’hommes j’y noue ensemble des êtres Tel est dans le monde mon système nerveux qui déjà supplante celui
de chacun Et depuis longtemps a supplanté le mien propre Me livrant sans frein à la démence logique de l’homme fait par moi
qui me fait en retour Sous l’orbite là-haut dont l’Œil arraché laisse le ciel affreusement vide
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Un langage qui désintègre la Parole Un esprit qui tel un virus pourrit l’Esprit Un dieu qui chasse Dieu jusque de son absence Telle est la trinité à laquelle obéit Dès ce qui se nommait jadis son âge tendre Tout homme en ce qu’on voit entend pressent de lui. Il en apprend le code à l’école, grammaire D’un mensonge dont la logique se convainc Car il le faut. La moindre faille ou moins encore Le soupçon que le moindre trait pourrait bouger Sur le visage du menteur que tous ils guettent Avec l’acuité de leur mensonge à eux Le perdrait et eux tous avec lui si d’avance Ses amis ne le dénonçaient ne le vouaient Au bourreau qu’ils avaient subi ou subiraient. Où règne la terreur il n’est d’autre pensée Que d’échapper à la torture, étant certain D’être marqué un jour de cette loi d’airain. Vidé de l’âme l’homme ainsi n’est que viscères Sa vie longe le mur d’une prison derrière Lequel le précèdent sans fin ses propres cris.
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L’arrachement du moi secret est cet accouchement inverse Où le bourreau tient lieu de mère et le supplicié d’enfant Chacun sait ce que l’autre sait leurs rôles sont interchangeables Sans que leur zèle en diminue de torturer et de souffrir C’est même là ce qui les fait solidaires de cette masse Que sans que rien leur soit commun tous forment en coexistant Masse qui pèse en chacun d’eux et les recuit dans l’odeur rance D’une haine dont leur contact fait une froide intimité Haine ouverte bien contrôlée mais dont la feinte est un langage Où tous perçoivent leur sentence immédiate ou différée La masse entière n’est qu’un être un agrégat de haine pure Dont je ne sais qui me transmet le don de la communiquer Je ne puis concevoir le nom de la force qui me possède Sinon le mien mais du tréfonds d’un abîme où je perds mon nom Ce gouffre est ce qui reste en moi de ce qui fut naguère un homme Dont je me fis avorter seul par la blessure au flanc d’Abel De même suis-je devant Dieu le Seul et contre Lui le maître D’un Jeu cosmique point par point contraire et destructeur du sien Satan n’est donc autre que moi me haïssant jusqu’au martyre En tout homme que la terreur force d’être son propre mur Déformant ses cris dont il rit comme s’ils lui venaient d’un autre
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Dieu est Silence. Il faut que le bruit insensé Envahisse donc l’âme en écho de la foule Sans laisser intervalle aucun à la pensée Même s’il mime sur les lèvres des paroles. Non seulement s’interroger d’où vient le Nom (Fût-ce l’esprit vacant qu’il piégerait en rêve) Sera passible de la Loi : mais rester seul Et se taire un peu trop longtemps devant ces choses Réputées belles autrefois quand tout aimait. Les amoureux de la lumière vespérale Louange de l’automne au ciel immense et pur Seront flairés de loin par les chiens de police Comme autant d’évadés du vacarme intégral. Ramenée par leurs crocs au devoir d’être aphone Leur âme s’interdira d’être désormais Oubliant jusqu’au premier mot de la prière Jusqu’au regard levé vers la nuit bleue du sens. Mais moi Caïn foule hurlante les yeux vides Je veux qu’ils n’aient de sens que de hurler avec L’homme sans bords masse aveuglante assourdissante Qui pour moi et pour eux sera l’unique dieu.
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Naître n’est rien. Mourir n’est rien. Double décharge. Quand on met un enfant au monde, on le condamne A mourir à revivre à re-mourir sans cesse Un nombre illimité de fois qui n’en font pas A elles toutes une seule, un être unique : Être un, c’est transgresser absolument ma Loi. Mon anti-monde où l’Un et l’univers s’inversent Je l’ai conçu pour que l’homme s’annule en soi, Qu’il s’y égare en un dédale sans substance D’images dont l’incohérence est le vrai lien Éveillant un vague besoin dans sa cervelle D’objets pour lui inaccessibles, néant bleu. Qu’il vive protégé par cet écran de songes De l’intime douleur d’être homme qui pourrait L’instruire sur ce que j’ordonne qu’il ignore : Une origine, un sens, une fin — ce dessein Qui du moindre d’entre eux peut faire une personne. Mais s’il accède ainsi à l’être, s’il devient Libre ! je n’aurai pas de rigueurs assez noires Pour le punir de refuser de n’être rien Quand moi j’extirpe pour son bien l’homme de l’homme.
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Toute cause de pollution spirituelle
Sera détruite avant qu’elle ait eu le moindre effet
Décelée jusqu’au tréfonds de l’âme sous le masque
Uniforme qu’elle s’imagine la cacher
Dans l’océan brassant son écume de visages
Où mon œil distingue d’en haut chaque goutte d’eau.
Je leur ai voilé le soleil pour qu’elles ne brillent
J’aplatis l’âme sous la brume rase des mots
Si épais qu’ils en ont étouffé le bruit des vagues
Issu de lèvres cousues par moi, rumeur sans voix.
Bien au-dessus de la masse humaine qui vers moi
Regarde, non vers le ciel obtus front bas unique
De la foule dont il efface en lui tous les fronts,
Sur une immense estrade à distance se tiendront
Autour de moi sinistrement vêtus en symbole
De la solennité carcérale du jour gris
Ceux que je jugerai les plus aptes à réduire
Tout ce qui pense au pas de l’oie de mes liturgies
A moi, Pontife de mon omnipotence en armes !
Sacrilège seront réputés même l’idée
D’une prière, même un élan, un simple geste
Qui ne monteraient pas vers l’Étoile ensanglantée.
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Hurlant de joie comme la Loi le leur prescrit Pour que le cœur en soit abîmé de détresse Ils profanent pillent détruisent incendient Jusqu’à ce qu’il ne reste plus pierre sur pierre De lieux naguère vénérés. Que rien ainsi Pas même l’ombre sur le sol d’une brûlure Ne rappelle qu’ici fléchirent le genou Ces mêmes hommes qui vertigineux osèrent Lancer la flèche de leur âme vers le ciel. Je les ai étêtés, ces hommes ! Sur leurs crânes Écrasés par les roues de mes chars j’ai fondé Des temples à mon nom où s’engouffrent les foules Comme au moulin le grain pour y être broyé. Ou même laissant subsister les anciens temples J’en ai fait des musées de ma gloire où parfois Feignant de ne pas voir là-haut l’Étoile rouge Des vieilles viennent adorer le dieu chassé, Tas de loques, dont l’ordre est qu’on les brûle. J’ai Rendu enfin si dérisoire la prière Que je n’ai plus besoin de la croix ni du pal Mais le savoir suffit qui fait honte de croire.
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Empaler de grands vergers d’hommes dans les plaines Porte les fruits que j’attendais de la terreur. J’aime humer l’odeur sucrée des pestilences A la saison où les cadavres sont en fleur, Dit Caîn. J’ai cerné des nations entières Après leur avoir pris le bétail et le grain Pour que devenant fous de faim hommes et femmes S’entre-déchirent et dévorent leurs enfants : Puis j’ai fait des bûchers plus hauts que des volcans Où brûler ces charniers de peuples dont la cendre Me sert d’engrais pour mes moissons de morts vivants. Parfois j’ordonne de cruelles transhumances Troupeaux humains auxquels n’est laissée que la peau Vers des terres glacées où s’ils veulent survivre Ils devront dégeler de leur piètre chaleur Un sol presque aussi dur que ma toute-puissance Depuis que j’ai ravi la sienne à Dieu sur eux. Cependant les enfants chantent dans les écoles En vue de défilés joyeux le poing levé Et les plus gais dans cette joie sous surveillance Sont ceux dont les parents furent exécutés.
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Les enfants de ceux que je fis exterminer
Je crée pour les rééduquer des camps modèles
Ce seront de vrais fils et filles de Caïn
Les plus obtus les plus zélés de mes fidèles.
Ils apprendront de moi comment fouler aux pieds
Sous leurs bottes cloutées la face de leur père
Ils traqueront l’aïeul et l’aïeule, la sœur
Et le frère, que leur sang même crie coupables
De cette haute trahison : porter leur nom.
Cette pédagogie que j’invente est la seule
Qui puisse muer l’homme en cela que je veux :
Un bourreau qui enseigne à son tour ma méthode
En s’aidant de travaux pratiques pour lesquels
Ne lui feront défaut les sujets d’expérience
Ce matériau inexhaustible de tourment
Où l’élève choisit sa victime, étudie
Comment varient ses cris qu’il devra savamment
Doser pour être un jour son rival en martyre…
Qu’oubliée, renfoncée dans sa gorge à jamais
Sa souffrance il l’entende enfin qui sans mesure
Fasse de lui la chose humaine qu’il torture.
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Ceux dont les yeux restent fixés sur le Dedans Qui sans que bouge un cil de l’âme font silence Leur tourment ce sera le vacarme aveuglant Gesticulation du Dehors qui les cerne Les incarcère les oblige à la mimer Cadencés par les multitudes les machines. Rien ne m’inspire un tel courroux que leur regard Intime et vaste ainsi que ces beaux soirs d’automne Où le monde est en oraison, où des oiseaux Tracent vers la hauteur une pensée qui semble Issue du plus profond de moi qui ne veux pas ! Cest mon refus qui fait le crime de l’esclave Dont la prière suit le vol de ces oiseaux Même alors que mon joug cogne son front à terre : Car (je le sens) il prie pour moi, osant m’offrir A ce que j’ai le plus en haine, la divine Pitié dont le dégoût comme une âme m’emplit… D’où ce besoin pour chasser l’âme et guérir d’elle De lui substituer jusqu’à la frénésie La foule en moi qui m’applaudit d’être son Ombre Sur son vide où ma voix va s’enflant avec lui.
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D’autres substituant leurs rêves au réel Prétendent exprimer cette chose visqueuse Que l’on sent viscérale en soi comme une humeur Et qui bien qu’elle soit insaisissable colle A l’esprit s’il n’est plus tout acte et qu’il s’épie. Que cela soit peinture ou musique ou poème C’est la sécrétion de l’Être inexistant La maladie honteuse, l’âme ! Elle déforme La vue en visions la limpide Raison En un halo de brume rose où l’on devine Où l’on croit deviner des spectres la peuplant… Tel est le crime : nos cinq sens nous donnant prise Sur les choses, il les corrompt pour altérer La norme en nous qui nous fait voir, toucher, entendre Et qui dicte à l’entendement ce qu’elles sont. Ce qui n’est pas copie conforme de la norme Est symptôme où flairer une atteinte à la Loi Atteinte dont ne peut guérir que la Loi seule Brûlant les anormaux qui le sont sans espoir Soignant les autres pour que jamais aucun rêve Ne trouble plus ce qu’il leur reste de mémoire.
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Pour qu’ils subsistent ils devront substituer Le rêve de Caïn façonnant dieu dans l’homme Aux doigts divins par qui l’homme fut modelé. Cet homme que je rêve est ma toute-puissance Dont mes plus humbles instruments sont revêtus Leur uniforme vert n’en est que l’apparence Mais leur habit de gloire est la peur qu’il produit. Il n’a qu’un écusson pour symbole visible Où fait relief en lettres d’or l’unique MOI Écho sans nombre dont l’horizon est ma voix. Que l’art peigne en un Seul toute la masse amorphe Qu’il me donne à chacun pour centre et pour confins Qu’il me rende immortel d’éterniser sa crainte Du philtre qui requiert tout son sang pour le mien. Je veux me voir en effigie au fond des âmes Comme l’icône devant qui brûlait jadis La veilleuse de la présence universelle : De même l’art sera la flamme s’élevant Face à l’Omniprésent que je suis en tout homme Et que l’emphase obligatoire de ses chants Établit à jamais sur mon trône d’étoiles.
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Oter toute autre idée que de ma force aux hommes Et pour en venir là m’ôter toute autre idée Telle est l’absence à la racine de laquelle J’assieds mon absolu pouvoir pétrifié. Bannir l’esprit! Ne tolérer que crainte vile Invitant par avance à la justifier A trahir l’autre, à jouir de se renier. Se renier mais oublier qu’on se renie Trahir autrui mais effacer de sa mémoire Tout souvenir qu’ait existé qui l’on trahit. L’énucléation de l’âme inconsciente Comme on enlève du cerveau une tumeur Laisse ce vide impénétrable, sombre masse Dont nul pas même moi ne peut se dégager. Son inertie est mon empire et ma contrainte Plus je suis dur plus ma puissance m’asservit Ma dureté n’est que la digue de la haine Qu’elle accumule et qui par elle m’envahit. Toute muraille que j’élève m’incarcère Quand c’est le bleu que j’y voudrais emprisonner Qui réduit en poussière à la longue les pierres.
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Caïn, désormais, fait ce qu’il veut de l’homme. «L’homme sans moi ne saurait ce qu’il est». Dit-il. Par lui, l’homme le sait moins encore Objet que travaille la Raison en folie. Elle intime : «Sois autre! Encore autre! Autre encore!» A la boue que triture sans trêve Caïn. Une boue molle, multiforme, coupable D’être soi-même et tant d’autres en soi Chacun ne sachant qu’il en loge tant d’autres Le tout, paraît-il, dans une âme et un corps… La boue prendrait-elle aurait-elle nom d’homme Si quelque système inflexible et sans bords Ne la forçait d’être identique à la somme Des poussières sans nombre en elle pétries? Caïn sait trop bien que la terreur ne suffit Pour faire des hommes en tout conformes, dociles A l’homme nouveau dont cette boue est l’ancien. Il y faut un moule où l’homme adhère à soi-même Où chacun pour autrui tienne lieu du système Chacun pris dans leur masse et leur masse en chacun. La masse tient ensemble, rassure, surveille La masse encadre elle met au pas marche droit Sa voix s’élève d’une gorge unanime Et s’enfle parallèlement à son pas. Pour qui la voit de tout contre et très loin Elle est une Tour aux cent mille fenêtres Aux cent mille regards sur celui de Caïn Dont le seul reflet leur donne un semblant d’être
Lui l’Anti-Soleil éclipsant le soleil
Et vers qui au zénith des têtes s’étagent
Des hymnes, des cris, des drapeaux sanglants, des slogans.
