LA MORT A VIVRE PAR FRANCIS PONGE


LA MORT A VIVRE

PAR FRANCIS PONGE

« Nous subissons la chose la plus insupportable qui soit. On cherche à nous couvrir de poux, de larves, de chenilles. On a peuplé l’air de microbes (Pasteur). Il y a maintenant
dans l’eau pure à boire et à manger.

L’imprimé se multiplie. Et il y a des gens qui trouvent que tout cela ne grouille pas assez, qui font des vers, de la poésie, de la surréalité, qui en rajoutent.

Les rêves (il paraît que les rêves méritent d’entrer en danse, qu’il vaut mieux ne pas les oublier). Les réincarnations, les paradis, les enfers, enfin quoi :
après la vie, la mort encore à vivre! »

Francis Ponge

LE CAGEOT PAR FRANCIS PONGE


LE CAGEOT

PAR

FRANCIS PONGE

A mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font a coup sûr
une maladie.

Agencé de façon qu’au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses
qu’il enferme.

A tous les coins de rues qui aboutissent aux halles, il luit alors de l’éclat sans vanité du bois blanc. Tout neuf encore, et légèrement ahuri d’être dans une pose
maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est en somme des plus sympathiques, — sur le sort duquel il convient toutefois de ne s’appesantir longuement.

Francis Ponge

UN ROCHER PAR FRANCIS PONGE


EDWARD MUNCH

UN ROCHER

PAR

FRANCIS PONGE

De jour en jour la somme de ce que je n’ai pas encore dit grossit, fait boule de neige, porte ombrage à la signification pour autrui de la moindre parole que j’essaye alors de dire. Car,
pour exprimer aucune nouvelle impression, fût-ce à moi-même, je me réfère, sans pouvoir faire autrement, bien que j’aie conscience de cette manie, à tout ce que je
n’ai encore si peu que ce soit exprimé.

Malgré sa richesse et sa confusion, je me retrouve encore assez facilement dans le monde secret de ma contemplation et de mon imagination, et, quoique je me morfonde de m’y sentir, chaque
fois que j’y pénètre de nouveau, comme dans une forêt étouffante où je ne puis à chaque instant admirer toutes choses à la fois et dans tous leurs
détails, toutefois je jouis vivement de nombre de beautés, et parfois de leur confusion et de leur chevauchement même.

Mais si j’essaye de prendre la plume pour en décrire seulement un petit buisson ou, de vive voix, d’en parler tant soi peu à quelque camarade, — malgré le travail
épuisant que je fournis alors et la peine que je prends pour m’exprimer le plus simplement possible, — le papier de mon bloc-notes ou l’esprit de mon ami reçoivent ces
révélations comme un météore dans leur jardin, comme un étrange et quasi impossible caillou, d’une « qualité obscure » mais à propos duquel o ils ne
peuvent même pas conquérir la moindre impression ».

Et cependant, comme je le montrerai peut-être un jour, le danger n’est pas dans cette forêt aussi grave encore que dans celle de mes réflexions d’ordre purement logique, où
d’ailleurs personne à aucun moment n’a encore été introduit par moi (ni à vrai dire moi-même de sang-froid ou à l’état de veille)…

Hélas! aujourd’hui encore je recule épouvanté par l’énormité du rocher qu’il me faudrait déplacer pour déboucher ma porte…

Francis Ponge

INTRODUCTION AU GALET PAR FRANCIS PONGE


INTRODUCTION AU GALET

PAR

FRANCIS PONGE

Comme après tout si je consens à l’existence c’est à condition de l’accepter pleinement, en tant qu’elle remet tout en question; quels d’ailleurs et si faibles que soient mes
moyens comme ils sont évidemment plutôt d’ordre littéraire et rhétorique; je ne vois pas pourquoi je ne commencerais pas, arbitrairement, par montrer qu’à propos des
choses les plus simples il est possible de faire des discours infinis entièrement composés de déclarations inédites, enfin qu’à propos de n’importe quoi non seulement
tout n’est pas dit, mais à peu près tout reste à dire.

