VIVRE ENCORE – MICHELINE RAMETTE – JULES SUPERVIELLE/JEAN VASCA


VIVRE ENCORE

MICHELINE RAMETTE

JULES SUPERVIELLE/JEAN VASCA

Ce qu’il faut de nuit
Au-dessus des arbres,
Ce qu’il faut de fruits
Aux tables de marbre,
Ce qu’il faut d’obscur
Pour que le sang batte,
Ce qu’il faut de pur
Au coeur écarlate,
Ce qu’il faut de jour
Sur la page blanche,
Ce qu’il faut d’amour
Au fond du silence.
Et l’âme sans gloire
Qui demande à boire,
Le fil de nos jours
Chaque jour plus mince,
Et le coeur plus sourd
Les ans qui le pincent.
Nul n’entend que nous
La poulie qui grince,
Le seau est si lourd.

Jules Supervielle

LES AMIS INCONNUS – JULES SUPERVIELLE/JAMES OLLIVIER


LES AMIS INCONNUS

JULES SUPERVIELLE/JAMES OLLIVIER

Il vous naît un poisson qui se met à tourner

Tout de suite au plus noir d’une lame profonde,

Il vous naît une étoile au-dessus de la tête,

Elle voudrait chanter mais ne peut faire mieux

Que ses sœurs de la nuit, les étoiles muettes.


Il vous naît un oiseau dans la force de l’âge ,

En plein vol, et cachant votre histoire en son cœur

Puisqu’il n’a que son cri d’oiseau pour la montrer.

Il vole sur les bois, se choisit une branche

Et s’y pose , on dirait qu’elle est comme les autres.


Où courent-ils ainsi ces lièvres, ces belettes,

Il n’est pas de chasseur encore dans la contrée ,

Et quelle peur les hante et les fait se hâter,

L’écureuil qui devient feuille et bois dans sa fuite,

La biche et le chevreuil soudain déconcertés ?


Il vous naît un ami et voilà qu’il vous cherche

Il ne connaîtra pas votre nom ni vos yeux

Mais il faudra qu’il soit touché comme les autres

Et loge dans son cœur d’étranges battements

Qui lui viennent des jours qu’il n’aura pas vécus.


Et vous , que faites-vous, ô visage troublé,

Par ces brusques passants, ces bêtes, ces oiseaux,

Vous qui vous demandez, vous, toujours sans nouvelles ,

« Si je croise jamais un des amis lointains

Au mal que je lui fis vais-je le reconnaître ? »


Pardon pour vous, pardon pour eux, pour le silence

Et les mots inconsidérés,

Pour les phrases venant de lèvres inconnues

Qui vous touchent de loin comme balles perdues,

Et pardon pour les fronts qui semblent oublieux.

Jules Supervielle

Les amis inconnus, 1934 – in Poètes d’Aujourd’hui, et Le Forçat innocent – Gallimard

RETOUR A L’ESTANCIA PAR JULES SUPERVIELLE


RETOUR A L’ESTANCIA PAR JULES SUPERVIELLE

Le petit trot des gauchos me façonne,

les oreilles fixes de mon cheval m’aident à me

situer.
Je retrouve dans sa plénitude ce que je n’osais plus

envisager, même par une petite lucarne, toute la pampa étendue à mes pieds comme il y a

sept ans.
O mort! me voici revenu.
J’avais pourtant compris que tu ne me laisserai

pas revoir ces terres, une voix me l’avait dit qui ressemblait à la tienne

et tu ne ressembles qu’à toi-même.
Et aujourd’hui, je suis comme ce hennissement qui

ne sait pas que tu existes, je trouve comique d’avoir tant douté de moi et c’est

de toi que je doute, ô surfaite, même quand mon cheval enjambe les os d’un bœuf

proprement blanchis par les vautours et par les

aigles, ou qu’une odeur de bête fraîchement écorchée, me

tord le nez quand je passe.

Je lais corps avec la pampa qui ne connaît pas la mythologie,

avec le désert orgueilleux d’être le désert depuis les temps les plus abstraits,

il ignore les
Dieux de l’Olympe qui rythment encore le vieux monde.

Je m’enfonce dans la plaine qui n’a pas d’histoire et tend de tous côtés sa peau dure de vache qui a toujours couché dehors

et n’a pour toute végétation que quelques talas, ceibos, pitas,

qui ne connaissent le grec ni le latin,

mais savent résister au vent affamé du pôle,

de toute leur ruse barbare

en lui opposant la croupe concentrée de leur branchage grouillant d’épines et leurs feuilles en coup de hache.

Je me mêle à une terre qui ne rend de comptes à personne et se défend de ressembler à ces paysages manufacturés d’Europe, saignés par les souvenirs,

à cette nature exténuée et poussive qui n’a plus que des quintes de lumière,

et, repentante, efface, l’hiver, ce qu’elle fît pendant l’été.