En quel moule te prendre toute, ô multitude!
Caïn y a songé longtemps, s’est buté
A ta vision impénétrable, anguleuse
Démesure ! à perte de vue et de murs.
Face à la foule à reculons il marchait
Les bras écartés pour se remplir d’elle
Jusqu’à la sentir battre dans son cœur.
Il levait le poing à l’aplomb du Ciel vide
Pour ne faire de tous ces poings levés qu’un défi.
Ainsi donnait-il à l’espace trois axes
Lui aussi soumis à leur géométrie.
Toute courbe il la proscrivait, même d’un fleuve
Toute colline, fût-ce le moindre mamelon
Et tout ventre de femme grosse, et toute enceinte :
Ce qu’il rêvait c’était le plat le vertical
La droite vue de part en part, cet emboîtage
Géant! et concevait, ainsi rêvant
Des trois dimensions que se traçait son geste
Le Cube le bornant sans fin, l’incarcérant.
L’essentiel : qu’il n’y eût que terre nue et nulle
Autre vie que de l’homme seul. Ni un jardin
Ni un arbre, pas même une herbe. L’horizontale
Sans horizon sous la chaîne de l’arpenteur.
De bêtes, point. Et point d’oiseaux dans le ciel blême.
La surface bien cimentée de la Raison.
Et la Chose fondée dessus, issue en rêve
De l’utérus géométrique dont l’horreur
L’aurait glacé s’il avait su que c’était celle
De sa mortelle intelligence, ventre froid…
La Chose resserrée sur soi et qui s’étale
De partout hors de soi sans borne ! n’accordant
Qu’avec parcimonie accès à la lumière
Dans ses canyons vertigineux au bas desquels
Cette pollution qu’est l’homme se respire
A chaque souffle épaississant un reste d’air
Qui, jusqu’à quand, suspend l’imminente asphyxie
De l’espace étranglé par les abrupts de verre.
Telle enfin que Caîn la construit, la compacte
Chose humaine en béton vibré, regards murés!
Chose criarde qui balaie de son mutisme
Néon aveugle les étoiles hors du ciel :
Prison-usine où l’homme-outil se suractive
Dans l’inlassable effort athée de s’oublier.
Ici prier est criminel et même en songe
Les chiens sauraient flairer ce qu’ignorent les cœurs
Même son rêve accuse d’être le rêveur
C’est enfreindre la Loi que d’être sauf ensemble
L’être étant le gravier et la Loi le mortier.
Cette unanimité Caïn narguant le Vide
Croit que de sa louange elle lui crée un ciel
Qui n’est que son néant assourdissant, sa bouche
Clamant ses ordres et pourtant d’où rien ne sort.
L’homme au-dessus de soi ne voit que cette bouche Béante : il n’est que lui pour ouïr ce néant Dont le souffle saturant tout même les pierres Tout ce qui n’est pas lui en meurt ou devient lui L’homme, l’espace, les murailles de la Ville. Caïn peut être fier de l’œuvre de ses mains Œuvre qui l’est aussi de son souffle : il profère L’homme qui se cimente et monte, mur vivant. Face au Verbe de Dieu la Ville! c’est le verbe De Caîn et son fils face au Fils éternel Son fils qu’il a semé au ventre de sa femme
Avec le premier-né de chair : frères jumeaux
Ou bien le même en deux personnes, Ville et homme?
Le Livre là-dessus se tait. Rien n’y est dit
Qu’en énigme : Comme il bâtissait une ville
Il lui donna le nom de son aîné, Hénoch.
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Malgré Caïn Dieu travaille le cœur des hommes Comme à l’approche de l’hiver le laboureur. Ou bien dans leur esprit trace des signes! comme S’enfuit puis s’en revient un oiseau migrateur. Même ceux à qui l’on désapprend de se lire L’enfant qu’ils sont toujours sait épeler son nom. Même ceux dont la peur a voilé la pupille L’invisible parfois leur caresse les cils. Ces regards se sont-ils mêlés, imperceptibles? Ces deux forçats portant ensemble un même bois Voient-ils leur ombre au sol ne former qu’une croix ?
Tu t’étonnes parfois d’avoir une âme, d’être Seul, de loger cet hôte encombrant qui est Toi… Pour dérober ce clandestin à la police Tu as tenté d’abord de te le dérober Mais peux-tu bien longtemps te cacher à toi-même Quand ce Quelqu’un se met une fois à parler Et qu’il décline au plus secret de ton silence Votre commune inavouable Identité?
Il t’a fallu croupir au noir du mal, connaître Férocité et lâcheté nouant leur nœud En Cela que tu croyais être, dans le maître Que pour te posséder tu t’étais imposé En l’inventant de cette Nuit originelle
Où Caïn et Abel en toi furent semés.
Là, comme l’ordonnait Caïn, tu choisis d’être
Celui-ci et d’assassiner Abel en toi.
Tu savais que tout homme a pour Caïn tout autre
Et que nul n’est assez Caïn pour écarter
La meute dont il est et qui déjà le flaire
A l’instant où lui-même il égorge son frère
En attendant sur lui son tour d’être égorgé.
Et près de succomber sous les coups de ta haine
D’être défiguré par ton dégoût de toi
Piétiné par tes propres bottes innombrables
Détruit par la terreur cimentant tes amis
De devenir un jour cette chose innommable
Qui les rend enragés et honteux d’être unis,
Voici : de ton néant qui t’a presque ôté l’âme
S’élève un tel amour qu’il te rend infini
Toi le zek digne enfin d’être n’importe qui
D’être le Dieu roué que l’homme cloue sur l’homme
Et qui pleure de voir Caïn crucifié.
Un amour qui est la substance de ton être Qui est Toi si intime et lointain que jamais Tu ne pourras évaluer quelle distance T’en sépare ou quelle absolue proximité : Cet enfer que tu vis est vers lui ta louange Ce Caïn que tu fus tu lui as pardonné Et en lui à tous les bourreaux, à Caïn même… Tes yeux ne quittent pas les yeux du meurtrier Pour qu’il sache de toi avec quelle tendresse Abel mourant ne cesse de le contempler.
21
Mais ce regard Caïn ne peut le supporter Il le redoute plus que l’œil béant du Vide Abîme viscéral qui bâille et pèse en lui. Lui faudra-t-il tuer sans fin, sans cesse éteindre Ces yeux qui s’il osait se faire face en eux Dessilleraient les siens sur l’être qu’il ignore Et lui restitueraient sa pure identité? Qu’il vienne, ce seul Jour entre les jours du monde Où Quelqu’un qui est lui l’attend depuis toujours Couvert de tout le sang dont il se rend coupable Et cependant immaculé comme l’Esprit ! Qu’Abel le premier-né des charniers de l’Histoire Ressuscite son Caïn mort qui lui survit Qu’il voie les yeux enfin innocents de son frère Se rouvrir sur son cœur par la plaie qu’il lui fit…
Imaginer un désert rond sans vent ni ciel ni horizon
Un gris sans fin pareil au gris non-lieu n’ayant nulle substance
Ubiquité inétendue où le regard aurait fondu
Dont tous les points seraient des trous micropores d’un même abîme
Et que partout sourdant de rien soudain le pourpre l’envahît
Que bourgeonnât ce néant gris de fleurs charnues mimant des lèvres
Qu’ainsi la vide éternité crépusculaire suspendît
Sa propre attente dont l’objet fût l’intense incarnat du rouge
De cette attente sans durée le point du jour va-t-il percer Où gris et rouge ne soient qu’un qui s’y décante s’y distingue De l’une à l’autre commissure entre eux il filtre un horizon La bouche semble l’entrouvrir pour qu’y luise une perle au fond
Elle est si belle féminine et Quelqu’un de très loin devine Bien que n’existe rien encore quelle face elle animerait Qui s’ébauche rosant le gris dans le rêve où il se voit naître Du rêve même qu’il fait naître dans ces yeux en miroir des sienS.
La plaie s’ouvre d’elle-même et sa lèvre est le serpent Le dormeur la sent qui bat et sinue lente à son flanc Elle aura glissé dans l’herbe avant qu’il ouvre des yeux Encore embués de rêve sur l’Autre délicieux
La Bête (si c’en est une) contemple l’Autre elle aussi Son regard n’est qu’un frisson qui s’étire comme si De la cuisse jusqu’au cou la peau blanche et sa peau verte Étaient les bords presque joints de la blessure entrouverte
Sa trace où qu’il se faufile est ce pouls voluptueux Qui divise toute chose dont il forme Pentre-deux Homme et femme étant duel rien n’est un dans l’univers Mais ce pouls fend et recoud ciel et terre sombre et clair
Le serpent cicatriciel propage partout la plaie
Car jusqu’à la fin des temps tout même sa mue le hait
Fuyant la division pour la rendre universelle
Sa fuite en est le fil d’or dans le chas de sa prunelle
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Le Néant enroulé sur Soi c’est ce même serpent lové
Dont le regard pointé à peine est plus mince qu’un fil d’acier Prêt à fendre et ne fendant pas la ténèbre Immuable il dort à l’affût son éternité sans durée Fixant la ligne inexistante où tant de fois va commencer Le partage de son non-être et de l’être
Tant de fois et pourtant jamais énorme oubli résiduel
Digestion de l’univers retour au Vide matriciel
Où tout pèse pour que son poids l’annihile
Nulle mémoire semble-t-il ne tient en ce triangle étroit
Posé sur de si lents anneaux qui vont se resserrant sur Soi
Vers l’unique bien qu’innombrable origine
Mais dans le noir toujours plus noir se concentre avant de darder
La force aveugle qui d’un monde au même monde s’est gardée
En attente lorsqu’il retourne à l’absence
Quand naît la femme elle est déjà toute annelée par le serpent
La fascinant l’ensommeillant d’une joie gourde de néant
Pour qu’en elle de par lui seul tout commence
Tout commence par le serpent la délivrant d’un Paradis Dont le rond en se déroulant trace le fil d’un interdit Qu’au désert l’homme cerne et fuit en mirage Le serpent déroulé de même rampe le long de ce qu’il fuit
Comme il rampe à n’en pas finir autour des flancs de celle-ci Que ses œuvres sans cesse engrossent des âges
3
Le serpent le premier chassé Laisse sa mue aux branches. Pour cerner l’Éden interdit Il s’écorche, s’arrache, Gratte sa nostalgie. Ce qu’elle entoure n’est pas Ne fut jamais.
Toute mémoire en est vaine. Un glaive qui flambe au zénith Le ceint d’un cercle béant Seuil sans mur ni porte. Seuil où debout de partout Font face l’homme et la femme. Devant eux, informe, l’Ouvert. Dans leur dos, la crainte. Le Vide est leur œil pétrifié Bloc d’ambre jaune. Le Vide absolue ténuité De la mue aérienne.
Partout elle s’irise, chatoie.
Qui, à travers elle, rayonne?
Le Rien au centre du rond
Autour duquel homme et femme
Sont emprisonnés.
Que sa mue soit l’envers de ce Rien
Le serpent ne se lasse point par ses pores
D’en jouir
D’en jouir pour se fuir.
Son corps n’est que sa fuite impossible
Toujours ailleurs que soi.
N’être rien est son être.
Son être nulle part et partout
Qui jamais assez ne s’échappe
Sous les pierres, le sable, les mots
L’herbe, l’eau, les paupières, la peau.
Son être nulle part et partout
Dont l’ubiquité est la mue
Om nitransparente.
Qui peint l’autre, l’omniprésence ou le monde
En trompe-l’œil sur soi?
Qui est l’image de sa propre image
L’autre retourné?
Lequel, du reflet ou de l’être
Est le moins irréel?
L’homme et la femme errent à la fois
Dans le monde et sa mue.
Leurs paysages y sont aussi des mirages
Leurs horizons des chausse-trapes du Rien.
Si tout est tangible, même la buée
Latente du souffle,
Tout, même l’âpreté sous les pieds
Est illusoire.
Le rythme de leur haleine suffit
Pour que la mue ondule
Qui s’enfle de son vide et sinue
Comme si doublement le serpent
En elle se glissait et hors d’elle.
Tel est bien le monde issu d’eux
Chaque fois qu’ils respirent.
Mais leur souffle obéit aux anneaux
Absents obsédants qui sans cesse
Desserrent et resserrent Fétau
Qu’est tout être à lui-même.
Même les sept cieux étoiles
Sont l’exacte et trompeuse mesure
D’une liberté absolue
Que le constrictor fait accroire.
Dès le seuil du Vide, d’instinct L’homme et la femme savent Que s’effondre en eux l’univers Du seul fait qu’ils respirent. Chaque instant son abîme le suit Imperceptible Insondable-Nulle durée ne saurait être conçue De cette suite de syncopes sans nombre Dont chacune les renfonce au néant Et avec eux le monde. Nulle durée mais le temps d’un éon Ou le temps d’un souffle Et voici de nouveau s’éployer l’univers Mue emplie du même air qu’ils respirent. A chaque inspiration leur poitrine Se confond à nouveau avec l’horizon Où se love l’amoureux de soi-même Autour de sa création le serpent Respirant à hauteur de leurs lèvres Leur haleine sans laquelle rien n’est Que l’oubli avant toute origine Mue ultime du Néant en néant.
4
En souvenir de tes yeux
Je baigne les miens au reflet des rivières
Ocellées de soleil
Leur courant à midi te ressemble
Dans mon regard qui m’y renvoie son image Tes deux pupilles innombrables c’est moi Éblouie de cette identité scintillante Dont l’eau fragmente et multiplie les éclats
Cette eau qui court sans cesse immobile C’est notre ubiquité sans repos De ta peau et de la mienne, laquelle Est la brise? Laquelle le flot?
