Catégorie : Aksinia Mihaylova
N’ÊTRE QUE SON PREMIER MATIN JUSQU’AU SOIR

N’ÊTRE
QUE SON PREMIER MATIN
JUSQU’AU SOIR
Jouir les doigts au trempé de peinture fraîche comme on apprenait à lire et à écrire à l’illettrisme
dans le mortier où la lumière se broie pour l’étal
C’est étendre la plage au-delà des méduses
franchir le temps inutile
à l’araire parallèle de la sueur du cheval
bouchonnée à la paille
Comme Marthe m’apprit à dire merci
et René le nombre de marches que compte le palier d’un étage
Elle peut se taire à la foule en délire pour laisser battre son sein au tympan de mon église
seule la bêtise fait voeu de refaire le monde comme tout Président en carton
Je ne mourrai pas sans que tu me dises on y va je te suis
Moi l’oiselle du cerisier
ton émoi bleu outre mer qui vole en archipel.
Niala-Loisobleu.
1er Janvier 2023
Aksinia Mihaylova – Sur le chemin de retour

Aksinia Mihaylova
Sur le chemin de retour
Non, je n’ai jamais vu un arbre triste
mais je ne veux plus refléter le monde
comme un miroir ébréché,
découper les solitudes des après-midi de dimanche
en suivant la lumière qui saute de jardin en jardin,
raccommoder les bouts de mers inaccessibles
que tu m’envoies et je suis hors saison.
Le facteur a déjà vieilli et je n’ai pas encore réussi
à réconcilier le temps et le sel.
Parfois, je fais un éventail des cartes postales,
et je regarde de loin les façades des maisons,
pareilles à des volées d’oiseaux,
prêtes à repartir et douloureusement blanches
comme le ventre des hirondelles sur les fils
à la fin d’août dans mon pays.
Je n’ai jamais vu un oiseau triste non plus
car les oiseaux ne se nourrissent pas
comme les hommes avec une vie d’autrui pour vivre
mais je suis fatiguée d’être à moi seule le capitaine,
le bateau et la mer, et les vents tardent.
Je ne sais pas si je monte ou descends
cette colline mais les matins sans toi
sont une église vide où j’entre et prie : Seigneur,
je veux seulement ce que tu veux pour moi.
Et toi, qui n’entends pas mes pleurs,
pour quoi pries-tu ? Regarde, la lumière
sous le dôme tresse un filet argenté qui m’enlace
et me tire déjà vers le haut.
Toi, qui pêches des nuages,
fais un peu de place dans ta mer interne
pour l’impossible étrangère que je suis
avant que le crépuscule ne tourne la clef
de ta vue.
C’est tout ce que je peux dire pour le monde
qui t’a amené chez moi
et avant que je reprenne le chemin de retour
où ce monde sera un reflet de ce que je suis,
écoute l’oiseau dans mes yeux qui demande :
As-tu jamais vu un arbre triste ?
Aksinia Mihaylova (née en 1963 à Rakevo, Bulgarie) – Ciel à perdre (Gallimard, 2014)
COL EN DENTELLES BLANCHES – AKSINIA MIHAYLOVA

COL EN DENTELLES BLANCHES
AKSINIA MIHAYLOVA
à Roumiana
Nous émottons les années et elles se mettent à respirer.
Les non-partagées, on les couvre soigneusement
avec des toiles d’araignées
pour qu’elles ne saignent plus.
Le rouge n’est pas une couleur d’ange, dit-elle,
en dessinant des triangles dans l’air
pendant que j’essaie de trouver la place juste
d’un morceau du puzzle.
J’ai emmuré l’une des portes,
c’est pourquoi tu ne réussis pas à faire rentrer
la table au milieu du salon.
Les reflets de la bougie lèchent les nacres
incrustées dans l’ancien fauteuil viennois,
arrachent des runes bleuâtres
et les effacent tout de suite.
C’est le baiser du temps,
ajoute-t-elle à l’aube
et son doigt suit la ligne blanche
au creux de l’accoudoir
ayant amassé la poudre des ailes
de ce papillon mystique
qui avait survolé nos têtes
une nuit de février
comme s’il voulait démentir les saisons
et éclairer l’écriture secrète
dans l’âme de chacune de nous.
Aksinia Mihaylova
GENESE AKSINIA MIHAYLOVA