D est tout de même à plusieurs points de vue insupportable de penser dans quel infime manège depuis des siècles tournent les paroles, l’esprit, enfin la réalité de
l’homme. Il suffit pour s’en rendre compte de fixer son attention sur le premier objet venu : on s’apercevra aussitôt que personne ne l’a jamais observé, et qu’à son propos les
choses les plus élémentaires restent à dire. Et j’entends bien que sans doute pour l’homme il ne s’agit pas essentiellement d’observer et de décrire des objets, mais enfin
cela est un signe, et des plus nets. A quoi donc s’occupe-t-on? Certes à tout, sauf à changer d’atmosphère intellectuelle, à sortir des poussiéreux salons où
s’ennuie à mourir tout ce qu’il y a de vivant dans l’esprit, à progresser — enfin ! — non seulement par les pensées, mais par les facultés, les sentiments, les
sensations, et somme toute à accroître la quantité de ses qualités. Car des millions de sentiments, par exemple, aussi différents du petit catalogue de ceux
qu’éprouvent actuellement les hommes les plus sensibles, sont à connaître, sont à éprouver. Mais non! L’homme se contentera longtemps encore d’être a fier »
ou « humble », « sincère » ou « hypocrite », « gai » ou « triste », « malade » ou « bien portant », « bon »
ou « méchant », « propre » ou « sale », « durable » ou « éphémère », etc., avec toutes les combinaisons possibles de ces
pitoyables qualités.

Eh bien! Je tiens à dire quant à moi que je suis bien autre chose, et par exemple qu’en dehors de toutes les qualités que je possède- en commun avec le rat, le lion et le
filet, je prétends à celles du diamant, et je me solidarise d’ailleurs entièrement aussi bien avec la mer qu’avec la falaise qu’elle attaque et avec le galet qui s’en trouve par
la suite créé, et dont l’on trouvera à titre d’exemple ci-dessous la description essayée, sans préjuger de toutes les qualités dont je compte bien que la
contemplation et la nomination d’objets extrêmement différents me feront prendre conscience et jouissance effective par la suite.

A tout désir d’évasion, opposer la contemplation et ses ressources. Inutile de partir : se transférer aux choses, qui vous comblent d’impressions nouvelles, vous proposent un
million de qualités inédites.

Personnellement ce sont les distractions qui me gênent, c’est en prison ou en cellule, seul à la campagne que je m’ennuierais le moins. Partout ailleurs, et quoi que je fasse, j’ai
l’impression de perdre mon temps. Même, la richesse de propositions contenues dans le moindre objet est si grande, que je ne conçois pas encore la possibilité de rendre compte
d’aucune autre chose que des plus simples : une pierre, une herbe, le feu, un morceau de bois, un morceau de viande.

Les spectacles qui paraîtraient à d’autres les moins compliqués, comme par exemple simplement le visage d’un homme sur le point de parler, ou d’un homme qui dort, ou n’importe
quelle manifestation d’activité chez un être vivant, me semblent encore de beaucoup trop difficiles et chargés de significations inédites (à découvrir, puis à
relier dialectiquement) pour que je puisse songer à m’y atteler de longtemps. Dès lors, comment pourrais-je décrire une scène, faire la critique d’un spectacle ou d’une
œuvre d’art? Je n’ai là-dessus aucune opinion, n’en pouvant même conquérir la moindre impression un peu juste, ou complète.

Tout le secret du bonheur du contemplateur est dans son refus de considérer comme un mal l’envahissement de sa personnalité par les choses. Pour éviter que cela tourne au
mysticisme, il faut : i° se rendre compte précisément, c’est-à-dire expressément, de chacune des choses dont on a fait l’objet de sa contemplation; a0 changer assez
souvent d’objet de contemplation, et en somme garder une certaine mesure. Mais le plus important pour la santé du contemplateur est la nomination, au fur et à mesure, de toutes les
qualités qu’il découvre; il ne faut pas que ces qualités, qui le transportent, le transportent plus loin que leur expression mesurée et exacte.

*

Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable
à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et
de petites bêtes jusqu’alors enfouies. 0 ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots!

*

La contemplation d’objets précis est aussi un repos, mais c’est un repos privilégié, comme ce repos perpétuel des plantes adultes, qui porte des fruits. Fruits
spéciaux, empruntés autant à l’air ou au milieu ambiant, au moins pour la forme à laquelle ils sont limités et les couleurs que par opposition ils en prennent,
qu’à la personne qui en fournit la substance; et c’est ainsi qu’ils se différencient des fruits d’un autre repos, le sommeil, qui sont nommés les rêves, uniquement
formés par la personne, et, par conséquence, indéfinis, informes, et sans utlité : c’est pourquoi ils ne sont pas véritablement des fruits.

Ainsi donc, si ridiculement prétentieux qu’il puisse paraître, voici quel est à peu près mon dessein : je voudrais écrire une sorte de De natura rerum. On voit bien la
différence avec les poètes contemporains : ce ne sont pas des poèmes que je veux composer, mais une seule cosmogonie.