Nos frissons comme soie qui ondoie Avec l’ombre et l’or des feuillages Font que glissent tout le long l’un de l’autre Indistincts dans l’étreinte nos corps
Je t’évoque de mon sexe à mes lèvres Beau torrent dont m’électrise le froid D’être nue et qu’ainsi soit nue toute chose Je deviens ta mémoire ta mue
En souvenir de ton membre
Je m’étire lascivement vers la mer
Où le ciel est à l’ancre
Dans mes plis je sens l’ancre qui bat
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Du serpent qu’ai-je connu d’autre Que ses belles phrases lovées Le venin très-subtil de son œil Plus prompt que l’intelligence
Par-dessus la douce épaule sa voix Envoûtait féminine ondulante L’ombre intime où se jouait la clarté Comme affleure le sang sous la joue
C’est ainsi qu’il couvrait au couchant Eve rose qui pâmée de caresses D’une main lui offrait son sein rond Et de l’autre me tendait une pomme
Leurs yeux qui m’attiraient dans leur nuit S’ouvraient sur mon visage en vertige L’arbre svelte où je l’avais adossée Lunaire m’étreignait au lieu d’elle
Plus mes yeux faisaient de ronds dans les siens Plus sa peau d’un blanc bleuté d’astres Exhalait ténébreux ses lointains Où nos corps miroirs béants s’embuaient
Tout en eux s’effaça du jardin Sauf sa nuque renversée dans ma paume Et ce gouffre, de son ventre à ses dents Sous l’orage carnassier de mes râles
Eve à l’ombre de ses cils étendue Sans rivages se gonflait de cyclones J’y plongeais au nadir j’ahanais J’eusse enfin sondé l’origine
Mais un spasme foudroyant fulgura Dans ma chair et sa femelle l’eau noire Par-dessus la douce épaule un regard Me mordait de ses crochets de vipère
Son poison éblouissant omniscient M’a rendu inhabitable à moi-même Divisé d’avec mon ombre à jamais Lucide incurablement sans mon âme
Le serpent n’est pourtant nulle part Sinon dans ma hantise de n’être Que l’œil mince de sa ruse à l’affût Par-dessus la douce épaule la terre
Cette ruse devenue ma raison Prend mon être caché de vitesse Pour voler ses secrets mais sans cesse Les voulant mieux connaître les tue
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Omniprésent à l’univers bien qu’y étant partout absent Mon absence est l’illusion où prend forme sa consistance Ma force y est de ne pas être en déguisant qu’elle n’est pas Sous ce bruit d’herbe froissée qui fait croire que je me cache L’être rampant qui fuit ainsi est une ruse du serpent Serpent n’étant qu’un nom d’emprunt où faussement prend corps
l’Idée Dont mon Autre éternel Se joue de quel rival qui tirerait De l’Un sans cesse l’univers pour empêcher qu’il Lui revienne
L’homme ignore ce Jeu divin dont il est le premier jouet Qui à la crête de l’instant est encore et n’est plus le même A chaque fois que son cœur bat il se vide et devient néant Pour se remplir tout aussitôt d’un océan qui le submerge Cette immense marée de vie et ce néant ne font qu’un pouls L’homme par lui croit se régler au flux béant de l’origine Auquel le monde croit que l’homme a pour devoir de le régler En rythmant à son propre sang l’infini des hauteurs marines
Qui est maître du cœur de l’homme est le régent de l’univers C’est la femme les yeux mi-clos tandis que monte et redescend L’espace bleu que gonfle au loin son haleine comme une voile Au loin tout près car l’horizon tremble et miroite entre les cils Fermés par jeu pour que la vue rende réel ce qu’elle invente Mue du serpent ou regard d’Eve insaisissable contour nu
Du monde exact tel qu’il se rêve en se cernant de transparence Glissant sur soi par degrés nuls soie d’un sourire s’effaçant
Ce glissement c’est moi sans moi cette absence est ma jouissance
Se rappelant le ralenti voluptueux peau contre peau
D’un double et long étirement aveugle souple sans frontières
Attouchement mouillé de sel zéphyr ténu rasant les eaux
Eve plus nue que la nuit nue s’y concentrant sous ses paupières
Pour savourer le noir parfait l’absorption de soi par Soi
Vainement si le Jeu sans fin a prévu que son doux abîme
Soit la membrane où Se conçoit et la mue d’où S’extrait le Soi
Ainsi croyant se réunir l’être se scinde se conjugue Double infini multipliant cette distance des miroirs Où ses reflets voudraient s’ouvrir d’inexistantes perspectives Toujours plus loin perdant cherchant sa plénitude leur néant Plus va pourtant se répétant ce trompe-l’œil la Vie sans nombre Plus y résonne un Vide énorme où l’innombrable raréfie Dans sa cohue ce qui fut Verbe et n’en est que l’écho informe S’écrasant contre un ciel absent mon Autre après avant les temps.
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Mais voici que l’homme, Adam, parle.
Voici : sans qu’il se soit rendu compte
Qu’il s’est mis de lui-même à parler
11 cesse de suivre le fil d’une fuite
Qu’il prenait pour sa propre pensée.
Il cesse de se laisser traverser
Par la phrase à n’en plus finir qui s’écoute
Sinuer s’enchanter l’envoûter.
Il s’arrête.
Oubliant la syntaxe de la brise dans l’herbe
Il n’est plus cette hâte de se faufiler qu’a le sens
Hors des vocables dont il mue à mesure
Qu’il s’en invente d’autres, quittés
Avant d’être prononcés, traces vaines.
Voici : planté droit sur ses pieds
Adam prend racine. Il parle.
D’abord il se souvient de son nom.
Il l’éprouve à l’articulation de ses tempes.
Il est la terre. Sa racine est en lui.
Il est le Rouge, le soleil enfoui
Dont la terre accouche avant l’aube
Dans un flux de sang.
La syllabe A de sa bouche
Éploie l’espace qu’ocellera le soleil :
L’homme est ouvert.
Ouvert au centre de l’écho innombrable
Comme un gong ébranlant l’horizon :
A-dame!
Marée haute du souffle à l’extrême de l’âme
Emplissant toute chose amplifiant
Le son immense du silence le monde
Puis (quand le sein touche au ciel) l’éteignant…
Du nom exprès pour elle créé.
Son souffle en elle se configure au vocable
Qui en dedans au-dehors l’a formée.
Ce qui préexistait a ce nom
N’était qu’une semblance de terre
Où le souffle deviendrait son, et le son
L’émanation vivante de l’âme
L’être même de la chose nommée.
Il se souvient d’avoir empli toute chose
Les bêtes des champs les oiseaux et les arbres Tout ce qui plonge, bondit, plane, fouit Reçoit de sa bouche à chaque instant vie et forme Avec son nom.
Lorsque ses poumons font leur plein de l’espace
Leur plèvre en capture les confins au filet
Chaque fois qu’il respire il déploie en lui-même
Les courants en spirale qui barattent les mers
La lenteur des fleuves rongeant l’os des montagnes
Les dérives d’astres au grand large des cieux
Cette double coupole de la même sphère sans borne
Tantôt gouffre de jour tantôt voûte de nuit
Et par-delà toute retombée d’étincelle
Le bloc noir de néant qui ne vacille jamais
D’écouter son souffle lui maintient en mémoire Avec l’Un centrifuge l’unicité de ses noms
Et l’inexhaustible symphonie qu’est leur nombre Où chaque vocable à tous les autres répond Comme se répondent en chacun tous les autres A l’instant où naît le premier souffle d’Adam Qui est chaque souffle lui sortant de la bouche Quand l’ayant lui-même inspiré de ces noms Il leur réinsuffle cette unique origine Qu’il respire d’eux en la leur insufflant
L’origine, Eve! la Vive!
Qui, d’elle ou de lui, est pour l’autre
Le premier Toi?
Leurs lèvres jointes se disent
Et scellent doublement à la fois
La syllabe que bouche à bouche ils respirent
Du fond de ce souffle indivis
Qui en chacun est Toi.
Il la nomme : Tu es! et s’étonne
D’être lui dans ses yeux.
Très belle : pour lui plus lointaine
Lorsqu’il la nomme Toi
Que tous les noms dont les mondes
A l’infini chatoient.
Il regarde sourire à ses lèvres
L’aube, ce silence entrouvert
Sur une âme à peine échappée
Si fugace et pourtant éternelle
Qu’il sait qu’il ne rejoindra qu’à la fin
Bien qu’elle, avant d’être formée
Pour jamais l’ait rejoint
Ame, ubiquité invisible
Dont Eve a les contours.
Dans les yeux de la Vivante elle est bleue
Elle enclôt tous les êtres qu’il nomme
Elle en est l’horizon.
La distance entre eux est immense
Peau contre peau.
L’huile de ces lascifs frottements
Polit l’espace courbe où s’élude
Et s’accroît l’univers.
Les mots qu’il lui murmure entre-temps
Glissent avec ses mains et ses lèvres
Sur un même épiderme fluide
Le toucher et l’ouïe.
Ce double glissement jamais las
De se fuir sur soi-même
C’est la ruse du serpent qui instruit
Adam à sa mesure.
Entre l’étendue et leur peau
Nulle différence.
Aux confins l’un de l’autre étirés
Leur regard effacé étalé
L’écume des baisers est salée
Le fleuve des caresses mêlées
Aspire à l’estuaire
Plus leurs corps se confondent et plus
Se distendent les mondes
La jouissance en est écartelée
Le soleil équarrit la chair vive
Le sang gicle au zénith
Adam crie Crie sans qu’il sache que c’est lui et quel cri
Ce qu’entend tout son être béant S’arracher avec la souche des bronches C’est le mot : Toi! Dans ses yeux aveuglés par le cri La clarté n’est caillée qu’en surface Leur douleur suraiguë d’être en face Rompt l’éblouissement : Adam voit. Voit cette autre que lui à jamais Sa compagne, sa distante absolue Sa Nommée qui le nomme. Ce qu’il nomme en elle, elle en lui Par-delà l’un et l’autre est leur Autre Celui dont mystiquement le serpent Les a faits l’un pour l’autre le leurre Leur ouvrant en miroir un chemin Distance de l’infinie conscience Qui dit : Toi! Émerveillement De creuser son inexhaustible néant De l’emplir simultané de son être
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Cette courbe de l’aisselle à la hanche La coupe de cette paume levée Ce sourire s’enchantant de planer Au ciel de ces yeux bleu pervenche
Eve en est le miroir singulier
Que hante sa forme parfaite
Hors d’atteinte et pourtant si concrète
Qu’un seul trait en peindrait la beauté
Ainsi l’aube irradiant l’horizon Se rassure en voyant reflétée Dans l’éclair d’une eau argentée Sa béante perfection
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Les grands yeux ronds de la beauté cernent les cieux et l’horizon Eve regarde et c’est midi l’éternité est sa prunelle Tout jusqu’aux plus hautes marées respire au rythme de son sein Comme la courbe des lointains épouse celle de son ventre Cette sereine bleuité perdurerait sans mouvement Hormis l’immense motion de l’Immuable sur Soi-Même N’était dans l’herbe la coulée insaisissable du serpent Faisant passer comme un frisson de folle avoine aux jarrets d’Eve
L’air que son souffle évente seul remue avec la graminée La paix qui rend l’âme sans bords le frôlement sur la cheville Sont une même impression liant le centre et l’infini Nulle pensée ne trouble encore cette Présence indivisible Que forme ensemble avec l’azur Eve sans ombre orée des temps Ni aucun mot ne définit ce que naissante avec l’espace Contient la femme où l’univers se mire en la réfléchissant Leur double et même étonnement méridien s’y faisant face
La tige tant soit peu frémit Eve distingue une fraîcheur
Le serpent vient de déranger d’un jeu de cils l’ordre des mondes
Eve n’est plus cette immobile où de Soi-Même Se conçoit
L’Etre dans la perfection une et sans nombre de ses formes
Un fruit peut-être l’a tentée ou c’est Adam à son côté
Qui lui enseigne (à ce qu’il croit) un vocable pour chaque chose
Dans ses yeux glauques va rester comme un reflet d’éternité
L’éclair d’une eau ou d’une peau enfuie sitôt que devinée
Mère des hommes et des cieux Eve très lente les mûrit Pleine d’eux elle l’est d’abord d’une sagesse qui les porte Dont elle-même ne sait rien bien qu’elle en soit toute formée Et qu’en tenant les yeux baissés elle en irrigue sa matrice Jusqu’aux confins de cette nuit qui doit clore tous les éons Pourtant même les yeux fermés à ces confins soudain fulgure La mue en cercle du serpent qui les protège du néant Et circonscrit le lieu sans lieu de l’impensable géniture
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Le serpent (peut-être) provoque-t-il Dieu? Provoque-t-il, induit-il à paraître Cela qui est en Soi ? A paraître, à Se faire Pensée A Se dire Je?
La genèse (peut-être) n’est-elle Qu’un rêve de la Présence absolue Détournée sans sortir de Soi-même De l’unicité sans issue?
Et que peut rêver la Présence
Hormis son Paradis?
Sans un pli du vide, sans rien
Qui dérange d’aucun souffle le Rien
Une infinitésimale césure
Dans le Soi contemplant son Néant
A créé le hiatus, la lumière.
L’ouverture qui de Néant en Néant
Engouffre le Dedans.
Pourtant le rêve ne sort pas de Soi-même
Il est rond et parfait.
Tout gravite autour de son centre
Qui rayonne en tout point.
Tout point est la pupille d’un œil
Dont l’iris est l’espace
Et tout œil voit le Tout.
Mais aucun ne contemple le Même
Identiquement.
Infini en nombre est le Même
Tel que tout regard le captant
Capte le captant tous les autres
Qui s’y captent aussi.
Tout regard captant et capté
Est une âme étoilée
Que tout regard étoile.
Chacun de ses points d’or scintillants
Est le rêve d’un rêve
Qui rêve qu’il se rêve
Scintillant de points d’or.
La Vie : cette immense rétine
Close sur soi.
Un Paradis sans paupière
Se donnant pour firmament
Son intime ravissement
Rêve en rond d’ubiquité
Que peuple infini l’Unique
Jouant sans Se diviser
A peupler son ubiquité.
Regard qui cerne et discerne
De sa multitude d’yeux
Partout épars, rassemblés
En sa pure fixité.
Fixité des yeux de la femme Centrés sur le fruit. Comme si de tout ce rêve de rêves Le vortex, l’innombrable regard Barattant dans son midi tous les autres
S’était enfin posé.
La femme dont le regard est vertige
Se raidit pour le visser dans ce fruit
Qu’elle tient à grand effort dans sa main
A distance d’elle.
Et plus son intensité s’alourdit
Plus se tend dans l’effort la distance,
Plus le fruit dans la paume est présent
Et le regard.
Ainsi toute la scène des mondes
Se joue dans la clairière d’un œil.
Celui apparemment de la femme
Écarquillé sur le fruit.
Œil très seul, incommensurablement attentif
A s’ouvrir par la vue l’invisible,
Comme à Soi le Sans Fond.
Le Sans Fond attiré par Soi Se contemple
Qui rêve en cette même femme qui voit
Ce Rêve rêver en Soi qu’il commence
De sortir de Soi.
