O VIGIES PAR-DELA LES SIÈCLES


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O VIGIES PAR-DELA LES SIÈCLES

On courait

des journées entières dans les bois.
Jusqu’à ce que l’automne vienne réveiller des fracas de sabots dans les arbres,

y mettre en branle d’immenses cortèges d’aïeux

regagnant la terre avec le vent, et leurs trophées de miel

et de lumière, regagnant les profondeurs de la terre en emportant dans leurs yeux

tout le vent,

comme la goutte d’eau qui roule sur la feuille.

Et dans ce terreau, comme à chaque début

d’automne,

se formaient des cris, des blasphèmes,

et de brusques envols de blouses grises…

Et là-bas, dans la cour, le vieil instituteur : sur ses épaules un marronnier, sur ses épaules une forêt.

Et tant d’enfants,

sous le préau de sa main en visière.

Alors venait le temps

de tremper nos plumes dans la mer (oh ! la calligraphie des vagues sur les pages de nos cahiers),

le temps d’explorer les abysses.

Nous ne percevrions bientôt plus d’autre lumière que celle des poissons,

striant l’immuable nuit des profondeurs,

et ces poissons seraient des mots, et ces poissons

seraient des jeux,

dans les grands fonds du tableau noir…

Alors venait le temps d’une longue immersion,

et nous serions

les rois de vastes cités sous les eaux, les artisans de la marée, nous serions les explorateurs

des plus vieilles fatigues, des plus éblouissants naufrages.
Nous serions

dans l’histoire, avec ses peuples de squales et de poissons pilotes,

et ses tressautements de continents désamarrés, dans l’histoire avec ses guerres de boucs, et le sifflement millénaire des émissaires.

…Et tant d’enfants

dans une goutte d’eau, tant de piétinements d’enfants

dans l’averse.

Nous étions

dans tous les âges de l’histoire, l’âge du sommeil et de la craie, l’âge des sourcils froncés,

et l’âge du tonnerre.

Un grand foyer ronflait au milieu des batailles,

et au plus fort de la mitraille, chacun de nous trouvait refuge

dans le pli de son propre coude,

il y reprenait force, il y levait de nouvelles armées.

Là des sentiers s’ouvraient dans la craie des falaises, ils s’ouvraient en grand à l’invasion

de clairs matins, avec leurs pleins, leurs déliés,

et chaque jour venait ainsi s’inscrire au tableau noir.

Parfois le vieux maître grondait, et la colère assombrissait sur son visage

les lichens ;

nous comprenions alors que tout le tonnerre était venu faire son nid dans ses sourcils, et des tambours de guerre avançaient vers nos lignes,

à la tête d’une infanterie de punitions.

Tous les dix ans un centimètre de lichen, tous les dix ans

une nouvelle ride sur le front du glacier, ô sommeil, ô voyage, la terre avec ses cicatrices, ses défilés

d’ancêtres mutilés.

Tout chargés des vieilles hontes de la tribu, nous nous précipitions vers le fond de mornes vallées,

les mains pleines de profanations,

nous descendions vers le fond des vallées, perchés sur la proue des moraines, sur des sonneries de clairons.

On va toujours

voir ce que l’on va voir, on va toujours ne laisser

derrière soi que des cliquetis

d’ossements,

on va laver tous les affronts, la source sera neuve, et

nous,

nous serons grands

comme des hommes dans de la lumière, et nos grottes seront très hautes,

comme l’orage, et comme l’aube.


Et tant d’enfants au fond des grottes, tant de sentinelles attentives

au retour des chasseurs,

de ces grands traqueurs de charbon, portant dans leurs regards l’au-delà du silence.

Et tant d’enfants

guettant leurs mots comme la foudre dans la nuit,

le grisou dans la terre.

Le vieux maître nous rattachait à de longues lignées de roseaux, de blessures, à des trajectoires de pierres,

à des amendes honorables, à des destins d’herbes foulées aux pieds et à de fières renaissances.

Et sa voix nous tenait

groupés autour du feu sacré, pendant des siècles et des siècles.

On se maintenait par défi

sur les chemins de ronde des orages, la tête dans les éclairs, les pieds au centre de la terre,

pour être à la hauteur de toutes les peurs.

Et l’on

toisait le monde hostile, le monde des révérences et des gravats, on lâchait, sur les palais réels de toutes villes imaginaires, des meutes d’yeux de biches,

de grandioses raz de marée.

Et l’on mourait debout, auprès du feu sacré,

en proférant une dernière imprécation.

Il était dit déjà, et une fois pour toutes, que nous ne nous réveillerions jamais qu’au milieu des orties.

Nos bancs qui remontaient le temps, et nos pupitres

sur le toit du monde (que les hommes étaient petits quand nous les regardions de là-haut, accoudés !) ;

sous leurs couvercles : des continents, grands comme des pages d’écriture,

des fleuves en crues perpétuelles, des fleuves paressant au long des nervures du bois,

des éléphants grandeur nature, et des singes en rut.

O tour des âges

et des mondes, dans l’unique contemplation

de la feuille qui tombe.