Mais comment rendre ce dessein possible? Je considère l’état actuel des sciences : des bibliothèques entières sur chaque partie de chacune d’elles… Faudrait-il donc que je
commence par les lire, et les apprendre? Plusieurs vies n’y suffiraient pas. Au milieu de l’énorme étendue et quantité des connaissances acquises par chaque science, du nombre
accru des sciences, nous sommes perdus. Le meilleur parti à prendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous bois ou sur
l’herbe, et de reprendre tout du début.

*

Exemple du peu d’épaisseur des choses dans l’esprit des hommes jusqu’à moi : du galet, ou de la pierre, voici ce que j’ai trouvé qu’on pense, ou qu’on a pensé de plus
original :

Un cœur de pierre (Diderot) ; Uniforme et plat galet (Diderot) ;

Je méprise cette poussière qui me compose et qui vous parle (Saint-Just) ;

Si j’ai du goût ce n’est guère

Que pour la terre et les pierres (Rimbaud).

Eh bien! Pierre, galet, poussière, occasion de sentiments si communs quoique si contradictoires, je ne te juge pas si rapidement, car je désire te juger à ta valeur : et tu me
serviras, et tu serviras dès lors aux hommes à bien d’autres expressions, tu leur fourniras pour leurs discussions entre eux ou avec eux-mêmes bien d’autres arguments; même,
si j’ai assez de talent, tu les armeras de quelques nouveaux proverbes ou lieux communs : voilà toute mon ambition.

Francis Ponge

LE GALET PAR FRANCIS PONGE


LE GALET PAR FRANCIS PONGE

Le galet n’est pas une chose facile à bien définir.

Si l’on se contente d’une simple description l’on peut dire d’abord que c’est une forme ou un état de la pierre entre le rocher et le caillou.

Mais ce propos déjà implique de la pierre une notion qui doit être justifiée. Qu’on ne me reproche pas en cette matière de remonter plus loin même que le
déluge.

*

Tous les rocs sont issus par scissiparité d’un même aïeul énorme. De ce corps fabuleux l’on ne peut dire qu’une chose, savoir que hors des limbes il n’a point tenu
debout.

La raison ne l’atteint qu’amorphe et répandu parmi les bonds pâteux de l’agonie. Elle s’éveille pour le baptême d’un héros de la grandeur du monde, et découvre le
pétrin affreux d’un lit de mort.

Que le lecteur ici ne passe pas trop vite, mais qu’il admire plutôt, au lieu d’expressions si épaisses et si funèbres, la grandeur et la gloire d’une vérité qui a pu
tant soi peu se les rendre transparentes et n’en paraître pas tout à fait obscurcie.

Ainsi, sur une planète déjà terne et froide, brille à présent le soleil. Aucun satellite de flammes à son égard ne trompe plus. Toute la gloire et toute
l’existence, tout ce qui fait voir et tout ce qui fait vivre, la source de toute apparence objective s’est retirée à lui. Les héros issus de lui qui gravitaient dans son
entourage se sont volontairement éclipsés. Mais pour que la vérité dont ils abdiquent la gloire — au profit de sa source même — conserve un public et des
objets, morts ou sur le point de l’être, ils n’en continuent pas moins autour d’elle leur ronde, leur service de- spectateurs.

L’on conçoit qu’un pareil sacrifice, l’expulsion de la vie hors de natures autrefois si glorieuses et si ardentes, ne soit pas allé sans de dramatiques bouleversements
intérieurs. Voilà l’origine du gris chaos de la Terre, notre humble et magnifique séjour.

Ainsi, après une période de torsions et de plis pareils à ceux d’un corps qui s’agite en dormant sous les couvertures, notre héros, maté (par sa conscience) comme par
une monstrueuse camisole de force, n’a plus connu que des explosions intimes, de plus en plus rares, d’un effet brisant sur une enveloppe de plus en plus lourde et froide.

Lui mort et elle chaotique sont aujourd’hui confondus.

*

De ce corps une fois pour toutes ayant perdu avec la faculté de s’émouvoir celle de se refondre en une personne entière, l’histoire depuis la lente catastrophe du refroidissement
ne sera plus que celle d’une perpétuelle désagrégation. Mais c’est à ce moment qu’il advient d’autres choses : la grandeur morte, la vie fait voir aussitôt qu’elle n’a
rien de commun avec elle. Aussitôt, à mille ressources.