Celle dont la blancheur brutale oblitère
Sa pénombre méridienne, l’Éden
Et dont la rigidité aveuglante
Sidère de son geste blanc le ciel blanc,
Se rêve rêvée statue, non vivante
Pour que seul, convoité, refoulé
Hors du Rêve à bras tendu dans le Vide
Le fruit périlleusement soit réel.
Telle, fixe au centre de l’œil, est la scène.
Mais la scène — qu’un Seul joue en trois rôles
Étant femme, fruit et Regard —
Est tout autre dans ce même œil qu’elle rive.
En cet oeil. S’y écarquillant sur Soi-même
C’est le Soi globe oculaire de Soi
Qui S’irrite de l’opacité de son cerne.
Il Se sent qui S’exorbite, investi
Par son gouffre lové sur Soi en spirale.
Son absence à tout rompre le ceint
De son propre Dehors sans limite
D’où Quelqu’un dans ce rond figé va surgir
Qui force le dénouement de la scène
Et lui donne son Sens
Provoqué insondablement à créer
Par son gouffre constrictor qui L’enserre
Le Sans Fond Se sertit océan
Œil d’écume sitôt éteint qu’il scintille
Qui sitôt se reforme et qui brille
Dans l’orbite du Néant matriciel
Comme y luit pupille verte la femme.
Femme n’étant d’abord qu’un regard
Entre guêpe, gazelle, lézard.
Mais sous l’arbre, y soupesant la rondeur
Du fruit qu’elle conforme à sa paume
C’est du monde que son œil est lourd, et déjà
Son ventre à l’équateur palpite sous ses doigts.
Dès lors le firmament et son œil Auront même rayon, même centre Même stellaire abîme de nuit. Ce regard de ténèbre azurée En lequel tout autre s’absorbe Est le trou tourbillonnant fasciné
Que creuse la vue du fruit dans la femme Caverne à l’écho sans nombre du Soi. Le Soi résonne, S’y engouffre, l’engouffre Il ocelle ce Néant membraneux Dont la femme L’enveloppe, dont Lui Est en elle qui L’ignore le dôme Où le Soi rêvant rêvé Se conçoit Né du fruit en façon de Plérome Sans que rien sorte en rêve de Soi
Mais, rêvé, ce désir devient femme Devient faille d’où le serpent fuit de Soi. Cela glisse sur tout son corps et ondoie De l’épaule à ses reins en caresses Écailleuses s’étirant en frissons Qui d’horreur en jouissance anticipent Ce séisme : Que le Soi mette bas…
A hauteur de ses yeux de ses lèvres Que n’effleure que subreptice le dard Du triangle turquoise où très mince S’illumine le tranchant d’un regard. Ce triangle nonchalant se balance L’enchante s’enchante d’elle à la fois Beau cobra se vrillant à son bras Il s’allonge vers le fruit, le contourne Se dérobe derrière, subtil Il feint qu’il soit le fruit, et le fil De ses yeux dans la chair savoureuse L’avant-goût de la morsure à venir
Mais tandis que sort de Soi le serpent S’annelant autour de Soi tel un gouffre
Où S’avale et Se digère le Soi, Le Soi lutte hélas trop tard dans la femme Contre Soi qui la séduisant S’est séduit Lutte contre le serpent qui féconde Dans l’œil vide de la femme le fruit : (Qu’il n’y ait jamais rien qu’un seul Rêve Où l’Être avorte avant d’être rêvé Où le fruit reste à jamais loin des lèvres Où les dents soient à jamais déchaussées Par la terreur que ne les tente la pulpe Que la femme prend pour sa bouche qui luit Affamée de sa propre chair dans le fruit…)
Spasme céleste, épars ! Ressort du Soi bandé
Sur Soi qui n’en peut plus de S’étouffer, et saute !
Détente du serpent qui surplombe, foudroie!
Trois en un dans l’éclair : serpent, fruit, femme. Qui
Mêle suc, sang, venin? Qui est mangé? Qui mange?
Qui ? Personne. L’éclair est si prompt qu’il n’est pas.
Le serpent en se parcourant s’électrocute.
Tout, un instant, n’est rien que la taie de l’Œil blanc
Tout, rien. Entre rêve et réel. Le point aveugle.
N’étaient les lèvres et la vulve lourdement
Béantes, rouges, double trace de la foudre
La scène serait vide et neutre : un arbre gris
Un dur soleil réverbéré par le mutisme.
Mais la femme aux deux plaies obscènes fait saillie
Avidement, l’Etre n’étant que par ceci
Que l’une et l’autre, avant que rien ne sache encore,
Mangent. Le fruit? Jamais cet arbre n’eut de fruit.
Seul est réel l’espace cru de l’origine
Œil énorme contre le sien, qu’elle fascine.
Et la boule de feu qu’elle mange c’est l’Œil
Du serpent concentré sur la fente de l’Etre, Forçant le Soi d’en désirer être mangé Afin qu’il S’y conçoive et qu’il S’en fasse naître Univers! issu de la femme et du serpent…
Et, dans l’instant même, s’éveille
Par les yeux de la femme dardant
Leur feu depuis le centre impensable,
Le premier jour.
Le temps, dès avant l’aube, est en marche.
L’Être n’étant plus rêvé
Commence l’apprentissage de vivre
En dehors de Soi.
La Terre est donc, avec ce qui la peuple
Nageant, rampant, ambulant et volant
Tout ce qui pousse, porte fleur, fructifie
Qui existe par elle, vivant.
Avec elle inconcevablement d’autres Terres
S’éloignent à l’infini d’un Néant
Qui Se pense en même temps qu’il S’abîme
Vers son centre insondé.
A la droite de la femme qui voit
Cet éloignement sans mesure
Se tient l’homme, donnant à leur vue
Forme et proportion.
Tous deux ils seraient perdus dans l’abîme
Qui pense l’univers
Si du fond de son Inexistence abyssale
La Pensée ne formait de Soi Se pensant
Terrible, le Seigneur.
Terrible, le Seigneur!
En rendant homme et femme conscients
D’être abyssalement homme et femme
Il les ouvre l’un à l’autre en abîme
Qui les engouffre en Lui.
Entre eux, au-dessus d’eux, autour d’eux
Il propage son gouffre.
Inlassable il multiplie la distance
Entre l’homme et sa pensée qui le fuit
Inexhaustible II féconde la femme
A l’égal de la matrice étoilée.
Sa Colère est cette distance
Son Amour est ce dôme de nuit.
Car le Seigneur est Un.
Et tout l’œuvre de ce couple discord
L’un couvant en germe le centre
L’autre en étant chassé,
Est d’en faire la preuve.
De faire de l’Ouvert sans limite
La sphère dont chaque point soit aussi
Le germe d’un nouveau monde qui s’ouvre
Vers le centre l’irradiant hors de Lui
En chacun des rayons de la sphère Se glisse le serpent.
Il pleut. Un bruit d’aplomb plus sourd qu’une muraille.
Une vulve leur sert d’abri dans le rocher
Ils s’y tassent l’un contre l’autre sur eux-mêmes
Sous le poids d’un néant gigantesque — le ciel.
Dans cet espace étroit plus rance qu’une tombe
Commence leur séjour sur terre : par la nuit.
A peine s’ils y sont distincts de la ténèbre
Où leur regard quoique béant s’opacifie.
Il fait très froid. L’horreur de s’engourdir les force
A mêler leur haleine et leurs membres, chacun
Tirant de soi cette chaleur qui manque à l’autre
Et que glacé il s’ignorait. Entre eux ainsi
S’échange un même amour que leur détresse invente
De leur manque qu’il creuse à fond et qu’il emplit
Faisant de chacun d’eux pour l’autre l’infini.
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Le zénith flamboyant blinde d’éclairs la voûte L’horizon fait des moulinets d’un bleu d’acier. C’est l’Ange : seulement visible par l’épée. La scène se réduit
au sol de la caverne Et, devant, au rempart du vide où l’œil se perd Vertigineusement dans sa fixité noire Que pétrifie la gangue opaque de l’Ouvert. Ils ont le dos contre
la pierre. La béance De la grotte est leur épouvante du néant. Ils sont seuls comme si le monde eût cessé d’être. Seuls l’un dans l’autre comme si toute la Vie Se
limitait précairement à leur étreinte Dans ce creux que sans interstice elle remplit. Demain — mais viendra-t-il jamais? — un jour va naître S’il perce à
leur travers l’éternité de nuit S’ils se conçoivent l’un de l’autre puis enfantent Chacun son autre qui lui soit absolument Le centre l’univers le souffle qu’il respire Le Nom
qui nomme tout et demeure innomé. Car l’Être s’est retiré d’eux pour qu’ils L’inventent D’eux-mêmes et du pauvre amour qui Le supplée.
3
Ce qu’ils vont vivre au plus épais de ce temps nul C’est la gestation apparemment sans terme De l’homme en eux qui ne naîtra qu’au dernier jour. Ils rêvent ce travail les yeux
ouverts en face De leur béance dont ils sont comme l’envers Et dont le poids les presse aux flancs pour qu’ils avortent Car à quoi bon? Si seulement Dieu les guettait De sa
majestueuse Absence… Mais II S’est Effacé avec tout son œuvre : et sauf eux-mêmes En cet antre, rien ne rappelle qu’il créa. Ainsi toute raison qu’ils aient d’être
est enclose Dans l’amande de leurs deux corps aux sexes joints. Leurs dos sont l’horizon des mondes et leur souffle Bouche à bouche se renouvelle comme l’air Et dans leurs yeux
aveuglément de grands vents passent Spasmodiques, du fond du songe. Ils font gémir La chair confuse où se chevauchent des latences Qu’une lame de fond soulève —
l’Avenir. Leur couple y danse indestructible (bulle ou spore) Au-dessus d’un chaos dont il ne sait encore Quel écho abyssal s’y donne son désir.
4
Nus dans le Rien, n’ayant de témoin que leur peau Ils se serrent pour se réchauffer l’un à l’autre Et d’être nus leur est un refuge, le seul Élément qui subsiste
et résiste au néant. Leur nudité met en partage une tendresse Dont la distance du regard les eût privés Et la honte, cette science qu’ils acquirent D’un
éblouissement trop fort, fauteur de nuit. Nuit qui fait grâce : plus de honte. Leur étreinte Les confond, les pétrit, les peaux glissent, refluent Leur enseignent la soie
des frissons, la coulée Des membres, la marée montante avec le sang. Les courbes et les creux, les saillies, les mollesses L’humide dans les plis, le poil, l’odeur mêlée
Tout se meut, s’interroge et s’ajuste et s’esquive Tout est lierre onduleux, danse ophidienne, fût! Dans l’intervalle des soupirs et des caresses Ils se nomment : Adam, Eve. Beaux noms
pareils A ce savoir naissant et double qu’ils s’inventent A ce toucher insatiable qui dissout Chacun dans son désir que l’autre soit le Tout.
5
Gauchement, il a mis la main sur son épaule. Depuis qu’il prit le fruit c’est la première fois Qu’il tâte d’une chose ronde sous ses doigts Aveugles et n’osant apprendre quelle
forme Les guide de l’épaule au sein si’doucement… Pourtant déjà le pouce effleure l’aréole La paume contournant un mamelon parfait En est le moule ou la mémoire qui
s’attarde Puis (pour laisser la place à l’autre main) revient Sous le cou recueillir comme au creux d’un coussin La nuque abandonnée follement frêle et forte Portant la tête
qu’il soulève comme on boit A la coupe et ce sont deux lèvres qu’il découvre Pulpeuses l’invitant à des saveurs goulues Qui se mêlent de bouche à bouche et lui
révèlent L’humide et le muqueux dans l’herbe où ses doigts jouent Sans qu’il paraisse se douter que leur caresse S’y glisse en longs frissons d’eau vive sous la peau —
C’est par eux que close d’abord plus qu’une rose La source s’humectant de sa propre rosée S’ouvre à l’homme — pour lui fermer l’envers des choses.
6
L’envers des choses ! Et d’abord cette fraîcheur Ce goût de sel et de varech de la muqueuse Où la face de l’homme enfonce, se dissout Devient presque la bouche en bas qu’elle
dévore Qui la dévore, et l’appétit qui naît entre eux Ne fait qu’un gouffre qui s’affame de soi-même Mangeant son vide, sa salive, ses odeurs : Ah ! se repaître du
Dedans, sentir le ventre De la femme et sa propre gorge, continus ! Mais ce n’est pas assez pour lui que la matrice Lui colle tellement aux tempes qu’il en perd Tout autre sens que de sa bouche
dans ces chairs : Plus loin ! Plus outre ! Maintenant tous deux s’accordent A s’évider à s’absorber pour mettre à vif Ils ne savent au fond de quoi le Néant même Les
ravalant par cette plaie dont ils sont nés Car chacun d’eux n’est qu’une plaie enfantant l’autre Pour s’en gaver jusqu’à leur consommation Ils ne sont rien que cette double succion De
toutes parts ce plaisir noir qui n’est que lèvres Et les digère et les retourne à leur limon.
7
Étale jusqu’à l’horizon de ses yeux clos
Eve contemple de son corps qui bouge à peine Ses profondeurs inaccessibles s’élevant Et s’abaissant à l’infini hors d’elle-même : L’onde part de son ventre et la porte aux
confins D’une syncope où renversée toute en arrière Sa chevelure est la nuit lourde qu’elle sent Abyssale ployer sa nuque sous l’extase La face révulsée vers le haut
par le poids. Mais l’onde tout en s’éloignant revient sur soi D’un double mouvement de moire qui éclaire Eve nocturne de frissons comme la mer. Adam la couvre d’un orage de
ténèbres Dont l’éclair l’illumine au centre par instants Et c’est le vide au long de ses nerfs qui crépite D’étoiles qu’elle sent s’éteindre dans sa chair En mal
voluptueusement d’une genèse : Tout se passe dans la mêlée de ces deux corps Ayant perdu toute limite l’un dans l’autre Et dont la jouissance est le gouffre commun Qu’Eve
contient s’ouvrant sans borne à sa nature.