J’avance sous un soleil qui ne craint pas les intempéries,

et se sert sans lésiner de ses pots de couleur locale toute fraîche

pour des ciels de plein vent qui vont d’une fusée jusqu’au zénith,

et il saisit dans ses rayons, comme au lasso, un gaucho monté, tout vif.

Les nuages ne sont pas pour lui des prétextes à une

mélancolie distinguée, mais de rudes amis d’une autre race, ayant d’autres

habitudes, avec lesquels on peut causer, et les orages courts sont de brusques fêtes communes où ciel, soleil et nuages y vont de bon cœur et tirent jouissance de leur
propre

plaisir et de celui des autres, où la pampa roule ivre-morte dans la boue polluante où chavirent

les lointains, jusqu’à l’heure des hirondelles et des derniers nuages, le dos rond dans le vent du

sud, quand la terre, sur tout le pourtour de l’horizon

bien accroché, sèche ses flaques, son bétail et ses oiseaux au ciel retentissant des jurons du soleil qui cherche à

rassembler ses rayons dispersés.

Jules Supervielle

DÉPART


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Jules Supervielle

DÉPART

Un paquebot dans sa chaudière
Brûle les chaînes de la terre.

Mille émîgrants sur les trois ponts
N’ont qu’un petit accordéon.

On hisse l’ancre, dans ses bras
Une sirène se débat

Et plonge en mer si offensée
Qu’elle ne se voit pas blessée.

Grandit la voix de l’Océan
Ojii rend les désirs transparents.

Les mouettes font diligence
Pour qu’on avance, qu’on avance.

Le large monte à bord, pareil
A un aveugle aux yeux de seL

Dans l’espace avide, il s’élève
Lentement au mât de misaine.

Jules Supervielle

IGUAZU


IGUAZU

ravers la
Pampa n’ayant pour relief

que des vaches condamnées à brouter dès le premier tremblement du jour

jusqu’à ce que l’herbe ait un goût de crépuscule,

roule le train comminatoire qui vise de tout son fer le
Nord guarani.

Tout d’un coup voici un palmier en pleine campagne,

un palmier d’origine, un palmier de chez lui,

premier avertissement des tropiques proches,

puis me petite palmeraie

qui fait front de toutes parts

puis des palmiers qui vont les uns engendrant les autres,

tous forcés par le train en fureur

à glisser sans bruit vers l’arrière

dans la plus complète obéissance,

tout ce qui était devant passant brusquement

de la forêt, au souvenir,

et ne devant vivre désormais en moi

que dans la confusion d’images bien battues par le train tenace

comme des cartes d’auberge par des mains soupçonneuses.

Mais la forêt se fait si dense qu’elle a arrêté le

train.

Sur le fleuve maintenant

flottent le navire à roues et ma pensée

tandis que glissent des bacs

couverts de cèdres frais-coupés et déjà rigides comme

des
Indiens morts; on n’entend même pas la respiration de la forêt dans le paysage brûlé de silence.

La sirène à vapeur du navire arrêté déchire le paysage

cruellement, de son couteau ébrécbé.

Les caractactes de l’Iguazu

sous la présence acharnée d’arbres de toutes les tailles

qui tous veulent voir, les cataractes,

dans un fracas de blancheurs, foncent en mille fumantes perpendiculaires violentes comme si elles voulaient traverser le globe de part en part.
Les cordes où s’accroche l’esprit, mauvais nageur, se cassent au ras de l’avenir.

Des phrases mutilées, des lettres noires survivantes se cherchent, aveugles, à la dérive pour former des îlots de pensée et soudain, comme un chef fait l’appel de ses hommes

après l’alerte,

je compte mes moi dispersés que je rassemble en

toute hâte.
Me revoici tout entier

avec mes mains de tous les jours que je regarde.
Et je ferme les yeux et je cimente mes paupières.

Jules Supervielle

ÉCHANGES


Jules Supervielle

ÉCHANGES

Dans la flaque du petit jour
Ont bu les longs oiseaux nocturnes
Jusqu’à tomber morts alentour
Au dernier soupir de la lune

Voici les flamants de l’aurore
Qui font leur nid dans la lumière
Avec la soie de l’horizon
Et le vent doré de leurs ailes.

Jules Supervielle


UN HOMME A LA MER

Jules Supervielle

UN HOMME A LA MER

Du haut du navire en marche

Je me suis jeté

Et voilà que je me mets à courir autour de lui.

Heureusement nul ne m’a vu :

Chacun craindrait pour sa raison.