Telle est aujourd’hui l’apparence du globe. Le cadavre en tronçons de l’être de la grandeur du monde ne fait plus que servir de décor à la vie de millions d’êtres
infiniment plus petits et plus éphémères que lui. Leur foule est par endroits si dense qu’elle dissimule entièrement l’ossature sacrée qui leur servit naguère
d’unique support. Et ce n’est qu’une infinité de leurs cadavres qui réussissant depuis lors à imiter la consistance de la pierre, par ce qu’on appelle la terre
végétale, leur permet depuis quelques jours de se reproduire sans rien devoir au roc.

Par ailleurs l’élément liquide, d’une origine peut-être aussi ancienne que celui dont je traite ici, s’étant assemblé sur de plus ou moins grandes étendues, le
recouvre, s’y frotte, et par des coups répétés active son érosion.

Je décrirai donc quelques-unes des formes que la pierre actuellement éparse et humiliée par le monde montre à no3 yeux.

Les plus gros fragments, dalles à peu près invisibles sous les végétations entrelacées qui s’y agrippent autant par religion que pour d’autres motifs, constituent
l’ossature du globe.

Ce sont là de véritables temples : non point des constructions élevées arbitrairement au-dessus du sol mais les restes impassibles de l’antique héros qui fut
naguère véritablement au monde.

Engagé à l’imagination de grandes choses parmi l’ombre et le parfum des forêts qui recouvrent parfois ces blocs mystérieux, l’homme par l’esprit seul suppose là-dessous
leur continuité.

Dans les mêmes endroits, de nombreux blocs plus petits attirent son attention. Parsemées sous bois par le Temps, d’inégales boules de mie de pierre, pétries par les doigts
sales de ce dieu.

Depuis l’explosion de leur énorme aïeul, et de leur trajectoire aux cieux abattus sans ressort, les rochers se sont tus.

Envahis et fracturés par la germination, comme un homme qui ne se rase plus, creusés et comblés par la terre meuble, aucun d’eux devenus incapables d’aucune réaction ne pipe
plus mot.

Leurs figures, leurs corps se fendillent. Dans les rides de l’expérience la naïveté s’approche et s’installe. Les roses s’assoient sur leurs genoux gris, et elles font contre eux
leur naïve diatribe. Eux les admettent. Eux, dont jadis la grêle désastreuse éclaircit les forêts, et dont la durée est éternelle dans la stupeur et la
résignation.

Ils rient de voir autour d’eux suscitées et condamnées tant de générations de fleurs, d’une carnation d’ailleurs quoi qu’on dise à peine plus vivante que la leur, et
d’un rose aussi pâle et aussi fané que leur gris. Ils pensent (comme des statues sans se donner la peine de le dire) que ces teintes sont empruntées aux lueurs des cieux au
soleil couchant, lueurs elles-mêmes par les cieux essayées tous les soirs en mémoire d’un incendie bien plus éclatant, lors de ce fameux cataclysme à l’occasion duquel
projetés violemment dans les airs, ils connurent une heure de liberté magnifique terminée par ce formidable atterrement. Non loin de là, la mer aux genoux rocheux des
géants spectateurs sur ses bords des efforts écumants de leurs femmes abattues, sans cesse arrache des blocs qu’elle garde, étreint, balance, dorlote, ressasse, malaxe, flatte et
polit dans ses bras contre son corps ou abandonne dans un coin de sa bouche comme une dragée, puis ressort de sa bouche, et dépose sur un bord hospitalier en pente douce parmi un
troupeau déjà nombreux à sa portée, en vue de l’y reprendre bientôt pour s’en occuper plus affectueusement, passionnément encore.

Cependant le vent souffle. D fait voler le sable. Et si l’une de ces particules, forme dernière et la plus infime de l’objet qui nous occupe, arrive à s’introduire réellement
dans nos yeux, c’est ainsi que la pierre, par la façon d’éblouir qui lui est particulière, punit et termine notre contemplation.

La nature nous ferme ainsi les yeux quand le moment vient d’interroger vers l’intérieur de la mémoire si les renseignements qu’une longue contemplation y a accumulés ne
l’auraient pas déjà fournie de quelques principes.

A l’esprit en mal de notions qui s’est d’abord nourri de telles apparences, à propos de la pierre la nature apparaîtra enfin, sous un jour peut-être trop simple, comme mie montre
dont le principe est fait de roues qui tournent à de très inégales vitesses, quoiqu’elles soient agies par un unique moteur.

Les végétaux, les animaux, les vapeurs et les liquides, à mourir et à renaître tournent d’une façon plus ou moins rapide. La grande roue de la pierre nous
paraît pratiquement immobile, et, même théoriquement, nous ne pouvons concevoir qu’une partie de la phase de sa très lente désagrégation.