8
Adam cambré se heurte-t-il à la caverne Ou touche-t-il du front la voûte du néant? Sème-t-il dans la nuit utérine son sperme Ou son regard étoile-t-il le
firmament? Dans le noir leur étreinte est un chaos de rêves D’où des formes — le temps d’un souffle — émergent, fuient Leur conscience qui déjà
s’évanouit. Formes pourtant d’un univers qui se modèle A l’empreinte toujours changeante de la chair Tantôt mâle tantôt femelle sur soi-même Se rêvant à
son tour rêvée par l’univers. Toute énergie toute tendresse toute flamme Toute fluidité innervée de frissons Toute ductilité des corps saturés d’âme
Toute leur dureté d’os, de roc, de raison Leur peau glissant sur soi l’invente, se l’enseigne Et sa caresse étant aveugle n’est bornée Par rien mais crée de toutes parts son
epiderme Où la sensation devient eau, terre, vent Monde encore en partie rêvé mais qui pressent Ce qu’en deçà de leurs yeux clos capte leur face.
9
Ces doigts d’homme sur les versants un peu bombés Du paysage en pente douce sous les lèvres Se répandent en lents ruisseaux de vif-argent Qui scintillent par touches brèves
et tressaillent D’éclairs nerveux dans la chair d’Eve constellée. D’être passive lui révèle sa présence Intensément muette et vaste, tel un champ Dont
l’horizon serait son souffle. Elle s’écoute Qui respire l’immensité de ses yeux clos Et, parfois, comme l’eau dans l’herbe, sent que vibrent Des nappes de plaisir prêt à
sourdre, rêvant. Car la charrue au bord du champ n’a pas encore Entamé le sillon. Ni Adam laboureur Humé l’odeur de terre humide dans la femme. Pourtant c’est d’elle qu’à la
sueur de son front Mieux que le blé les moissons d’hommes lèveront. Mais pour l’heure il joue de la glaise féminine Y modelant ici une épaule, colline Là, resserré
entre les cuisses, ce vallon. Jusqu’à ce que, pris de désir pour cette argile De tout son corps il pousse en elle, lui, le soc.
10
La nuit cherche la nuit pour se perdre en soi-même Sans la frontière intérieure de ces peaux Dont chacune si ardemment se frotte à l’autre Que, pour l’instant, elles les
cernent d’un seul feu. Ils sont le feu mais qui n’attise que sa flamme Ne brûle rien, n’éclaire rien en dehors d’eux. Nuit et feu sont en eux étranges l’un à l’autre Elle
très noire lui très rouge, contigus. Aussi longtemps que cet incendie s’alimente A la brûlure de leur même écorchement Ils n’ont de nuit que leur double
éblouissement. Mais le feu gagne vers les ténèbres, vers l’âme Et, de rouge qu’il est, s’y fait sombre, pesant Déjà solide bien qu’encore incandescent Eux
l’ignorent, flambant par la cime ! Il leur semble Être éternels dans le brasier qui les unit. Déjà pourtant leur cendre est cendre. Une bataille Se livre entre le feu et le
feu. Celui-ci S’absorbe, s’assombrit, devient son autre en lui Y rend d’avance les amants à leur poussière A leur désir inextinguible : être enfouis.
11
Ensemble ils font l’expérience du passage Forcement mutuel de la nuit par la nuit. Chaque pore en chacun cède à toute la masse De l’autre en chaque point de son corps réunie
Chacun s’ouvre à tout l’autre atome par atome En se multipliant en lui à l’infini. Tant que chacun n’aura souffert tout ce qu’ignore Son autre des douleurs qu’il souffrira jamais
L’homme et la femme s’étreignant seront encore D’autant plus étrangers qu’ils le sont de plus près. Leurs bouches qui ne font à deux qu’un gouffre avide Auront beau
s’entre-dévorer pour s’échanger Que sauront-ils de plus de leur distance vide Quand il n’en restera que le trou du baiser? Car ce n’est qu’en mourant chacun si loin dans l’autre Que
celui-ci ne s’y rejoigne que par lui Qu’ils pourront épuiser entre eux comme deux pôles Toute distance en ses extrêmes abolie. Ce corps à corps donne l’assaut à la
limite Qu’est pour l’autre chacun l’outrepassant ici Où la mort traversant la mort s’anéantit.
12
Mourant de même mort leur mort n’est pas la même En elle et lui le monde meurt différemment. Elle c’est l’eau en ronds immenses s’annulant Lui leur centre s’y annulant pour les
émettre. Adam retourne d’un seul spasme comme un gant Tout son être vidé en deçà de tout l’être Eve s’étale en un seul long gémissement Amplifiant le
flux de vie à perte d’être. Entre leur double mort l’univers se déploie Du même mouvement dont il revient sur soi. L’abîme instantané qu’est pour l’homme la femme
Il l’emplit de l’éclair qui l’y précipita Semeur de galaxies giclant sur la membrane De l’éternité vierge et noire à tout jamais Où luit et ne luit pas le germe,
feu follet. Les grands cris haletants s’embrasent et s’éteignent Et chaque fois Adam meurt en Eve à nouveau Tout un éon s’épuise en eux à se rejoindre A son moment
antérieur où s’abolit Leur dernier souffle que reprend à bout de mondes Le premier regretté avant qu’il soit émis.
13
Non pas outre : à rebours de tout. Plus je pénètre Plus je bute : plus je m’entête à retourner. Où? Dans la nuit, seule mesure. Temps, distance Ici n’ont lieu. De
l’immuable sans contour. Qu’elle ait eu un commencement ou qu’elle puisse Finir demain est un néant pour la pensée. Rien qu’elle donc les yeux immensément fermés Et moi
fiché, forcé en elle. Son abîme Colle rythmique à mes côtés. Mais sous mon corps Sa violence de douceur me cède, s’ouvre Résiste, cabre le centaure !
arque les reins Pour me happer ou m’arracher dès que je feins De m’en déraciner ou de prendre racine Dans cette faim de m’engouffrer que met à vif L’intenable suspens de mon
désir massif. Choir là ! Fondre dessus de tout le Poids ! J’agrippe Écorche aspire mords mange suce ma proie Bâillonnée de baisers qui n’en finissent pas D’écraser
jusqu’aux dents la pulpe de nos lèvres Leur double bouche dont la salive a le goût De l’argile où le double sexe se dissout.
14
L’écho se tait. Il se fait tard sur cette terre. Le ciel s’éteint avec le bronze. Nous voici Chacun seul dans les bras de l’autre : lieu précaire. Notre ombre à peine
jetée hors du Paradis Nous fixait l’horizon des âges. Puis la nuit Vint murer dans nos yeux sa perspective noire Et pour l’infinité des siècles je compris Qu’au bout de ce
chemin parcouru en aveugle L’homme le dos contre la porte à tout jamais Se tiendrait sur ce même seuil où je persiste Et te fais face toi ma porte à deux vantaux. Je me suis
retourné d’avance pour ne faire Le premier pas dans les ténèbres hors de toi. Toute une nuit qui durera autant que l’homme Je veux tenter de te rouvrir sur l’en deçà De
retrouver non point l’oasis interdite Mais ton clapotement marin au fond du Soi Matrice lisse après comme avant tous les mondes Scellement virginal afin que rien ne soit De ce qui
naît de nous jusqu’à ce que s’épuise Ce désir qui est moi de m’abolir en toi.
15
Eve l’écoute en cercles concentriques. Eve N’a de mémoire de l’Êden que ce qu’elle est Le Paradis étant cette onde qui la porte Elle et ses larges yeux lointains qui font
des ronds. De son désir elle est l’onde extrême : l’extase D’un mouvement sourdant de soi vers le profond Vaste de plus en plus d’échos telle une oreille Dont la corolle
s’élargit avec le flot Et tandis que l’homme laboure entre ses jambes Prenant ses vagues de plaisir pour des sillons Elle contemple tout là-haut dans ses pensées Quelque chose
comme une Face constellée Dont sa très lente jouissance est le halo Lente pour que sa nuit déborde inexhaustible D’ondes lui refluant de bords non advenus Ceux de son ventre qui
respire avec l’espace Et sous l’homme axial s’amplifie en rythmant Le battement originel à l’œuvre au centre Qu’Adam s’obstine en elle-même à renfoncer Alors qu’Eve à
chaque secousse le propage De monde en monde reculant l’éternité.
16
O je gémis O je jouis O je languis
De sentir la marée monter entre mes hanches
Encore, encore… Que je flue Que je reflue
Un mouvement sans bords me peuple, comme si
J’étais tout l’océan et la bouée au centre
O encore ! Que je ne sache distinguer
Le plein de mon plaisir du bas de la marée
Tant mon ventre ne se soulève à ta rencontre
Que pour mieux se creuser sous toi de t’aspirer
O syzygie de jouissance touchant presque
Au zénith et l’instant d’après tue, retirée
Si loin, si loin, que l’ombilic se crispe au large
Et que la mer se ratatine et que le sel
A tes lèvres demeure seul quand tu les poses
Sur ma peau par son feu d’entrailles craquelée…
Lèche ma fièvre ! réamorce de salive
L’eau du tréfonds, l’impérieux raz de marée!
Moi tout arquée à la courbure de la terre
Les cheveux rejetés au gouffre, les yeux blancs
Les cuisses écartées sur la corolle étale
D’un horizon rouge de sang à l’Orient.
17
De mes cuisses à mon visage avant l’aurore Il court un feu par transparence sous ma peau Où déjà le soleil miroite, non encore Levé, mais annoncé par son ombre
à fleur d’eau. Ton front le capte et luit à l’aplomb de ma face Bien que tes yeux feignent toujours que c’est la nuit. L’œil rouge que je mets au monde l’illumine Qui monte
énorme de mon ventre et m’éblouit D’un grand spasme que j’éternise de mon cri. Cri de mouette sur la mer ivre d’écume Offerte au ciel et dont les flancs sont l’horizon !
Toi, derrière tes cils obstinément où perle Le jour brillant comme une goutte de rosée Tu persistes sous un halo de bleu lunaire Dans ta nuit que tes rayons mêmes ont
chassée. Et moi qui tiens tout mon éclat de ta clarté Je voudrais ralentir la lune sur son erre J’aime la part de l’hémisphère où sa pâleur Prolonge aux fonds
terreux jusqu’à ce qu’ils s’éveillent L’illusion que la ténèbre soit le lieu Où se terrer contre le jour s’il est sans Dieu.
18
Elle déjà au grand soleil et lui encore
Dans l’ombre. Et cependant c’est lui le grand soleil
Sur elle qui s’étire au loin comme la plaine
Étend ses fleuves vers la mer à l’horizon.
Sans limite, allongeant au sol sa forme noire
Eve à l’issue de la caverne jaillit nue
Et touche d’un seul jet au zénith : et sa vue
Tout autre qu’au jardin, partout s’ouvre, la cerne
Espace qui n’est qu’elle immense, ayant perdu
Toute mesure en son ivresse que commence
Le jour, ce jour ! leur premier-né qu’elle a conçu.
Le Paradis était à l’échelle de l’arbre
Ils en cueillaient le fruit sans étendre la main.
Rien ce matin n’a plus d’échelle. Dès qu’ils bougent
Le soleil trace son orbite ou bien le vent
Des sables s’échevelle au désert. Eve aspire
La sécheresse qui lui ôte les poumons
Elle est le sable et le simoun et la distance
Chassée toujours plus loin dans le vide ! et qui doit
Ne vouloir qu’en avant de soi à toute force
Où rien n’est que le fait inane d’être là.
19
A peine s’est-elle accouchée du jour ouvrable Qu’elle empoigne les mancherons de la charrue. Le sillon qui la guide en créant l’étendue Suit l’orbe du soleil au ras du sol
arable. C’est dans sa chair qu’elle y enfonce à chaque effort Son oui à cette glaise hostile qui lui colle A l’âme pas à pas comme arrachée du corps. Ce jour est le
premier d’une habitude immense Qui monte en Eve à l’horizon du souvenir Comme il est le dernier d’un temps vécu d’avance Qu’elle suscite en tout ce qui doit advenir. Ses yeux bien que
baissés ont pourtant pour paupières Les lointains que le soc repousse avec la terre : Qu’elle lève si peu la tête du sillon Pour s’assurer qu’il tire droit au-devant d’elle
Et son front bute au ciel comme à la cire un sceau Tout ce qu’elle saura jamais du bleu sans ombre Est cette empreinte qui lui brûle le cerveau. Adam la suit, les yeux béants de
tant d’espaces Frayés par elle sans daigner les mesurer : Lui les mesure à sa terreur de s’égarer.
20
II la contemple qui vieillit en ce seul jour Autant que d’âge en âge un éon de la terre. Toute la majesté des temps est dans son port Tant elle est droite à l’horizon
sur la courbure De son regard vertigineux ouvrant d’aplomb Au-dessous d’elle une ténèbre sans étoiles Où tout s’en va comme si rien n’eût existé. Il la contemple
belle et lisse de visage Haute du front où siège au ciel l’éternité D’être nue à midi en fait cette clairière La Vie! la Vie aux vastes rives dont l’ouvert
Tente d’atténuer de bleu le vert nocturne Elle dont chaque geste est comme un cercle autour De cette immensité précaire, la lumière. Il la contemple avec son ventre un peu
bombé Sans ombilic comme dut l’être l’origine Et comme elle étonnée de soi, même enfantine Sous la tangente d’un rayon au point du jour. Telle est la Mère des
humains pour ce si jeune Époux entre ses bras instruit à commencer Ici et non du lieu dont ils furent chassés.