Je suis debout sur les flots aussi facilement que la

lumière,
Et songe à l’intervalle miraculeux entre les vagues

et mes semelles.
Je m’allonge sur le dos, moi qui ne sais même pas

nager ni faire la planche
Et ne parviens pas à me mouiller.
Voici des êtres qui viennent à moi
Appuyés sur des béquilles aquatiques et levant les

paumes;
Mais ils meurent crachant l’écume par leur bouche

devenue immense.
Je reste seul et, dans ma joie,

Je m’enfante plusieurs fois de suite solennellement,

Ivre d’avoir goûté autant de fois à la mort

Je vais, je viens, les mains dans mes poches sèches

comme le
Sahara.
Tout ceci est à moi et les domaines qui palpitent

là-dessous.
Oserai-je prendre un peu de cette eau pour voir

comment elle est faite?
Ce sera pour un autre jour.
Contentons-nous de marcher sur la mer comme

autour d’une poésie.
Au fond de ma lorgnette je ne vois plus du bateau
Que mes trente bâtards qui s’agitent à bord singulièrement.
Dans le miroir de ma cabine et en travers
J’ai laissé mon image au milieu de la nuit avant que

je tourne le commutateur.
Elle se réveille en sursaut, brise la glace comme celle

d’un avertisseur d’incendie
Et se met à me chercher.
La poitrine très velue du
Commandant éprouve

qu’il manque quelqu’un
Et la sirène beugle toute seule
Comme une vache qui a faim.
Prenant la mer un peu à l’écart
Je lui fais signe d’entrer ruisselante dans l’entonnoir

de mon esprit : «
Viens, il y a place pour toi,
Viens aujourd’hui il y a de la place.
J’en fais le serment tête nue
Pour que le vent de l’ouest sur mon front reconnaisse

que je dis la vérité ».
Mais la mer proteste de son innocence

Et dit qu’on l’accuse témérairement
Elle ne répond pas à la question.

Et cependant les noyés attendent que leur tour

vienne.
Leur tour de quoi?
Leur tour de n’importe quoi.
Ils attendent sans oser entr’ouvrir leurs paupières

écumeuses
De peur que ce ne soit pas encore le moment,
Et qu’il faille continuer à mourir comme jusqu’à

présent
Cette chose qui les a frôlés, qu’estxe que c’est?
Est-ce une algue marine ou la queue d’un poisson

qui s’égare au fond de lui-même?
C’est bien autre chose.
Il est des anges sous-marin» qui n’ont jamais vu

la face bouleversée de
Dieu.
Es rôdent et sans le savoir
Lancent la foudre divine.

Ce soir assis sur le rebord du crépuscule

Et les pieds balancés au-dessus des vague»,

Je regarderai descendre la nuit : elle se croira toute

seule.
Et mon cœur me dira : fais de moi quelque chose,
Ne suis-je plus ton cœur ?

jules Supervielle

LOIN DE L’HUMAINE SAISON


LOIN DE L’HUMAINE SAISON

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Je cours derrière un enfant qui se retourne en riant,

Est-ce celui que je fus,

Un ruisseau de ma mémoire

Reflétant un ciel confus ?

Je reconnais mal aujourd’hui et j’aurais peur de mes mains

Comme d’ombres ennemies.

Mon angoisse agrippe l’air

Qui nous tâte aveuglément

Pour voir si nos cœurs sont vivants.

Tamarins et peupliers autour de nom ont compris

Qu’il s’agissait d’une course

Plus profonde que la vie.

Us se mettent à nous suivre, jeunes racines, au vent,

Avec le lierre et la grille,

La façade du logis,

L’haleine de la rivière;

Un cheval, une brebis.

Camarades de fortune,
O figurants de la route,
Savez-vous où nous allons
Loin de l’humaine saison
Derrière un enfant qui joue
A tirer du cœur de l’homme
Ciel et terre, nuit et jour.

Nous avançons vers la mer qui ne peut plus aujourd’hui

Mettre fin à notre fuite.

Notre cœur se fait salin dessous la fable des eaux

Et l’enfant qui nous précède s’échappe encor en riant,

Pose les pieds sur les roses maritimes des coraux.

Nous touchons le fond obscur près d’un boqueteau marin

Où les poissons de couleur jouent aux oiseaux du

latin,
D’autres ondulent aveugles remorquant les féeries
De quelque poète noyé
Qui croit encore à la vie.

Compagnons d’un autre monde
Pris vivants dans votre rêve
Je vous regarde au travers
D’une mémoire mouillée
Mais douce encore à porter,
Je vais clandestinement
Du passé à l’avenir
Parmi la vigne marine
Qui éloigne le présent.

Nous nous enlisons réduits

A une nuit sans espace,

A des couches d’ossements,

Affres de la géologie.