Si bien que contrairement à l’opinion commune qui fait d’elle aux yeux des hommes un symbole de la durée et de l’impassibilité, l’on peut dire qu’en fait la pierre ne se
reformant pas dans la nature, elle est en réalité la seule chose qui y meure constamment.

En sorte que lorsque la vie, par la bouche des êtres qui en reçoivent successivement et pour une assez courte période le dépôt, laisse croire qu’elle envie la
solidité indestructible du décor qu’elle habite, en réalité elle assiste à la désagrégation continue de ce décor. Et voici l’unité d’action qui lui
paraît dramatique : elle pense confusément que son support peut un jour lui faillir, alors qu’elle-même se sent éternellement res-suscitable. Dans un décor qui a
renoncé à s’émouvoir, et songe seulement à tomber en ruines, la vie s’inquiète et s’agite de ne savoir que ressusciter.

Il est vrai que la pierre elle-même se montre parfois agitée. C’est dans ses derniers états, alors que galets, graviers, sable, poussière, elle n’est plus capable de jouer
son rôle de contenant ou de support des choses animées. Désemparée du bloc fondamental elle roule, elle vole, elle réclame une place à la surface, et toute vie
alors recule loin des mornes étendues où tour à tour la disperse et la rassemble la frénésie du désespoir.

Je noterai enfin, comme un principe très important, que toutes les formes de la pierre, qui représentent toutes quelque état de son évolution, existent simultanément au
monde. Ici point de générations, point de races disparue». Les Temples, les Demi-Dieux, les Merveilles, les Mammouths, les Héros, les Aïeux voisinent chaque jour avec
les petits-fils. Chaque homme peut toucher en chair et en os tous les possibles de ce monde dans son jardin. Point de conception : tout existe; ou plutôt, comme au paradis, toute la
conception existe.

*

Si maintenant je veux avec plus d’attention examiner l’un des types particuliers de la pierre, la perfection de sa forme, le fait que je peux le saisir et le retourner dans ma main, me font
choisir le galet.

Aussi bien, le galet est-il exactement la pierre à l’époque où commence pour elle l’âge de la personne, de l’individu, c’est-à-dire de la parole.

Comparé au banc rocheux d’où il dérive directement, il est la pierre déjà fragmentée et polie en un très grand nombre d’individus presque semblables.
Comparé au plus petit gravier, l’on peut dire que par l’endroit où on le trouve, parce que l’homme aussi n’a pas coutume d’en faire un usage pratique, il est la pierre encore sauvage,
ou du moins pas domestique.

Encore quelques jours sans signification dans aucun ordre pratique du monde, profitons de ses vertus.

*

Apporté un jour par l’une des innombrables charrettes du flot, qui depuis lors, semble-t-il, ne déchargent plus que pour les oreilles leur vaine cargaison, chaque galet repose sur
l’amoncellement des formes de son antique état, et des formes de son futur.

Non loin des lieux où une couche de terre végétale recouvre encore ses énormes aïeux, au bas du banc rocheux où s’opère l’acte d’amour de ses parents
immédiats, il a son siège au sol formé du grain des mêmes, où le flot terrassier le recherche et le perd.

Mais ces lieux où la mer ordinairement le relègue sont les plus impropres à toute homologation. Ses populations y gisent au su de la seule étendue. Chacun s’y croit perdu
parce qu’il n’a pas de nombre, et qu’il ne voit que des forces aveugles pour tenir compte de lui.

Et en effet, partout où de tels troupeaux reposent, ils couvrent pratiquement tout le sol, et leur dos forme un parterre incommode à la pose du pied comme à celle de
l’esprit.

Pas d’oiseaux. Des brins d’herbe parfois sortent entre eux. Des lézards les parcourent, les contournent sans façon. Des sauterelles par bonds s’y mesurent plutôt entre elles
qu’elles ne les mesurent. Des hommes parfois jettent distraitement au loin l’un des leurs.

Mais ces objets du dernier peu, perdus sans ordre au milieu d’une solitude violée par les herbes sèches, les varechs, les vieux bouchons et toutes sortes de débris des provisions
humaines, — imperturbables parmi les remous les plus forts de l’atmosphère, — assistent muets au spectacle de ces forces qui courent en aveugles à leur essoufflement par
la chasse de tout hors de toute raison.