Un vent comme les hommes ne savent plus ni où ils sont et encore moins où ils vont, si ça se trouve il arrivait des îles Marquises…imagine .Dans le foutoir du tempsil y a pas une semaine qu’on célébrait la Femme, dans l’ordre du business de la fête journalière, tu parlesprobablement que c’est mon insolence qui m’amène à y revenir mais par le biais, c’est pas mon genre ces trucs de machine à sousTout petit et naturellement la femme ne m’est pas apparue autrement que mon égale, alors personne ne comprendra le fondement puissamment enraciné de mon ressenti. On aurait été brûlé à l’époque, comment j’ai échappé aux flammes seule ma nature de feu peut expliquer mon incombustibilitéToujours est-il, bien qu’hétéro, je jure que je me suis senti androgyne depuis que j’ai conscience d’exister.Alors les conneries de mariage pour tous ne m’affectant pas, c’est pour une raison bien plus profonde que je pense comme ça, on peut dire que ça touche au domaine métaphysique, un truc originel qui pourrait me faire passer pour un mystique si je m’annonçais pas mécréant.Et le pire c’est que ma croyance se base sur la différence homme-femme.Cet après-midi après une matinée délicieuse, calme, pondéré, le fond des choses m’a attrapé par le bout du pinceau. L’Epoque 2019 touchant à sa fin, un petit tableau est venu pour faire le trait d’union avec ce thème sacré.C’est aussi simple que ça, l’amour me porte sans fanatisme mais une conviction forte qui m’explique que rien n’est impossible.Je dois dire que Barbara de par sa présence dans l’atelier à porté mes pensées d’un bout à l’autre, d’un travail enlevé avec l’énergie que je lui dois. Merci à Toi.Niala-Loisobleu – 10/03/19HYMNE A L’HOMME ET FEMME
1
II dort. La voûte de son front est constellée. La nuit est son arcade sourcilière. Ses tempes comme un portail à deux vantaux S’ouvrent sur un tréfonds de bronze et
d’orgues Visage ou gouffre qui alternent selon que La lune est haute ou bien descend du côté gauche. Là est le cœur, écho qui bat. Là, le zénith Bat en
écho, tant on dirait que l’un sur l’autre Couchés, le ciel avec le sol font un seul corps. Tant on dirait, Se dit Quelqu’un qui rêve Ce dormeur-là et ce cœur double,
haut et bas. Qui rêve qu’il Se dit qu’un Autre dort. Et que Lui-même dans cet Autre en rêve un autre Tout ce long temps avant les temps où rien en Lui Ne sait encore
distinguer sommeil et veille Etre et néant. Pourtant le sein d’un rythme égal Comme le ciel s’exhausse et leur buée Se dilue en des infinis de galaxies. S’exhausse puis l’haleine
se retire De soi comme reflue la mer les yeux fermés Glauque paupière d’un regard non révélé.
Le vent se lève et se fait arbre où il se noue A soi de ses racines à la cime Et s’enchevêtre dans l’effort de s’arracher Qui casse et plaque à terre ses rafales.
L’ahan cyclone du cyclope ramescent
Dilate puis rétracte sa spirale Cet ivre ciel vertigineux virant Dans la baratte à pleine pâte où les étoiles Ne sont encore que grumeaux iridescents. Grumeaux,
caillots de quelle énorme violence Que pour être l’Être se fait en se crachant En expulsant de part en part de son essence A la fin ! ce premier instant sans rien avant Cette
hâte de tout en tout parachevant L’ubiquité intelligente dès le germe. Ainsi croît successivement total Instant Vent arbre ciel cerveau œil ouïe âme verbe
Expansion d’un Cri unique parvenant A terme ! Se criant hors de l’indéfini Où le Soi en son Vide éternel englouti A mûri de l’oubli onctueux de Soi-même Matrice dont
l’esprit n’est que la nostalgie
Ce Cri a bien été poussé. Par Qui ? L’éther L’ignore, et la mer qui geint dans sa mâture N’entend que soi, sempiternelle. Et l’univers Préexistant et plein de
bruits confus, à peine S’il a perçu cette zébrure à ses confins. A ses confins? Le Cri est du centre : c’est l’aigle Fondant sur le zénith. Toute proportion Change
aussitôt que la hauteur est introduite. Où est la proportion depuis que l’Œil Là-haut, Se fixe Lui-même du dedans Des choses? Il y a Deux et Un, la Pensée
Émanée revenant vers ce dont elle émane : Mais c’est Quelqu’un, et non le vent qui reviendrait Sur soi par lassitude d’être. Qui est donc Ce Même différent de Soi
? Non point le monde Lequel perdure et s’abolit selon sa loi : Mais l’Être qui sortant de Soi prend conscience
Qu’il Est, et dans l’instant indivisible crée Ce Deux et Un qui Lui figure sa distance A Soi-même, son propre Amour omnicréant.
L’homme et femme est ce témoin qui manifeste Le Tout Autre et le Même inexhaustiblement. Car la totalité n’est jamais une somme Bien que deux fois deux bras suffisent à lier
Sous deux regards cintrés en un l’immensité.
Ces regards en arc-en-ciel qui se rejoignent Sont le levant et le couchant du même jour Qui flambe à n’en pas finir dans le solstice. Quelqu’un, vêtu de cuivre rouge et de
moissons Est leur soleil en eux de l’un à l’autre. Une ténèbre qui se garde inviolée Veille sous les paupières de leur âme, Autre moitié des cieux non vue
mais non brisée Scellant tout l’orbe du symbole, l’homme et femme Dont le corps unit sans soudure jour et nuit.
Jour du Grand Œuvre ! arrachement devenu chant Qui — une fois ouvert l’espace — fait silence. Silence issu de Soi et qui Se tend, S’entend Très haut, très bas :
source sous terre, souffle d’ailes. Mais pour S’entendre en toute chose jusqu’au fond Il veut qu’un autre en mots Le dise. Et à cet autre Il Se donne. Et le crée du fait de Se donner.
Avant cet autre il n’y avait rien que le monde. Cet autre qui est hors et dans, maintenant voit Le monde. S’y regarde voir. Miroir de soi. De son abîme il a su faire sa rétine De son
âme l’anneau nuptial de l’univers.
Pourtant l’anneau sera rompu. Ils seront l’homme
Et la femme. Quelqu’un (fendu Lui-Même en son milieu)
Prendra un Nom terrible pour maudire.
2
On ne parle que lorsqu’il est coupé en deux Des deux moitiés d’un fruit. Mais la substance En est la même. Qui en prend une bouchée En goûte mieux le tout que s’il le
mange. Et s’il n’en mange rien mais le contemple Sa langue en garde un goût d’éternité. Ainsi de l’homme et femme à l’origine Comme d’un fruit trop beau pour l’entamer. Un
fruit trop lisse. Deux et un comme ces songes Se rêvant en écho eux-mêmes, et leur sens Devient se dédoublant par degrés son contraire Sans qu’il cesse d’être
indivis. Quand le rêveur S’éveille, ce qu’il a créé n’est pas encore Issu de sa Pensée, et II ignore Si ciel et terre vis-à-vis sont divisés Tant est parfaite
l’étendue. Vide. Sans ride. Ses deux moitiés soudées à l’horizon. Entre désert et nuit pourtant — qui se confond Avec un roc roulé debout —
s’érige l’être. Chose indistincte, au double front. Enfouie? Issue? Conscience qui se regarde et qui s’absorbe.
Elle lui les yeux dans les yeux se contemplant S’émerveillant de ce même être différent Selon qu’il joue de la distance. Car l’immense Est la matière lumineuse du
regard S’ouvrant à soi tout immobile tout fluide
Qui sépare et rejoint ses bords comme la mer.
De l’infini à l’infini des deux natures
Le jour est un. Une l’haleine se mêlant.
Celui qui crée sans qu’il le sache et S’y surprend
A l’instant où son œuvre-fait II reprend souffle
S’étonne que monte de Lui cet infini
Pour lequel II n’a pas de nom et qui désire.
S’étonne, car sa Parole jusqu’ici
Se confondait avec le monde qu’elle nomme.
Or voici qu’une ouïe s’éveille dans l’ouïe
Un écho la suscite avant qu’il n’y résonne
Les choses se sentent glisser hors de leur nom
Et leur Nommeur échappe au Sien qu’il S’entend dire
Comme d’un autre en même temps qu’il sort de Soi.
Rien cependant ne bouge encore. Le clivage
Est dans la Toute-Conscience qui soudain
Dit Je, parce que l’Autre L’y provoque.
L’Autre. Cette statue plantée au bord du champ.
Je Suis, dit cette Voix énoncée du Néant.
Immuable, non existant, le Soi S’entend
Ourler des lèvres, dire l’être, son absence…
L’Un désormais dans l’Autre est en écho de Soi.
Tous deux viennent à l’être ensemble, la statue
Et la Voix. L’une par l’autre elles sont, se répondent.
La Voix dans la statue résonne, dont le creux
La dédouble : Qui parle à Qui ? A l’infini
La résonance s’amplifie et s’arrondit
Distincte et non de la Voix même. Ainsi le Vide
Qui contient cette Voix avant qu’elle ne soit
Est contenu en elle, proféré
En tout par elle afin que l’Un soit à Lui-même
L’inexhaustible nostalgie de l’incréé
L’impénétrable ubiquité de son silence.
Et son témoin cette statue. La très poignante
Douceur ovale extasiée en double cri
Bouche ouverte sur la voyelle initiale
Que tout prononce qui demeuré imprononcée.
Bouche ouverte. La pression de l’indicible
Pousse en avant l’Un vers Lui-même hors de soi
Pousse deux bouches deux visages à se joindre
A se creuser chacun dans l’autre un au-delà :
Et le cri fait céder son silence! L’extase
Du souffle partagé dans le baiser
Se mue en éblouissement de la distance
Un vent s’empare de l’espace, emplit, distend
Nomme les choses comme autant d’arrachements
Auxquels, de tout l’effort de sa structure
L’Un à la fois résiste et Se prête, créant.
Refuse et hâte ce qui naît — le temps, le monde
Qu’il expulse de Soi l’y rappelant déjà.
Car Je Suis que son propre amour force de dire
Son Verbe dont la bouche est l’origine : Je
Suis ! dans le même effort II S’articule : Tu
Es ! et de cette haleine II fait l’orbe des deux
Où vers Lui-même les soleils processionnent.
Il fait l’Ame qui Lui dit Tu dans la statue.
Ame une et double, tel Lui-même et ce qu’il crée :
C’est l’homme et femme aux deux extrêmes d’un seul être
Déployant l’univers entier à se chercher.
La tension de la Parole qui l’anime
Le fend pour y loger l’infini d’un désir
D’autant plus nu que plus d’espace le divise
De soi en cet objet auquel il veut s’unir.
Fend la statue de haut en bas zénith tranchant
Dont la lame est la verticale de l’abîme
Où tout fuit à perte de tout, pour aspirer.
O fil de la céleste épée regard tranché
En deux ! interrogeant comme l’acier l’acier.
3
Ce Cri unique cependant jamais poussé Que l’Origine se renfonce dans la gorge Dès avant le Commencement noué caillé Dans la bouche qui n’eût été que lui
crié Lui se criant afin de maintenir béante Sa plaie à chaque fois qu’elle expire itérant Ce seul et même impensable Commencement Que rien qui en soit né jamais ne
laisse naître, Ce Cri tout innocent d’être de n’être pas Obstruant obstrué dans l’absolu sans voix D’où ne sort que l’affreux raclement de ses glaires Nie d’avance la
raison d’être de la Vie Qu’elle s’arrache ou s’en retourne à ses viscères Qu’elle s’enfante ou bien se révolte au contraire De s’enfanter au lieu d’avorter contre soi De
consentir non point à mourir mais à vivre Vaine, fautive de s’exclure en la formant De l’énergie sans forme abyssale assoupie Que le Commencement sans issue asphyxie Si fort que
l’Un à Soi inhabitable y crie L’horreur d’être en dépit de Lui devenant l’Être Où son Cri qu’il ne soit jamais s’anéantit.
Cri de quelle impossible atroce délivrance
Tu ! Tu n’es pas moi. Tu es en face. Tu
As des lèvres que mes yeux mangent, et des yeux
Mangeant mes lèvres. Dévorant qui Te dévore.
Et Tu m’entends et Tu me parles et Tu crées
Ainsi entre moi-même et moi cette distance
Égale inverse que de même je Te crée.
Tu es l’Autre. Je ne peux moi me faire à Toi.
Tu es l’Autre que moi qui suis l’Autre que Toi
Chacun autre que soi hors de prise dans l’Autre
Indissolublement en miroir affrontés
Inséparablement liés et divisés
Par une seule chair contre soi-même en guerre
S’écartelant pour se disjoindre se souder.
Plus s’aggrave dans cette chair la déchirure
Plus chacun devient contre l’Autre un moi distinct
Plus l’Autre nous devient hors de nous le Tout-Autre
L’infini d’un Désir unique ouvert sur Rien.
Qu’ainsi le distendant entre ses deux extrêmes
La violence à l’Un qui souffre en nous par nous
Réunisse dans la douleur que lui inflige
L’engouffrement dilacéré de tout en tout
A tout son Œuvre le Principe! et que le Vide
Dont II S’affecte affreusement pour tout créer
Soit ce qu’il est : l’Amour béant d’être comblé.
L’Un. L’Autre. Hors de moi tout au fond Tu es moi. Il n’est point de cellule en moi qui ne soit tienne. Pourtant nous ne nous éloignons jamais assez Pour n’être pas tentés trop
tôt de nous rejoindre. Il nous faut donc encore et encore et toujours Chacun de son côté nous tirer l’Un de l’Autre Nous faire deux sans rien en nous de différent L’Un dans
l’Autre voyant que s’y voit son image Et des yeux comme on se dévêt se découvrant Visage, épaules, sein, ventre… Le fût se fend Comme entre peau et peau fuse
l’éclair : rupture Étonnant l’être à la racine bien qu’il soit Cet arbre même qui s’innerve de sa foudre
Et sans cesser d’être un en tempête se voit Dessouché en deux sens rivaux d’un même souffle Dont les deux volontés semblent chacune avoir Mille bras pour
s’étreindre et mille pour se battre Se nouant se rompant s’emmêlant s’arrachant Communiquant de proche en proche leur tourment A toutes choses sommeillantes qui ne savent Qu’elles
sont et dont l’Être ignore qu’il les fit. Tout est soudain déraciné d’un même Cri Tout se soulève ! des scories jusqu’aux étoiles La terre et ses volcans
retournés comme un gant Tout ensemble se veut l’âme de l’ouragan Le ciel branchu aux quatre vents, l’Arbre de Science. Tout. Mais là-haut — à peine bleu — le
Vide attend.
Et tout retombe. Tout depuis toujours peut-être
Retombe avec la même force que le vent.
Les mondes se défont et se recréent sans trêve
De nébuleuses et de cendre en même temps.
Voici l’Arbre. Il est tout feuillu. 11 est sans feuilles.
L’immutabilité autour est en suspens.
Ainsi le voit sempiternel le même peintre.
L’homme et femme à présent est deux, l’Arbre au milieu.
Quelqu’un, des cieux, dit : Sois un couple. Et ils regardent
Leur sexe nu, et ils ont honte. Désormais
Ils se nomment : Moi, Toi. Homme, femme. Mais l’Autre?
Eux s’étaient divisés pour que chacun le fût
Or l’un l’autre ils se sont vus nus se sont connus
Et s’étreignant ils ont buté à leurs limites
Pourtant quand l’un vers l’autre ils ont levé les yeux
A la hauteur de leur regard brillant d’aurore
Sur la mer déployée en eux de toutes parts
Chacun a vu céder les confins de son autre
A cet emportement du grand large que rien
Ne peut mouvoir ni contenir honnis le Rien
Auprès duquel les joies du sexe à marée haute
Ne sont que des trous d’eau où les enfants s’allouent
L illusion d’un Jeu que seul à seul Dieu joue.
