La vérité du drame est dans ce pur espace qui règne entre la stance heureuse et l'abîme qu'elle côtoie : cet inapaisement total, ou cette ambiguïté suprême. Saint-john Perse
Ce qu’il faut de nuit Au-dessus des arbres, Ce qu’il faut de fruits Aux tables de marbre, Ce qu’il faut d’obscur Pour que le sang batte, Ce qu’il faut de pur Au coeur écarlate, Ce qu’il faut de jour Sur la page blanche, Ce qu’il faut d’amour Au fond du silence. Et l’âme sans gloire Qui demande à boire, Le fil de nos jours Chaque jour plus mince, Et le coeur plus sourd Les ans qui le pincent. Nul n’entend que nous La poulie qui grince, Le seau est si lourd.
situer. Je retrouve dans sa plénitude ce que je n’osais plus
envisager, même par une petite lucarne, toute la pampa étendue à mes pieds comme il y a
sept ans. O mort! me voici revenu. J’avais pourtant compris que tu ne me laisserai
pas revoir ces terres, une voix me l’avait dit qui ressemblait à la tienne
et tu ne ressembles qu’à toi-même. Et aujourd’hui, je suis comme ce hennissement qui
ne sait pas que tu existes, je trouve comique d’avoir tant douté de moi et c’est
de toi que je doute, ô surfaite, même quand mon cheval enjambe les os d’un bœuf
proprement blanchis par les vautours et par les
aigles, ou qu’une odeur de bête fraîchement écorchée, me
tord le nez quand je passe.
Je lais corps avec la pampa qui ne connaît pas la mythologie,
avec le désert orgueilleux d’être le désert depuis les temps les plus abstraits,
il ignore les Dieux de l’Olympe qui rythment encore le vieux monde.
Je m’enfonce dans la plaine qui n’a pas d’histoire et tend de tous côtés sa peau dure de vache qui a toujours couché dehors
et n’a pour toute végétation que quelques talas, ceibos, pitas,
qui ne connaissent le grec ni le latin,
mais savent résister au vent affamé du pôle,
de toute leur ruse barbare
en lui opposant la croupe concentrée de leur branchage grouillant d’épines et leurs feuilles en coup de hache.
Je me mêle à une terre qui ne rend de comptes à personne et se défend de ressembler à ces paysages manufacturés d’Europe, saignés par les souvenirs,
à cette nature exténuée et poussive qui n’a plus que des quintes de lumière,
et, repentante, efface, l’hiver, ce qu’elle fît pendant l’été.
J’avance sous un soleil qui ne craint pas les intempéries,
et se sert sans lésiner de ses pots de couleur locale toute fraîche
pour des ciels de plein vent qui vont d’une fusée jusqu’au zénith,
et il saisit dans ses rayons, comme au lasso, un gaucho monté, tout vif.
Les nuages ne sont pas pour lui des prétextes à une
mélancolie distinguée, mais de rudes amis d’une autre race, ayant d’autres
habitudes, avec lesquels on peut causer, et les orages courts sont de brusques fêtes communes où ciel, soleil et nuages y vont de bon cœur et tirent jouissance de leur propre
plaisir et de celui des autres, où la pampa roule ivre-morte dans la boue polluante où chavirent
les lointains, jusqu’à l’heure des hirondelles et des derniers nuages, le dos rond dans le vent du
sud, quand la terre, sur tout le pourtour de l’horizon
bien accroché, sèche ses flaques, son bétail et ses oiseaux au ciel retentissant des jurons du soleil qui cherche à
que des vaches condamnées à brouter dès le premier tremblement du jour
jusqu’à ce que l’herbe ait un goût de crépuscule,
roule le train comminatoire qui vise de tout son fer le Nord guarani.
Tout d’un coup voici un palmier en pleine campagne,
un palmier d’origine, un palmier de chez lui,
premier avertissement des tropiques proches,
puis me petite palmeraie
qui fait front de toutes parts
puis des palmiers qui vont les uns engendrant les autres,
tous forcés par le train en fureur
à glisser sans bruit vers l’arrière
dans la plus complète obéissance,
tout ce qui était devant passant brusquement
de la forêt, au souvenir,
et ne devant vivre désormais en moi
que dans la confusion d’images bien battues par le train tenace
comme des cartes d’auberge par des mains soupçonneuses.
Mais la forêt se fait si dense qu’elle a arrêté le
train.
Sur le fleuve maintenant
flottent le navire à roues et ma pensée
tandis que glissent des bacs
couverts de cèdres frais-coupés et déjà rigides comme
des Indiens morts; on n’entend même pas la respiration de la forêt dans le paysage brûlé de silence.
La sirène à vapeur du navire arrêté déchire le paysage
cruellement, de son couteau ébrécbé.
Les caractactes de l’Iguazu
sous la présence acharnée d’arbres de toutes les tailles
qui tous veulent voir, les cataractes,
dans un fracas de blancheurs, foncent en mille fumantes perpendiculaires violentes comme si elles voulaient traverser le globe de part en part. Les cordes où s’accroche l’esprit, mauvais nageur, se cassent au ras de l’avenir.
