La vérité du drame est dans ce pur espace qui règne entre la stance heureuse et l'abîme qu'elle côtoie : cet inapaisement total, ou cette ambiguïté suprême. Saint-john Perse
Non, je n’ai jamais vu un arbre triste mais je ne veux plus refléter le monde comme un miroir ébréché, découper les solitudes des après-midi de dimanche en suivant la lumière qui saute de jardin en jardin, raccommoder les bouts de mers inaccessibles que tu m’envoies et je suis hors saison. Le facteur a déjà vieilli et je n’ai pas encore réussi à réconcilier le temps et le sel.
Parfois, je fais un éventail des cartes postales, et je regarde de loin les façades des maisons, pareilles à des volées d’oiseaux, prêtes à repartir et douloureusement blanches comme le ventre des hirondelles sur les fils à la fin d’août dans mon pays. Je n’ai jamais vu un oiseau triste non plus car les oiseaux ne se nourrissent pas comme les hommes avec une vie d’autrui pour vivre mais je suis fatiguée d’être à moi seule le capitaine, le bateau et la mer, et les vents tardent. Je ne sais pas si je monte ou descends cette colline mais les matins sans toi sont une église vide où j’entre et prie : Seigneur, je veux seulement ce que tu veux pour moi. Et toi, qui n’entends pas mes pleurs, pour quoi pries-tu ? Regarde, la lumière sous le dôme tresse un filet argenté qui m’enlace et me tire déjà vers le haut. Toi, qui pêches des nuages, fais un peu de place dans ta mer interne pour l’impossible étrangère que je suis avant que le crépuscule ne tourne la clef de ta vue.
C’est tout ce que je peux dire pour le monde qui t’a amené chez moi et avant que je reprenne le chemin de retour où ce monde sera un reflet de ce que je suis, écoute l’oiseau dans mes yeux qui demande : As-tu jamais vu un arbre triste ?
Nous émottons les années et elles se mettent à respirer. Les non-partagées, on les couvre soigneusement avec des toiles d’araignées pour qu’elles ne saignent plus. Le rouge n’est pas une couleur d’ange, dit-elle, en dessinant des triangles dans l’air pendant que j’essaie de trouver la place juste d’un morceau du puzzle. J’ai emmuré l’une des portes, c’est pourquoi tu ne réussis pas à faire rentrer la table au milieu du salon.
Les reflets de la bougie lèchent les nacres incrustées dans l’ancien fauteuil viennois, arrachent des runes bleuâtres et les effacent tout de suite. C’est le baiser du temps, ajoute-t-elle à l’aube et son doigt suit la ligne blanche au creux de l’accoudoir ayant amassé la poudre des ailes de ce papillon mystique qui avait survolé nos têtes une nuit de février comme s’il voulait démentir les saisons et éclairer l’écriture secrète dans l’âme de chacune de nous.
I Déboutonner lentement le corps quand on manque d’air comme la châtaigne mûre desserre ses poings épineux. Le plus important sont les boutonnières des veines, des flottilles fatiguées y sont ensablées et s’en détachent comme des caillots des bouquets de coquelicots qui fanent, se mettent à couler depuis le cou vers le ventre et le champ rouge de ton corps déboutonné frissonne sous le vent frais du matin.
II Quand l’air manque je donne un souffle de vie au souvenir des eaux utérines. Des branchies repoussent au cou des ailerons sur les hanches du duvet sur le dos, ni homme ni poisson ni oiseau je cherche mon sexe. Après l’ange descend avec un panier accroché à son aile gauche tout au fond mon âme épouille ses plumes.
III Il émerge des eaux utérines, pousse un sanglot, la première gorgée d’air ressuscite la mémoire de vies précédentes. On le lange, on lui attache les mains et les jambes avec une ganse rouge. Les souvenirs qu’il a ramenés s’atrophient avec les années et chaque partie du corps déboutonné s’abandonne à un rêve différent : les plantes des pieds – dans des prairies vertes des oiseaux de mer – sur les paumes et je ne comprends vraiment plus qui coud la chemise qui déboutonne le corps.
Cet homme qui quitte la ville au matin pluvieux son cœur emballé sous un imperméable cache une gomme dans la main.
Tour à tour il efface la vision du chameau de Marrakech agenouillé au bord du lit où une lune toute mouillée allaitait son impatience, les sanglots des jarres le long du couloir et l’avertissement de la machine à coudre exilée sous l’escalier en bois.
Il descend la rue pavée une clé brûlante dans sa poche et il jette un dernier regard vers la maison où, dans leur ignorance, dorment encore côte à côte la rose et les cisailles.
Mais la pluie a déjà retaillé les rideaux des saisons et inondé la serrure.
Un crépuscule couleur de figue imprègne les rideaux, une folie mûrit dans la bouche, mais tu ne te demandes plus quand ni qui l’avait plantée là, tu sors le marteau et les clous pour réparer le fauteuil cassé dont tu ne peux te séparer comme des mille autres échecs qui arrondissent ton être.
Aksinia Mihaylova
Recueil: Le baiser du temps Traduction: Editions: Gallimard
Quoi que tu écrives, tu n’exprimes point le sens, car au commencement n’était pas le verbe mais la joie des corps. Ensuite est venue la saison de la douce faim. L’horizon a blanchi et les oiseaux ont attaqué les blés. Les petits fauves des mots que nous nous lancions mordaient, de plus en plus acharnés, notre avenir commun et j’ai compris que seuls mes sens articulaient toutes les nuances du bleu dont ton langage est imprégné. C’est alors que je t’ai perdu à la fin d’un poème. À présent, le silence dans le cœur, je regarde le ventre lisse de la lune d’août frémir dans la tasse de porcelaine, mais tu ne peux pénétrer dans ce paysage car au-dessus des épaules tu es un véritable hiver. Aussi je reste dans ma réalité : je te rends les mots je garde ma joie.
Aksinia Mihaylova
Aksinia Mihaylova, Ciel à perdre, poèmes, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2014, pp. 46-47. Prix Apollinaire 2014.
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