4
Le Jeu cosmique ! Dieu Se le joue à Soi-Même S’y joue Soi-Même S’y perdant pour S’y chercher. Joue seul à seul avec ses images humaines Qu’il S’est formées pour
émerger de l’Incréé Et face à face seul à seul S’imaginer. Cet homme et femme non disjoint par le milieu Bien qu’en double mirage amoureux de son Autre Lové
étroitement sur soi, serpent noueux Ne se quitte jamais de ses deux paires d’yeux. C’est là pour Dieu son infini tournant en cercle Cet androgyne où le Tout Autre
incarcéré Mime en un corps l’ahan tout-puissant de disjoindre De son néant scellé de toute éternité L’Être ! disjonction qu’accomplissent ensemble Indistincts
dans ce difficile accouchement L’homme et femme, le monde et Dieu, l’Un et Soi-même Et qui en somme au sein du Vide n’est qu’un Jeu Chacun des Trois le sachant bien. Qu’il gagne ou perde
Il sait d’avance qu’il s’y perd au fond de soi Qui est le centre. Là se tient — peut-être — l’Autre.
L’hymne célèbre la triade et l’unité Qu’entre leurs rôles sans la rompre elle partage. Puissance et Conscience à l’œuvre ne sont qu’Un Sans borne mais borné,
changeant et qui ne change Ne cessant dans l’oubli sans rive d’effacer Toute figure que Soi-même II S’est tracée.
De ces figures l’homme et femme est la plus haute
Passion de Soi-même en deux sexes conjoints
Qui toujours à nouveau se distancent, s’attirent
Et dont l’étreinte sous le voile du désir
Fait rutiler en lieu d’univers cette cendre
L’illusion que tient ensemble le plaisir.
L’hymne célèbre auprès d’un puits l’homme et la femme
Un feu de jambes et de bras dans le désert.
Demain leurs cendres seront froides. Mais la route
Les mènera le soir auprès d’un autre puits.
Là, de leurs corps, ils se feront un feu. Le même.
La même cendre jalonnant dans le fini
L’anéantissement sans fin des créatures
Et leur expansion sans fin dans l’infini
Où tout prend source et vient se perdre en un seul puits
Juste à l’instant où l’homme y va puiser l’eau pure
Trop tard! des yeux qu’il a troublés d’avoir joui.
L’hymne ambiguë, qui chante-t-elle qui jouit?
Jouir. L’être pour l’immuable est-il un spasme?
Dans l’espace d’un instant nul l’éternité
Tel un homme frappé de soleil rêve-t-elle
En syncope sans s’interrompre un cycle entier?
Quand deux regards s’embuent l’un de l’autre en vertige
Leur vue est la brume sans bords enveloppant
Un monde à l’aube avant qu’y brille une pupille
Qui en fasse émerger la forme, vaguement.
L’hymne des lèvres qui confondent leur haleine
Est buée de paroles belles dont le sens
S’exhale avec l’odeur des prés, l’âme des choses.
Comprendre vient après l’éveil, et peu à peu.
L’hymne ainsi au sortir du rêve se dévoile
(En creux ou en relief suivant l’ombre) ses mots
Qui dénomment ou s’interrogent en symboles.
Serait-ce la raison de célébrer : Qu’un Dit
Naquît de l’univers que lui-même il fit naître Comme du songe issu lui reviendrait l’esprit? Que la statue née de l’absolu comme en rêve Lustrale sans cesser de baigner
dans sa nuit Fût génitrice mâle et femelle de mondes S’cteignant dans son propre sein sitôt formés Chacun n’étant conçu que pour inséminer La
mémoire à n’en pas finir de la statue Dévoreuse des temps qu’elle feint d’enfanter?
Non, mettre fin. Y mettre fin ! Rompre le charme
De ce double regard en vertige ébloui
Qui ne rencontre insondablement que soi-même
S’embuant de son vide où il s’évanouit
Le temps de ce demi-réveil, une autre vie !
Ce regard qui de vie en vie reste identique
Indifférent aux univers dont il s’emplit
Jamais les mêmes comme autant d’ébauches vaines
L’une après l’autre en un clin d’oeil anéanties.
Rompre l’enchantement androgyne! Qu’advienne
Enfin le monde sans retour, définitif!
Et que s’y lève du tréfonds entre homme et femme
Ce grand dégoût qui à la crête du plaisir
Déferle, les sauvant juste au bord de l’extase
Pour qu’ils ne soient jamais tentés de s’éblouir
L’un l’autre et que tout ne commence et recommence
Sans fin de ce désir absolu : s’abolir,
Qui frappe les amants comme la foudre et croît
De vie en vie d’être le même qui foudroie.
Désir d’être Un, parfaite nostalgie de Soi
Entre-deux d’une jalousie indivisible
Brisés enfin, exorcisés! Ils sont bien deux
Et non un seul qui crient entre eux cette distance
Dont Dieu jalonne irréversibles les séquences
Y fondant son éternité dans la durée
Au point de S’y vider de tout ce qu’il y crée.
L’homme et la femme s’engouffrant ainsi l’un l’autre
Ont Dieu pour horizon de leur inimitié.
Leur double écho qui s’ouvre en eux la nuit des mondes
Sérénité lisse impassible parfaitement vierge de Soi
Parfaitement pleine de Soi sans partage d’aucune image
Pur non-regard vers le dedans dont le dehors n’existe pas
Vaste et sans qu’y scintille un point qui pour un œil pourrait se prendre
Et sans haleine par suspens contemplatif se contemplant Jusqu’à ce que s’étant conçue enfin l’Absence se détende En conscience sans rivage et sans nul vain clapotement
Orbite de l’horizon clos que ne décolle de paupière Sur ce fond plat infiniment d’abyssale sérénité
Or voici s’ourler et s’ouvrir quoi ? l’énigme d’un trait à peine Bleu qui révèle à soi le bleu sous l’ongle qu’aussitôt le doigt Efface et cependant le rais de
l’ongle y laisse sa mémoire Y sépare comme deux lèvres jointes par une humidité Qui luit béante et l’on dirait qu’une source s’y donne à boire On dirait? Le
tracé de l’ongle qui s’efface c’est la pensée La première et par qui déjà la conscience n’est plus seule Cette pensée s’entend tout haut c’est une bouche qui la
dit Que l’Etre éprouve au fond de Soi comme une plaie une corolle
Que le sourire qu’il émet soit l’Orient du premier Jour Et trace un ciel sans repentir depuis sa double commissure Joignant la fin et l’origine dont il est toute la raison Car tout autre
accomplissement s’efface avant que ce sourire
Ne s’éteigne lui-même enfin pour mieux remercier le Rien En chaque point de tous les temps de toutes parts il se souvient Des profondeurs du Soi sans fond il rayonne innervant la Face
Dont les paupières comme lui s’ébauchent s’ouvrent font que naît Un monde en miroirs en écho où tout sourit à son reflet
Pierre Emmanuel
Tiède de ton corps écrasé mon oreiller tarde à se lever
froissée tu souris
marquée de traces de barbe
Mon endormi dresse le cou
les oiseaux qui chantent au-dessus de nous pointent à l’entrée d’une usine absente
la grande cheminée de briques porte des jambons, des poupées, des bouquets, des crayons avec des encres de couleur, des baisers en palette, la nudité des sentiments, des grappes et des seins, à peaux collées
Aux jours qui affaissent leurs couleurs, l’animal-homme entre en formation de rampant, un mot de travers à propos du tout devenu rien… Une éponge survivante se rue alors sur ce putain de tableau noir et en rime comme en prose efface l’ineptie, puis tranquillement signe de son non: Poésie.
N-L – 09/10/18
HYMNE A L’HOMME ET A LA FEMME
Il est nuit. Deux vantaux de bronze se referment.
Tout le cercle de l’horizon y fait écho.
Un cœur, deux cœurs le répercutent. Cela dure
Comme le branle d’un bourdon : une mesure
Qui bat et bat, serrant les tempes en étau.
Un immense tympan vient de crever là-haut,
Il pleut. Un bruit d’aplomb plus sourd qu’une muraille.
Une vulve leur sert d’abri dans le rocher
Ils s’y tassent l’un contre l’autre sur eux-mêmes
Sous le poids d’un néant gigantesque — le ciel.
Dans cet espace étroit plus rance qu’une tombe
Commence leur séjour sur terre : par la nuit.
A peine s’ils y sont distincts de la ténèbre
Où leur regard quoique béant s’opacifie.
Il fait très froid. L’horreur de s’engourdir les force
A mêler leur haleine et leurs membres, chacun
Tirant de soi cette chaleur qui manque à l’autre
Et que glacé il s’ignorait. Entre eux ainsi
S’échange un même amour que leur détresse invente
De leur manque qu’il creuse à fond et qu’il emplit
Faisant de chacun d’eux pour l’autre l’infini.
2
Le zénith flamboyant blinde d’éclairs la voûte L’horizon fait des moulinets d’un bleu d’acier. C’est l’Ange : seulement visible par l’épée. La scène se réduit
au sol de la caverne Et, devant, au rempart du vide où l’œil se perd Vertigineusement dans sa fixité noire Que pétrifie la gangue opaque de l’Ouvert. Ils ont le dos contre
la pierre. La béance De la grotte est leur épouvante du néant. Ils sont seuls comme si le monde eût cessé d’être. Seuls l’un dans l’autre comme si toute la Vie Se
limitait précairement à leur étreinte Dans ce creux que sans interstice elle remplit. Demain — mais viendra-t-il jamais? — un jour va naître S’il perce à
leur travers l’éternité de nuit S’ils se conçoivent l’un de l’autre puis enfantent Chacun son autre qui lui soit absolument Le centre l’univers le souffle qu’il respire Le Nom
qui nomme tout et demeure innomé. Car l’Être s’est retiré d’eux pour qu’ils L’inventent D’eux-mêmes et du pauvre amour qui Le supplée.
3
Ce qu’ils vont vivre au plus épais de ce temps nul C’est la gestation apparemment sans terme De l’homme en eux qui ne naîtra qu’au dernier jour. Ils rêvent ce travail les yeux
ouverts en face De leur béance dont ils sont comme l’envers Et dont le poids les presse aux flancs pour qu’ils avortent Car à quoi bon? Si seulement Dieu les guettait De sa
majestueuse Absence… Mais II S’est Effacé avec tout son œuvre : et sauf eux-mêmes En cet antre, rien ne rappelle qu’il créa. Ainsi toute raison qu’ils aient d’être
est enclose Dans l’amande de leurs deux corps aux sexes joints. Leurs dos sont l’horizon des mondes et leur souffle Bouche à bouche se renouvelle comme l’air Et dans leurs yeux
aveuglément de grands vents passent Spasmodiques, du fond du songe. Ils font gémir La chair confuse où se chevauchent des latences Qu’une lame de fond soulève —
l’Avenir. Leur couple y danse indestructible (bulle ou spore) Au-dessus d’un chaos dont il ne sait encore Quel écho abyssal s’y donne son désir.
4
Nus dans le Rien, n’ayant de témoin que leur peau Ils se serrent pour se réchauffer l’un à l’autre Et d’être nus leur est un refuge, le seul Élément qui subsiste
et résiste au néant. Leur nudité met en partage une tendresse Dont la distance du regard les eût privés Et la honte, cette science qu’ils acquirent D’un
éblouissement trop fort, fauteur de nuit. Nuit qui fait grâce : plus de honte. Leur étreinte Les confond, les pétrit, les peaux glissent, refluent Leur enseignent la soie
des frissons, la coulée Des membres, la marée montante avec le sang. Les courbes et les creux, les saillies, les mollesses L’humide dans les plis, le poil, l’odeur mêlée
Tout se meut, s’interroge et s’ajuste et s’esquive Tout est lierre onduleux, danse ophidienne, fût! Dans l’intervalle des soupirs et des caresses Ils se nomment : Adam, Eve. Beaux noms
pareils A ce savoir naissant et double qu’ils s’inventent A ce toucher insatiable qui dissout Chacun dans son désir que l’autre soit le Tout.
5
Gauchement, il a mis la main sur son épaule. Depuis qu’il prit le fruit c’est la première fois Qu’il tâte d’une chose ronde sous ses doigts Aveugles et n’osant apprendre quelle
forme Les guide de l’épaule au sein si’doucement… Pourtant déjà le pouce effleure l’aréole La paume contournant un mamelon parfait En est le moule ou la mémoire qui
s’attarde Puis (pour laisser la place à l’autre main) revient Sous le cou recueillir comme au creux d’un coussin La nuque abandonnée follement frêle et forte Portant la tête
qu’il soulève comme on boit A la coupe et ce sont deux lèvres qu’il découvre Pulpeuses l’invitant à des saveurs goulues Qui se mêlent de bouche à bouche et lui
révèlent L’humide et le muqueux dans l’herbe où ses doigts jouent Sans qu’il paraisse se douter que leur caresse S’y glisse en longs frissons d’eau vive sous la peau —
C’est par eux que close d’abord plus qu’une rose La source s’humectant de sa propre rosée S’ouvre à l’homme — pour lui fermer l’envers des choses.
6
L’envers des choses ! Et d’abord cette fraîcheur Ce goût de sel et de varech de la muqueuse Où la face de l’homme enfonce, se dissout Devient presque la bouche en bas qu’elle
dévore Qui la dévore, et l’appétit qui naît entre eux Ne fait qu’un gouffre qui s’affame de soi-même Mangeant son vide, sa salive, ses odeurs : Ah ! se repaître du
Dedans, sentir le ventre De la femme et sa propre gorge, continus ! Mais ce n’est pas assez pour lui que la matrice Lui colle tellement aux tempes qu’il en perd Tout autre sens que de sa bouche
dans ces chairs : Plus loin ! Plus outre ! Maintenant tous deux s’accordent A s’évider à s’absorber pour mettre à vif Ils ne savent au fond de quoi le Néant même Les
ravalant par cette plaie dont ils sont nés Car chacun d’eux n’est qu’une plaie enfantant l’autre Pour s’en gaver jusqu’à leur consommation Ils ne sont rien que cette double succion De
toutes parts ce plaisir noir qui n’est que lèvres Et les digère et les retourne à leur limon.