On avait mille ans de jeunesse, on avait à nos pieds le
Tibet ou le
Gange, on avait suspendu

des jardins à nos cous,

et des peuples de serfs

venaient briser leurs chaînes dans nos mains.

Et le monde était droit, comme la pierre qui tombe de haut, le monde était

prévenant

comme est le vent qui porte le pollen,

et chacun de nous l’explorait,

dans le pli de son propre coude.

Nos pupitres et nos bancs d’école,

chevauchant

la plus légère brume, ou bien tombant de la dernière pluie,

et nos appareillages pour d’incessantes migrations, nos mouillages aussi

dans les yeux de lointains ancêtres.

Nous nous hissions en effet le long de leurs vertèbres,

jusqu’à accéder à la vue,

jusqu’aux plus hautes tours de guet

sur des îles peuplées d’oiseaux, peuplées de totems,

des pays de danse et de verroterie.

O vigies par-delà les siècles,

ô verbes au long cours… et nos poumons déployés dans les arbres.

Nous étions ibis

ou chouette, ou scarabée, et des foules d’adorateurs nous bâtissaient des temples,

nous étions l’eau, et ses sommeils,

et ses colères, nous étions faits de cette laine

qui rend si douce la clarté du ciel, et nous portions,

pour tout habit,

le linge frais de l’animalité.

Depuis son estrade,

le vieil instituteur ordonnait tous les maléfices ; quelquefois

nous partions pour des guerres lointaines, tous nos alliés étant de très vieux chênes,

il nous faudrait prendre d’assaut des châteaux bien plus noirs et bien plus fortifiés que la fureur

et que la solitude,

et nous marchions pendant des jours, en laissant derrière nous

une trace de charbons ardents, nous marchions parmi des ruines, sous un soleil toujours couchant,

comme il sied aux vainqueurs.

Et le maître, sur son estrade, présidait aux adoubements.

Jeunes guerriers, sans cesse

déjouant des embuscades de conjugaisons, des pièges de plus ou de moins,

chevaliers toujours en partance pour des croisades de grand vent,

nos territoires s’étendaient

haut, très haut, dans la nuit,

nos territoires s’étendaient très haut dans la lumière.

A jamais aux mains des étoiles !

Nous n’étions en effet de pair à compagnon qu’avec les plus hautes futaies…

Et loin, loin en nous-mêmes,

toutes les splendeurs de la mer,

pour peupler nos sommeils

et couvrir notre nudité.

Ah ! ne vivre que sur la cime, occuper tout l’espace,

comme les flammes, faire danser le silence…

La mer pour tout bagage,

l’algue et le sel, et la rondeur des pierres et la rondeur du vent,

les trésors des îles qui n’existent pas, les oiseaux propageant dans les arbres et dans le ciel et dans la profondeur de nos poitrines

l’incendie de leurs chants, de leurs ailes.
Tout l’océan, tout le jeune océan pour reposer nos têtes lasses, effacer les traces

des pas, figés par la pesanteur de trop de sang, effacer les traces des mots, coagulés par trop de sens…

Tout le jeune océan pour y poser nos fronts brûlants,

et dans les profondeurs, à jamais,

nos yeux, hors de portée des lapements.

 

Jean-Loup Fontaine

CES BÛCHERONS DE SOUS LA TERRE


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CES BÛCHERONS DE SOUS LA TERRE

 

On

courait des journées entières dans les bois.
On enjambait la mer et le vent.
Comme fait

l’enfant

dont l’histoire est celle des plus vieilles pierres, le prince des chouettes qui, le soir venu,

range, dans son cartable, les chuintements de son peuple

et ses propres traces de pas.

On livrait des guerres sans merci

à des armées d’ombres dans les bois, dans les livres.

Nos prisonniers étaient jetés dans des cellules de feuillages ;

ils n’en sortiraient qu’à l’automne, dès l’annonce par les corbeaux

de l’arrivée massive des décombres.

Souvent, au temps

des brouissures, on était dehors avant que le jour ne soit sorti de sa chrysalide, et l’on se prenait les pieds dans le fil de soie de l’horizon.

Au-delà commençaient des pays de grottes, les territoires de chasse des orages, disait-on. où se lisaient dans la pierre îles histoires d’animaux fabuleux.
Le soleil y brûlait des torchons sur nos têtes.

On enjambait parfois, dès l’aube, le long fil blanc de l’horizon,

pour aller rejoindre les anciens chasseurs de lueurs, les vieux dompteurs de foudre.


Alors, assis auprès des grands troupeaux

d’étoiles,

nous partagions le feu de leurs serpes,

et gravions dans la pierre, à côté des leurs,

nos exploits de dénicheurs d’autour et de busaigle.

Je parle d’un pays

de dénicheurs de feu au centre de la terre,

de conjurations

de pioches et de chevaux aveugles dans la terre.

Je parle de porcs condamnés à la potence

par des tribunaux de quinze août.
Je parle de

grillades de grands chemins, d’hommes vêtus d’éteule

et d’arrière-saisons,

de rafales d’enfants sur l’eau des mares.