Pourtant attachés nulle part, ils restent à leur place quelconque sur l’étendue. Le vent le plus fort pour déraciner un arbre ou démolir un édifice, ne peut
déplacer un galet. Mais comme il fait voler la poussière alentour, c’est ainsi que parfois les furets de l’ouragan déterrent quelqu’une de ces bornes du hasard à leurs
places quelconques depuis des siècles sous la couche opaque et temporelle du sable.

Mais au contraire l’eau, qui rend glissant et communique sa qualité de fluide à tout ce qu’elle peut entièrement enrober, arrive parfois à séduire ces formes et à
les entraîner. Car le galet se souvient qu’il naquit par l’effort de ce monstre informe sur le monstre également informe de la pierre. Et comme sa personne encore ne peut être
achevée qu’à plusieurs reprises par l’application du liquide, elle lui reste à jamais par définition docile-Terne au sol, comme le jour est terne par rapport à la nuit,
à l’instant même où l’onde le reprend elle lui donne à luire. Et quoiqu’elle n’agisse pas en profondeur, et ne pénètre qu’à peine le très fin et
très serré agglomérat, la très mince quoique très active adhérence du liquide provoque à sa surface une modificaV tion sensible. Il semble qu’elle la
repolisse, et panse ainsi elle-même les blessures faites par leurs précédentes amours. Alors, pour un moment, l’extérieur du galet ressemble à son intérieur : il a
sur tout le corps l’œil de la jeunesse.

Cependant sa forme à la perfection supporte les deux milieux. Elle reste imperturbable dans le désordre des mers. D en sort seulement plus petit, mais entier, et, si l’on veut aussi
grand, puisque ses proportions ne dépendent aucunement de son volume.

Sorti du liquide il sèche aussitôt. C’est-à-dire que malgré les monstrueux efforts auxquels il a été soumis, la trace liquide ne peut demeurer à sa surface :
il la dissipe sans aucun effort.

Enfin, de jour en jour plus petit mais toujours sûr de sa forme, aveugle, solide et sec dans sa profondeur, son caractère est donc de ne pas se laisser confondre mais plutôt
réduire par les eaux. Aussi, lorsque vaincu il est enfin du sable, l’eau n’y pénètre pas exactement comme à la poussière. Gardant alors toutes les traces, sauf
justement celles du liquide, qui se borne à pouvoir effacer sur lui celles qu’y font les autres, il laisse à travers lui passer toute la mer, qui se perd en sa profondeur sans pouvoir
en aucune façon faire avec lui de la boue.

*

Je n’en dirai pas plus, car cette idée d’une disparition de signes me donne à réfléchir sur les défauts d’un style qui appuie trop sur les mots.

Trop heureux seulement d’avoir pour ces débuts su choisir le galet : car un homme d’esprit ne pourra que sourire, mais sans doute il sera touché, quand mes critiques diront : «
Ayant entrepris d’écrire une description de la pierre, il s’empêtra. ».

Francis Ponge

DE L’EAU


Francis Ponge

DE L’EAU

Plus bas que moi, toujours plus bas que moi se trouve l’eau. C’est toujours les yeux baissés que je la regarde. Comme le sol, comme une partie du sol, comme une modification du sol.

Elle est blanche et brillante, informe et fraîche, passive et obstinée dans son seul vice : la pesanteur; disposant de moyens exceptionnels pour satisfaire ce vice : contournant,
transperçant, érodant, filtrant.

A l’intérieur d’elle-même ce vice aussi joue : elle s’effondre sans cesse, renonce à chaque instant à toute forme, ne tend qu’à s’humilier, se couche à plat ventre
sur le sol, quasi cadavre, comme les moines de certains ordres. Toujours plus bas : telle semble être sa devise : le contraire d’excelsior.

*

On pourrait presque dire que l’eau est folle, à cause de cet hystérique besoin de n’obéir qu’à sa pesanteur, qui la possède comme une idée fixe.

Certes, tout au monde connaît ce besoin, qui toujours et en tous lieux doit être satisfait. Cette armoire, par exemple, se montre fort têtue dans son désir d’adhérer au
sol, et si elle se trouve un jour en équilibre instable, elle préférera s’abîmer plutôt que d’y contrevenir. Mais enfin, dans une certaine mesure, elle joue avec la
pesanteur, elle la défie : elle ne s’effondre pas dans toutes ses parties, sa corniche, ses moulures ne s’y conforment pas. Il existe en elle une résistance au profit de sa
personnalité et de sa forme.

liquide est par définition ce qui préfère obéir à la pesanteur, plutôt que maintenir sa forme, ce qui refuse toute forme pour obéir à sa pesanteur. Et
qui perd toute tenue à cause de cette idée fixe, de ce scrupule maladif. De ce vice, qui le rend rapide, précipité ou stagnant; amorphe ou féroce, amorphe et
féroce, féroce térébrant, par exemple; rusé, filtrant, contournant; si bien que l’on peut faire de lui ce que l’on veut, et conduire l’eau dans des tuyaux pour la faire
ensuite jaillir verticalement afin de jouir enfin de sa fagon de s’abîmer en pluie : une véritable esclave.