7
Étale jusqu’à l’horizon de ses yeux clos
Eve contemple de son corps qui bouge à peine Ses profondeurs inaccessibles s’élevant Et s’abaissant à l’infini hors d’elle-même : L’onde part de son ventre et la porte aux
confins D’une syncope où renversée toute en arrière Sa chevelure est la nuit lourde qu’elle sent Abyssale ployer sa nuque sous l’extase La face révulsée vers le haut
par le poids. Mais l’onde tout en s’éloignant revient sur soi D’un double mouvement de moire qui éclaire Eve nocturne de frissons comme la mer. Adam la couvre d’un orage de
ténèbres Dont l’éclair l’illumine au centre par instants Et c’est le vide au long de ses nerfs qui crépite D’étoiles qu’elle sent s’éteindre dans sa chair En mal
voluptueusement d’une genèse : Tout se passe dans la mêlée de ces deux corps Ayant perdu toute limite l’un dans l’autre Et dont la jouissance est le gouffre commun Qu’Eve
contient s’ouvrant sans borne à sa nature.
8
Adam cambré se heurte-t-il à la caverne Ou touche-t-il du front la voûte du néant? Sème-t-il dans la nuit utérine son sperme Ou son regard étoile-t-il le
firmament? Dans le noir leur étreinte est un chaos de rêves D’où des formes — le temps d’un souffle — émergent, fuient Leur conscience qui déjà
s’évanouit. Formes pourtant d’un univers qui se modèle A l’empreinte toujours changeante de la chair Tantôt mâle tantôt femelle sur soi-même Se rêvant à
son tour rêvée par l’univers. Toute énergie toute tendresse toute flamme Toute fluidité innervée de frissons Toute ductilité des corps saturés d’âme
Toute leur dureté d’os, de roc, de raison Leur peau glissant sur soi l’invente, se l’enseigne Et sa caresse étant aveugle n’est bornée Par rien mais crée de toutes parts son
epiderme Où la sensation devient eau, terre, vent Monde encore en partie rêvé mais qui pressent Ce qu’en deçà de leurs yeux clos capte leur face.
9
Ces doigts d’homme sur les versants un peu bombés Du paysage en pente douce sous les lèvres Se répandent en lents ruisseaux de vif-argent Qui scintillent par touches brèves
et tressaillent D’éclairs nerveux dans la chair d’Eve constellée. D’être passive lui révèle sa présence Intensément muette et vaste, tel un champ Dont
l’horizon serait son souffle. Elle s’écoute Qui respire l’immensité de ses yeux clos Et, parfois, comme l’eau dans l’herbe, sent que vibrent Des nappes de plaisir prêt à
sourdre, rêvant. Car la charrue au bord du champ n’a pas encore Entamé le sillon. Ni Adam laboureur Humé l’odeur de terre humide dans la femme. Pourtant c’est d’elle qu’à la
sueur de son front Mieux que le blé les moissons d’hommes lèveront. Mais pour l’heure il joue de la glaise féminine Y modelant ici une épaule, colline Là, resserré
entre les cuisses, ce vallon. Jusqu’à ce que, pris de désir pour cette argile De tout son corps il pousse en elle, lui, le soc.
10
La nuit cherche la nuit pour se perdre en soi-même Sans la frontière intérieure de ces peaux Dont chacune si ardemment se frotte à l’autre Que, pour l’instant, elles les
cernent d’un seul feu. Ils sont le feu mais qui n’attise que sa flamme Ne brûle rien, n’éclaire rien en dehors d’eux. Nuit et feu sont en eux étranges l’un à l’autre Elle
très noire lui très rouge, contigus. Aussi longtemps que cet incendie s’alimente A la brûlure de leur même écorchement Ils n’ont de nuit que leur double
éblouissement. Mais le feu gagne vers les ténèbres, vers l’âme Et, de rouge qu’il est, s’y fait sombre, pesant Déjà solide bien qu’encore incandescent Eux
l’ignorent, flambant par la cime ! Il leur semble Être éternels dans le brasier qui les unit. Déjà pourtant leur cendre est cendre. Une bataille Se livre entre le feu et le
feu. Celui-ci S’absorbe, s’assombrit, devient son autre en lui Y rend d’avance les amants à leur poussière A leur désir inextinguible : être enfouis.
11
Ensemble ils font l’expérience du passage Forcement mutuel de la nuit par la nuit. Chaque pore en chacun cède à toute la masse De l’autre en chaque point de son corps réunie
: Chacun s’ouvre à tout l’autre atome par atome En se multipliant en lui à l’infini. Tant que chacun n’aura souffert tout ce qu’ignore Son autre des douleurs qu’il souffrira jamais
L’homme et la femme s’étreignant seront encore D’autant plus étrangers qu’ils le sont de plus près. Leurs bouches qui ne font à deux qu’un gouffre avide Auront beau
s’entre-dévorer pour s’échanger Que sauront-ils de plus de leur distance vide Quand il n’en restera que le trou du baiser? Car ce n’est qu’en mourant chacun si loin dans l’autre Que
celui-ci ne s’y rejoigne que par lui Qu’ils pourront épuiser entre eux comme deux pôles Toute distance en ses extrêmes abolie. Ce corps à corps donne l’assaut à la
limite Qu’est pour l’autre chacun l’outrepassant ici Où la mort traversant la mort s’anéantit.
12
Mourant de même mort leur mort n’est pas la même En elle et lui le monde meurt différemment. Elle c’est l’eau en ronds immenses s’annulant Lui leur centre s’y annulant pour les
émettre. Adam retourne d’un seul spasme comme un gant Tout son être vidé en deçà de tout l’être Eve s’étale en un seul long gémissement Amplifiant le
flux de vie à perte d’être. Entre leur double mort l’univers se déploie Du même mouvement dont il revient sur soi. L’abîme instantané qu’est pour l’homme la femme
Il l’emplit de l’éclair qui l’y précipita Semeur de galaxies giclant sur la membrane De l’éternité vierge et noire à tout jamais Où luit et ne luit pas le germe,
feu follet. Les grands cris haletants s’embrasent et s’éteignent Et chaque fois Adam meurt en Eve à nouveau Tout un éon s’épuise en eux à se rejoindre A son moment
antérieur où s’abolit Leur dernier souffle que reprend à bout de mondes Le premier regretté avant qu’il soit émis.
13
Non pas outre : à rebours de tout. Plus je pénètre Plus je bute : plus je m’entête à retourner. Où? Dans la nuit, seule mesure. Temps, distance Ici n’ont lieu. De
l’immuable sans contour. Qu’elle ait eu un commencement ou qu’elle puisse Finir demain est un néant pour la pensée. Rien qu’elle donc les yeux immensément fermés Et moi
fiché, forcé en elle. Son abîme Colle rythmique à mes côtés. Mais sous mon corps Sa violence de douceur me cède, s’ouvre Résiste, cabre le centaure !
arque les reins Pour me happer ou m’arracher dès que je feins De m’en déraciner ou de prendre racine Dans cette faim de m’engouffrer que met à vif L’intenable suspens de mon
désir massif. Choir là ! Fondre dessus de tout le Poids ! J’agrippe Écorche aspire mords mange suce ma proie Bâillonnée de baisers qui n’en finissent pas D’écraser
jusqu’aux dents la pulpe de nos lèvres Leur double bouche dont la salive a le goût De l’argile où le double sexe se dissout.
14
L’écho se tait. Il se fait tard sur cette terre. Le ciel s’éteint avec le bronze. Nous voici Chacun seul dans les bras de l’autre : lieu précaire. Notre ombre à peine
jetée hors du Paradis Nous fixait l’horizon des âges. Puis la nuit Vint murer dans nos yeux sa perspective noire Et pour l’infinité des siècles je compris Qu’au bout de ce
chemin parcouru en aveugle L’homme le dos contre la porte à tout jamais Se tiendrait sur ce même seuil où je persiste Et te fais face toi ma porte à deux vantaux. Je me suis
retourné d’avance pour ne faire Le premier pas dans les ténèbres hors de toi. Toute une nuit qui durera autant que l’homme Je veux tenter de te rouvrir sur l’en deçà De
retrouver non point l’oasis interdite Mais ton clapotement marin au fond du Soi Matrice lisse après comme avant tous les mondes Scellement virginal afin que rien ne soit De ce qui
naît de nous jusqu’à ce que s’épuise Ce désir qui est moi de m’abolir en toi.
15
Eve l’écoute en cercles concentriques. Eve N’a de mémoire de l’Êden que ce qu’elle est Le Paradis étant cette onde qui la porte Elle et ses larges yeux lointains qui font
des ronds. De son désir elle est l’onde extrême : l’extase D’un mouvement sourdant de soi vers le profond Vaste de plus en plus d’échos telle une oreille Dont la corolle
s’élargit avec le flot Et tandis que l’homme laboure entre ses jambes Prenant ses vagues de plaisir pour des sillons Elle contemple tout là-haut dans ses pensées Quelque chose
comme une Face constellée Dont sa très lente jouissance est le halo Lente pour que sa nuit déborde inexhaustible D’ondes lui refluant de bords non advenus Ceux de son ventre qui
respire avec l’espace Et sous l’homme axial s’amplifie en rythmant Le battement originel à l’œuvre au centre Qu’Adam s’obstine en elle-même à renfoncer Alors qu’Eve à
chaque secousse le propage De monde en monde reculant l’éternité.
16
O je gémis O je jouis O je languis
De sentir la marée monter entre mes hanches
Encore, encore… Que je flue Que je reflue
Un mouvement sans bords me peuple, comme si
J’étais tout l’océan et la bouée au centre
O encore ! Que je ne sache distinguer
Le plein de mon plaisir du bas de la marée
Tant mon ventre ne se soulève à ta rencontre
Que pour mieux se creuser sous toi de t’aspirer
O syzygie de jouissance touchant presque
Au zénith et l’instant d’après tue, retirée
Si loin, si loin, que l’ombilic se crispe au large
Et que la mer se ratatine et que le sel
A tes lèvres demeure seul quand tu les poses
Sur ma peau par son feu d’entrailles craquelée…
Lèche ma fièvre ! réamorce de salive
L’eau du tréfonds, l’impérieux raz de marée!
Moi tout arquée à la courbure de la terre
Les cheveux rejetés au gouffre, les yeux blancs
Les cuisses écartées sur la corolle étale
D’un horizon rouge de sang à l’Orient.
17
De mes cuisses à mon visage avant l’aurore Il court un feu par transparence sous ma peau Où déjà le soleil miroite, non encore Levé, mais annoncé par son ombre
à fleur d’eau. Ton front le capte et luit à l’aplomb de ma face Bien que tes yeux feignent toujours que c’est la nuit. L’œil rouge que je mets au monde l’illumine Qui monte
énorme de mon ventre et m’éblouit D’un grand spasme que j’éternise de mon cri. Cri de mouette sur la mer ivre d’écume Offerte au ciel et dont les flancs sont l’horizon !
Toi, derrière tes cils obstinément où perle Le jour brillant comme une goutte de rosée Tu persistes sous un halo de bleu lunaire Dans ta nuit que tes rayons mêmes ont
chassée. Et moi qui tiens tout mon éclat de ta clarté Je voudrais ralentir la lune sur son erre J’aime la part de l’hémisphère où sa pâleur Prolonge aux fonds
terreux jusqu’à ce qu’ils s’éveillent L’illusion que la ténèbre soit le lieu Où se terrer contre le jour s’il est sans Dieu.
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Elle déjà au grand soleil et lui encore
Dans l’ombre. Et cependant c’est lui le grand soleil
Sur elle qui s’étire au loin comme la plaine
Étend ses fleuves vers la mer à l’horizon.
Sans limite, allongeant au sol sa forme noire
Eve à l’issue de la caverne jaillit nue
Et touche d’un seul jet au zénith : et sa vue
Tout autre qu’au jardin, partout s’ouvre, la cerne
Espace qui n’est qu’elle immense, ayant perdu
Toute mesure en son ivresse que commence
Le jour, ce jour ! leur premier-né qu’elle a conçu.
Le Paradis était à l’échelle de l’arbre
Ils en cueillaient le fruit sans étendre la main.
Rien ce matin n’a plus d’échelle. Dès qu’ils bougent
Le soleil trace son orbite ou bien le vent
Des sables s’échevelle au désert. Eve aspire
La sécheresse qui lui ôte les poumons
Elle est le sable et le simoun et la distance
Chassée toujours plus loin dans le vide ! et qui doit
Ne vouloir qu’en avant de soi à toute force
Où rien n’est que le fait inane d’être là.
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A peine s’est-elle accouchée du jour ouvrable Qu’elle empoigne les mancherons de la charrue. Le sillon qui la guide en créant l’étendue Suit l’orbe du soleil au ras du sol
arable. C’est dans sa chair qu’elle y enfonce à chaque effort Son oui à cette glaise hostile qui lui colle A l’âme pas à pas comme arrachée du corps. Ce jour est le
premier d’une habitude immense Qui monte en Eve à l’horizon du souvenir Comme il est le dernier d’un temps vécu d’avance Qu’elle suscite en tout ce qui doit advenir. Ses yeux bien que
baissés ont pourtant pour paupières Les lointains que le soc repousse avec la terre : Qu’elle lève si peu la tête du sillon Pour s’assurer qu’il tire droit au-devant d’elle
Et son front bute au ciel comme à la cire un sceau Tout ce qu’elle saura jamais du bleu sans ombre Est cette empreinte qui lui brûle le cerveau. Adam la suit, les yeux béants de
tant d’espaces Frayés par elle sans daigner les mesurer : Lui les mesure à sa terreur de s’égarer.
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II la contemple qui vieillit en ce seul jour Autant que d’âge en âge un éon de la terre. Toute la majesté des temps est dans son port Tant elle est droite à l’horizon
sur la courbure De son regard vertigineux ouvrant d’aplomb Au-dessous d’elle une ténèbre sans étoiles Où tout s’en va comme si rien n’eût existé. Il la contemple
belle et lisse de visage Haute du front où siège au ciel l’éternité D’être nue à midi en fait cette clairière La Vie! la Vie aux vastes rives dont l’ouvert
Tente d’atténuer de bleu le vert nocturne Elle dont chaque geste est comme un cercle autour De cette immensité précaire, la lumière. Il la contemple avec son ventre un peu
bombé Sans ombilic comme dut l’être l’origine Et comme elle étonnée de soi, même enfantine Sous la tangente d’un rayon au point du jour. Telle est la Mère des
humains pour ce si jeune Époux entre ses bras instruit à commencer Ici et non du lieu dont ils furent chassés.
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