GENÈSE
AKSINIA MIHAYLOVA
I
Déboutonner lentement le corps
quand on manque d’air
comme la châtaigne mûre
desserre ses poings épineux.
Le plus important sont les boutonnières
des veines,
des flottilles fatiguées y sont ensablées
et s’en détachent comme des caillots
des bouquets de coquelicots qui fanent,
se mettent à couler
depuis le cou vers le ventre
et le champ rouge
de ton corps déboutonné
frissonne sous le vent frais du matin.
II
Quand l’air manque
je donne un souffle de vie
au souvenir des eaux utérines.
Des branchies repoussent au cou
des ailerons sur les hanches
du duvet sur le dos,
ni homme ni poisson ni oiseau
je cherche mon sexe.
Après l’ange descend
avec un panier
accroché à son aile gauche
tout au fond mon âme
épouille ses plumes.
III
Il émerge
des eaux utérines,
pousse un sanglot,
la première gorgée d’air
ressuscite la mémoire
de vies précédentes.
On le lange,
on lui attache les mains et les jambes
avec une ganse rouge.
Les souvenirs qu’il a ramenés
s’atrophient avec les années
et chaque partie du corps déboutonné
s’abandonne à un rêve différent :
les plantes des pieds – dans des prairies vertes
des oiseaux de mer – sur les paumes
et je ne comprends vraiment plus
qui coud la chemise
qui déboutonne le corps.
Aksinia Mihaylova
NATURE MORTE AVEC DES CISAILLES PAR AKSINIA MIHAYLOVA
Edouard Manet
NATURE MORTE
AVEC DES CISAILLES
PAR
AKSINIA MIHAYLOVA
Cet homme qui quitte la ville
au matin pluvieux
son cœur emballé sous un imperméable
cache une gomme dans la main.
Tour à tour il efface
la vision du chameau de Marrakech
agenouillé au bord du lit
où une lune toute mouillée
allaitait son impatience,
les sanglots des jarres le long du couloir
et l’avertissement de la machine à coudre
exilée sous l’escalier en bois.
Il descend la rue pavée
une clé brûlante dans sa poche
et il jette un dernier regard
vers la maison
où, dans leur ignorance,
dorment encore
côte à côte
la rose et les cisailles.
Mais la pluie a déjà retaillé les rideaux
des saisons et inondé la serrure.
Aksinia Mihaylova
INTEGRITE – AKSINIA MIHAYLOVA

INTÉGRITÉ –
AKSINIA MIHAYLOVA
Un crépuscule couleur de figue
imprègne les rideaux,
une folie mûrit dans la bouche,
mais tu ne te demandes plus quand
ni qui l’avait plantée là,
tu sors le marteau et les clous
pour réparer le fauteuil cassé
dont tu ne peux te séparer
comme des mille autres échecs
qui arrondissent ton être.
Aksinia Mihaylova
Recueil: Le baiser du temps
Traduction:
Editions: Gallimard

Aksinia Mihaylova
Quand je suis prise de doutes
Quoi que tu écrives,
tu n’exprimes point le sens,
car au commencement n’était pas le verbe
mais la joie des corps.
Ensuite est venue la saison de la douce faim.
L’horizon a blanchi et les oiseaux ont attaqué les blés.
Les petits fauves des mots que nous nous lancions
mordaient, de plus en plus acharnés,
notre avenir commun et j’ai compris
que seuls mes sens articulaient
toutes les nuances du bleu
dont ton langage est imprégné.
C’est alors que je t’ai perdu
à la fin d’un poème.
À présent, le silence dans le cœur,
je regarde le ventre lisse de la lune d’août
frémir dans la tasse de porcelaine,
mais tu ne peux pénétrer dans ce paysage
car au-dessus des épaules
tu es un véritable hiver.
Aussi je reste dans ma réalité :
je te rends les mots
je garde ma joie.
Aksinia Mihaylova
Aksinia Mihaylova, Ciel à perdre, poèmes, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2014, pp. 46-47. Prix Apollinaire 2014.
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