Crânes, crânes souterrains,

Nous ferez-vous de la place,

Glaçons de l’éternité

Gèlerez-vous nos jarrets?

Que fais-tu là diplodocus

Avec tes os longs et têtus

A vouloir pousser dans le siècle

Le reproche de ton squelette?

Le mouvement est défendu

A ton vertige répandu,

Dans le creux de la mort quiète

N’essaie pas de bouger la tête.

C’est le centre chaud du monde, c’est le vieux noyau des âges.

Mais alors d’où vient ce ciel dévoré par les nuages?
Ah! je ne puis voyager qu’avec tous mes souvenirs,

Trop fidèle ce bagage bien que parfois il me suive,

lacéré par des panthères,
A des distances de songe.

Je te reconnais, sainte
Blandine, au milieu du cirque attendant le taureau qui doit t’envoyer au ciel,

Dans l’arène on entend encore une cigale romaine.

Et
Charles
VI devenu fou enlève son casque et attaque sa propre escorte,

A son front deux veines se gonflent, ses narines tremblent entre la vie et la mort,

Et l’on voit perler à ses joues la chaleur de treize

cent quatre vingt-douze,
Et voici
Jeanne qui me voit par-dessus sa selle ouvragée
A travers tout le murmure et les âmes de son armée
Et veut m’enfermer d’un sourire dans la courbe de

ses soldats.

Où mon chemin parmi ces hommes
Et ces femmes qui me font signe?
Parmi ces forçats de l’histoire.
Ces muets se poussant du coude
Qui me regardent respirer
Disant dans leur langue sans voix :

«
Quel est celui-là qui s’avance
Avec sa face de vivant
Et même au fond noir de la terre
Vient nous soumettre son visage
Où se reflète le passage
Incessant d’oiseaux de la mer? »

Tout proches semblent leur regards
Bien qu’il leur faille escalader
Cent et cent rugueuses années
Avant de se fixer en moi.
Mais les ans tombent à nos pieds.
Monceaux de fleurs d’un cerisier
Secoué par la main d’un dieu
Qui nous regarde entre les branches.

Personnages privés de voix,
Pourquoi vous éloigner de moi?
Reines de
France à mon secours!

Passez-le-vous de main en main
L’enfant qui cherche son chemin
A travers les morts, vers le jour 1

Préservez ses joues délicates
Et que ses cils aux longues pointes
Aillent toujours le précédant
Avec leurs légers mouvements.

J’ai peur de songer à ma lace
Où le regard de tant de morts
Appuya ses pinceaux précis.
Est-ce le jour et la surface?

Est-ce bien toi, envers du monde,
Sourire faux des antipodes?
Et vous oiseaux de la terre,
Et vous oiseaux de la lune
Qui
Jui faites son halo?

O lumière de jour, lumière d’aujourd’hui,
C’est ton fils qui revient éclaboussé de nuit.

Alentour le soleil brille : je suis dans un cône d’ombre,
Mes vêtements ont vieilli de plus de six cents années,
Le ciel lui-même est usé qui sous mes yeux s’effiloche
Et voici des anges morts dans leurs ailes étonnées.

Il ne reste que l’oubli
Sur la planète immobile,
De l’oubli à ras de terre
Empêchant toute chaumière,
L’herbe même de pousser

Et le jour d’être le jour.
L’alouette en l’air est morte
Ne sachant comme l’on tombe.

Et vous, mes mains, saurez-vous
Toucher encor mes paupières,
Mon visage, mes genoux?
Sortant du fond de la
Terre
Suis-je différent des pierres.

jules Supervielle

ÉQUIPAGES


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ÉQUIPAGES

 

Dans un monde clos et clair
Sans océan ni rivières,
Une nef cherche la mer
De l’étrave qui résiste
Mal aux caresses de l’air,
Elle avance sur l’horreur

De demeurer immobile
Sans que sa voile fragile

En tire un peu de bonheur.

Ses flancs ne sont pas mouillés

Par l’eau saline impossible

Et les dauphins familiers

Lentement imaginés

Ne le prennent pas pour cible.

Son équipage figé
Attend le long de la lisse
Que l’océan se déclare
Et que l’heure soit propice.

Si l’on regarde de près
Chaque marin tour à tour
On voit d’année en année
Que chacun de ces visages,
Mieux que s’ils étaient de pierre,
Ne vieillit pas d’un seul jour.

Mais un navire identique

Vogue sur le
Pacifique

Avec de pareils marins,

Mais ils vivent, vont et viennent

Et chacun a son travail,

L’un monte au mât de misaine,

Un autre à la passerelle

Se penche sur le sextant

Et voici de vrais dauphins

Sous les yeux du
Capitaine

Parmi l’écume marine

Qui chante d’être elle-même.

Jules Supervielle