… Cependant le soleil et la lune sont jaloux de cette influence exclusive, et ils essayent de s’exercer sur elle lorsqu’elle se trouve offrir la prise de grandes étendues, surtout si
elle y est en état de moindre résistance, dispersée en flaques minces. Le soleil alors prélève un plus grand tribut. Il la force à un cyclisme perpétuel, il
la traite comme un écureuil dans sa roue.

.

L’eau m’échappe… me file entre les doigts. Et encore! Ce n’est même pas si net (qu’un lézard ou une grenouille) : il m’en reste aux mains des traces, des taches, relativement
longues à sécher ou qu’il faut’ essuyer.

Elle m’échappe et cependant me marque, sans que j’y puisse grand-chose.

Idéologiquement c’est la même chose : elle m’échappe, échappe à toute définition, mais laisse dans mon esprit et sur ce papier des traces, des taches
informes.

*

Inquiétude de l’eau : sensible-au moindre changement de la déclivité. Sautant les escaliers les deux pieds à la fois. Joueuse, puérile d’obéissance, revenant tout
de suite lorsqu’on la rappelle en changeant la pente de ce côté-ci.

Francis Ponge

MA PEINTURE DU JOUR

Ce 1er Mai l’eau m’a servi à peindre, joyeux , peut-être trop dans l’à-côté contraire

mais si le tableau diffère

ça n’est pas dans l’esprit du beau

je tiens à le penser en général sans y voir de message individuel envoyé

Demain je le publierai pour que le muguet fane qu’en dehors de l’eau qui est son médium solide et fidèle à son symbole.

Niala-Loisobleu – 1er Mai 2021

RAISONS DE VIVRE HEUREUX


RAISONS DE VIVRE HEUREUX

L’on devrait pouvoir à tous poèmes donner ce titre : Raisons de vivre heureux. Pour moi du moins, ceux que j’écris sont chacun comme la note que j’essaie de prendre, lorsque
d’une méditation ou d’une contemplation jaillit en mon corps la fusée de quelques mots qui le rafraîchit et le décide à vivre quelques jours encore. Si je pousse plus
loin l’analyse, je trouve qu’il n’y a point d’autre raison de vivre que parce qu’il y a d’abord les dons du souvenir, et la faculté de s’arrêter pour jouir du présent, ce qui
revient à considérer ce présent comme l’on considère la première fois les souvenirs : c est-à-dire, garder la jouissance présomptive d’une raison à
l’état vif ou cru, quand elle vient d’être découverte au milieu des circonstances uniques qui l’entourent à la même seconde. Voilà le mobile qui me fait saisir mon
crayon. (Étant entendu que l’on ne désire sans doute conserver une raison que parce qu’elle est pratique, comme un nouvel outil sur notre établi). Et maintenant il me faut dire
encore que ce que j’appelle une raison pourra sembler à d’autres une simple description ou relation, ou peinture désintéressée et inutile. Voici comment je me justifierai :
Puisque la joie m’est venue par la contemplation, le retour de la joie peut bien m’être donné par la peinture. Ces retours de la joie, ces rafraîchissements à la
mémoire des objets de sensations, voilà exactement ce que j’appelle raisons de vivre.

Si je les nomme raisons c’est que ce sont des retours de l’esprit aux choses. Il n’y a que l’esprit pour rafraîchir les choses. Notons d’ailleurs que ces raisons sont justes ou valables
seulement si l’esprit retourne aux choses d’une manière acceptable par les choses : quand elles ne sont pas lésées, et pour ainsi dire qu’elles sont décrites de leur propre
point de vue.

Mais ceci est un terme, ou une perfection, impossible. Si cela pouvait s’atteindre, chaque poème plairait à tous et à chacun, à tous et à chaque moment comme plaisent
et frappent les objets de sensations eux-mêmes. Mais cela ne se peut pas : Il y a toujours du rapport à l’homme… Ce ne sont pas les choses qui parlent entre elles mais les hommes
entre eux qui parlent des choses et l’on ne peut aucunement sortir de l’homme.