Les canards,

cous coupés, perdaient la tête en vol, et l’on courbait les arbres

au-dessus des rivières, et l’on ouvrait des précipices aux pieds du plus commun des mots.

C’était temps de jeunesse et de folle énergie.
Il faut ensuite se frotter à la parcimonie, apprendre, avec la mer,

à compter ses moutons.

On courait toute la journée parmi de hautes herbes où bruissait le silence, et l’on y débusquait le vent.

Tout nous était proche et lointain.
On lançait à l’assaut des arbres une jeunesse de sacs et de cordes.
On rouvrait dans la terre les plaies de vieilles guerres de religion.

On délimitait, tout près des étangs, des places de
Grève où les crapauds, chaque matin,

étaient sommés de s’assembler,

pour s’entendre lire, indéfiniment, leur arrêt de mort par lapidation.

On arbitrait parfois des joutes d’ormes et de buses.
D’autres fois,

on sonnait des hallalis de hannetons.
Comme fait l’enfant dont l’histoire est celle du vent, le prince des hautes herbes qui, le soir venu, franchit les horizons

sous la paupière d’une gazelle…

La vie, cependant,

plantait ses clôtures, alentour des prairies, et postait ses guetteurs…
La traque, le gibier, la vie…

La chasse à l’homme.

Je vous parle d’un âge entier.
C’était temps d’abordages.
On coulait des bateaux en plein cœur des forêts,

avec leurs cargaisons de bêtes fauves.

Armés de pain

blanc et de bois mort, on se lançait à l’assaut de remparts,

de bourrasques.
Les lions sortaient de sous les arbres, et on foulait aux pieds le terreau de leurs crinières.

J’évoque ici un âge flamboyant

où les plus beaux vitraux composaient

des feuillages au-dessus de nos têtes.
Les soirs d’été

étaient des cathédrales,

vouées à la lune et aux loups.
On avait, dans la tête, des musiques et des hurlements…

Musiques d’étoiles.

musiques de très hautes brumes.
Et les loups, les loups, dans les cheminées…

Plus tard, chevauchant à cru.

venait l’orage ; mais il nous trouvait prêts à ferrailler.

Et des hommes mouraient dans des tempêtes sous la terre,

la cendre de leurs regards, roulée dans le drap rouge du vent, étant alors portée jusqu’au bas des collines.

Ces hommes avaient volé

à la roche le secret du feu, ils avaient libéré l’épervier de la pierre.

Ils avaient dégagé des épaves de leur gangue de tourbe, pour en faire leurs tombes, leurs maisons,

leur façon de parler, leur façon de se taire…

On les regardait passer, sur les hauteurs du vent, lestés par le poids de leurs mains.
Et toute la terre dans leurs yeux, étincelante et blanche…

On les regardait passer, mâchonnant leurs silences comme on fourgonne un feu qu’on ne veut pas aisser s’éteindre tout à fait.

Des hommes mouraient,

et la foudre roulait dans leurs veines.
Une immense chaleur dans leurs veines, comme s’ils avaient défié les volcans.

Ces hommes avaient

défriché des forêts dans la terre, abattu des arbres de houille, ils avaient creusé les soutes de grands bateaux,

avec leurs tirants d’air, leurs tirants de terre, leurs tirants d’eau.

Et nous

grimpions aux hunes de ces bateaux pour assister, au loin, à des courses d’aurochs…

Nous présidions parfois à des sacrifices de dents de lait, à des danses rituelles pour la pluie.
D’autres fois, ayant gagné la passerelle du plus haut chant de l’alouette, nous commandions à des appareillages de froments.


Or nous voyions

de grands loups blancs chasser dans les yeux de ces hommes,

ces bûcherons de sous la terre.

Et nous participions aux éléments comme marins aux déhalages.


La terre, telle exactement qu’on la voit depuis les hautes tours du vent,

étincelante et blanche.

Nous parcourions des horizons auxquels aucun dormeur n’a jamais accosté.
Nous traversions, sous la lune,

des contrées de fièvres, et nos torches étaient de pain blanc.

Nous allions dévaster — ce n’était que question de temps — ces cités efflanquées

où la misère avait planté ses symétries.

Nos cachettes

étaient sous l’écorce des arbres, comme des souvenirs de pluie, et nous lancions des grappins de bois mort

à l’abordage des grandes verdures.

C’était temps de jeunesse et d’immense irrespect.
Notre mémoire était comme l’eau de la terre,

et nous étions aux vents ce qu’est le lierre à la muraille.

Des hommes passaient, que nous connaissions,

et nous les regardions vieillir, comme s’ils n’avaient vécu que pour le mois de mai — ô leurs chevaux endimanchés ! —,

comme si rien n’avait jamais prolongé leurs gestes que quelques projections de sable

ou quelques aboiements, au loin, de chiens errants.

Nous connaissions ces hommes, et nous les regardions passer,

lestés par le poids d’ombre

de leurs paupières.
Et dans leurs mains toute la terre, au grand galop.

 

Jean-Loup Fontaine