Du moins, par un pétrissage, un primordial irrespect des mots, etc., devra-t-on donner l’impression d’un nouvel idiome qui produira l’effet de surprise et de nouveauté des objets de
sensations eux-mêmes.

C’est ainsi que l’œuvre complète d’un auteur plus tard pourra à son tour être considérée comme une chose. Mais si l’on pensait rigoureusement selon l’idée
précédente, il faudrait non point même une rhétorique par auteur mais une rhétorique par poème. Et à notre époque nous voyons des efforts en ce sens
(dont les auteurs sont Picasso, Stravinsky, moi-même : et dans chaque auteur une manière par an ou par œuvre).

Le sujet, le poème de chacune de ces périodes correspondant évidemment à l’essentiel de l’homme à chacun de ses âges; comme les successives écorces d’un
arbre, se détachant par l’effort naturel de l’arbre à chaque époque.

Francis Ponge

Sur la planche à bascule de notre vie, ce qui rend heureux le matin peut tomber en miettes avant le soir

Drôle d’Epoque

Ce 21/21 tire la réflexion à lui…

Niala-Loisobleu – 21 Janvier 2021

LES PLAISIRS DE LA PORTE


Francis Ponge

LES PLAISIRS DE LA PORTE

Les rois ne touchent pas aux portes.

Ils ne connaissent pas ce bonheur : pousser devant soi avec douceur ou rudesse l’un de ces grands panneaux familiers, se retourner vers lui pour le remettre en place, — tenir dans ses
bras une porte.

… Le bonheur d’empoigner au ventre par son nœud de porcelaine l’un de ces hauts obstacles d’une pièce; ce corps à corps rapide par lequel un instant la marche retenue,
l’œil s’ouvre et le corps tout entier s’accommode à son nouvel appartement.

D’une main amicale il la retient encore, avant de la repousser décidément et s’enclore, — ce dont le déclic du ressort puissant mais bien huilé agréablement
l’assure.

Francis Ponge

ACHAT PERCHÉ


Francis Ponge

ACHAT PERCHÉ

e ne peux m’expliquer rien au monde que d’une seule façon : par le désespoir- Dans ce monde que je ne comprends pas, dont je ne peux rien admettre, où je ne peux rien
désirer (nous sommes trop loin de compte), je suis obligé par surcroît à une certaine tenue, à peu près n’importe laquelle, mais une tenue. Mais alors si je
suppose à tout le monde le même handicap, la tenue incompréhensible de tout ce monde s’explique : par le hasard des poses où vous force le désespoir.

Exactement comme au jeu du chat perché. Sur un seul pied, sur n’importe quoi, mais pas à terre : il faut être perché, même en équilibre instable, lorsque le
chasseur passe. Faute de quoi il vous touche : c’est alors la mort ou la folie.

Ou comme quelqu’un surpris fait n’importe quel geste : voilà à tout moment votre sort.’Il faut à tout moment répondre quelque chose alors qu’on ne comprend rien à rien;
décider n’importe quoi, alors qu’on ne compte sur rien; agir, sans aucune confiance. Point de répit. Il faut « n’avoir l’air de rien », être perché. Et cela dure!
Quand on n’a plus envie de jouer, ce n’est pas drôle. Mais alors tout s’explique : le caractère idiot, saugrenu, de tout au monde : même les tramways, l’école de Samt-Cyr,
et plusieurs autres institutions. Quelque chose s’est changé, s’est figé en cela, subitement, au hasard, pourchassé par le désespoir. Oh! s’il suffisait de s’allonger par
terre, pour dormir, pour mourir. Si l’on pouvait se refuser à toute contenance ! Mais le passage du chasseur est irrésistible : il faut, quoiqu’on ne sache pas à quelle force
l’on obéit, il faut se lever, sauter dans une niche, prendre des postures idiotes.

… Mais il est peut-être une pose possible qui consiste à dénoncer à chaque instant cette tyrannie : je ne rebondirai jamais que dans la pose du révolutionnaire ou du poète.

Francis Ponge

PAUVRES PÊCHEURS


Francis Ponge
Francis Ponge

PAUVRES PÊCHEURS

A court de haleurs deux chaînes sans cesse tirant l’impasse à eux sur le grau du roi, la marmaille au milieu criait près des paniers :

« Pauvres pêcheurs! »

Voici l’extrait déclaré aux lanternes :

« Demie de poissons éteints par sursauts dans le sable, et trois quarts de retour des crabes vers la mer. »

Francis Ponge