Des phrases mutilées, des lettres noires survivantes se cherchent, aveugles, à la dérive pour former des îlots de pensée et soudain, comme un chef fait l’appel de ses hommes
après l’alerte,
je compte mes moi dispersés que je rassemble en
toute hâte. Me revoici tout entier
avec mes mains de tous les jours que je regarde. Et je ferme les yeux et je cimente mes paupières.
Je suis debout sur les flots aussi facilement que la
lumière, Et songe à l’intervalle miraculeux entre les vagues
et mes semelles. Je m’allonge sur le dos, moi qui ne sais même pas
nager ni faire la planche Et ne parviens pas à me mouiller. Voici des êtres qui viennent à moi Appuyés sur des béquilles aquatiques et levant les
paumes; Mais ils meurent crachant l’écume par leur bouche
devenue immense. Je reste seul et, dans ma joie,
Je m’enfante plusieurs fois de suite solennellement,
Ivre d’avoir goûté autant de fois à la mort
Je vais, je viens, les mains dans mes poches sèches
comme le Sahara. Tout ceci est à moi et les domaines qui palpitent
là-dessous. Oserai-je prendre un peu de cette eau pour voir
comment elle est faite? Ce sera pour un autre jour. Contentons-nous de marcher sur la mer comme
autour d’une poésie. Au fond de ma lorgnette je ne vois plus du bateau Que mes trente bâtards qui s’agitent à bord singulièrement. Dans le miroir de ma cabine et en travers J’ai laissé mon image au milieu de la nuit avant que
je tourne le commutateur. Elle se réveille en sursaut, brise la glace comme celle
d’un avertisseur d’incendie Et se met à me chercher. La poitrine très velue du Commandant éprouve
qu’il manque quelqu’un Et la sirène beugle toute seule Comme une vache qui a faim. Prenant la mer un peu à l’écart Je lui fais signe d’entrer ruisselante dans l’entonnoir
de mon esprit : « Viens, il y a place pour toi, Viens aujourd’hui il y a de la place. J’en fais le serment tête nue Pour que le vent de l’ouest sur mon front reconnaisse
que je dis la vérité ». Mais la mer proteste de son innocence
Et dit qu’on l’accuse témérairement Elle ne répond pas à la question.
Et cependant les noyés attendent que leur tour
vienne. Leur tour de quoi? Leur tour de n’importe quoi. Ils attendent sans oser entr’ouvrir leurs paupières
écumeuses De peur que ce ne soit pas encore le moment, Et qu’il faille continuer à mourir comme jusqu’à
présent Cette chose qui les a frôlés, qu’estxe que c’est? Est-ce une algue marine ou la queue d’un poisson
qui s’égare au fond de lui-même? C’est bien autre chose. Il est des anges sous-marin» qui n’ont jamais vu
la face bouleversée de Dieu. Es rôdent et sans le savoir Lancent la foudre divine.
Ce soir assis sur le rebord du crépuscule
Et les pieds balancés au-dessus des vague»,
Je regarderai descendre la nuit : elle se croira toute
seule. Et mon cœur me dira : fais de moi quelque chose, Ne suis-je plus ton cœur ?
Je cours derrière un enfant qui se retourne en riant,
Est-ce celui que je fus,
Un ruisseau de ma mémoire
Reflétant un ciel confus ?
Je reconnais mal aujourd’hui et j’aurais peur de mes mains
Comme d’ombres ennemies.
Mon angoisse agrippe l’air
Qui nous tâte aveuglément
Pour voir si nos cœurs sont vivants.
Tamarins et peupliers autour de nom ont compris
Qu’il s’agissait d’une course
Plus profonde que la vie.
Us se mettent à nous suivre, jeunes racines, au vent,
Avec le lierre et la grille,
La façade du logis,
L’haleine de la rivière;
Un cheval, une brebis.
Camarades de fortune, O figurants de la route, Savez-vous où nous allons Loin de l’humaine saison Derrière un enfant qui joue A tirer du cœur de l’homme Ciel et terre, nuit et jour.
Nous avançons vers la mer qui ne peut plus aujourd’hui
Mettre fin à notre fuite.
Notre cœur se fait salin dessous la fable des eaux
Et l’enfant qui nous précède s’échappe encor en riant,
Pose les pieds sur les roses maritimes des coraux.
Nous touchons le fond obscur près d’un boqueteau marin
Où les poissons de couleur jouent aux oiseaux du
latin, D’autres ondulent aveugles remorquant les féeries De quelque poète noyé Qui croit encore à la vie.
Compagnons d’un autre monde Pris vivants dans votre rêve Je vous regarde au travers D’une mémoire mouillée Mais douce encore à porter, Je vais clandestinement Du passé à l’avenir Parmi la vigne marine Qui éloigne le présent.
Nous nous enlisons réduits
A une nuit sans espace,
A des couches d’ossements,
Affres de la géologie.
Crânes, crânes souterrains,
Nous ferez-vous de la place,
Glaçons de l’éternité
Gèlerez-vous nos jarrets?
Que fais-tu là diplodocus
Avec tes os longs et têtus
A vouloir pousser dans le siècle
Le reproche de ton squelette?
Le mouvement est défendu
A ton vertige répandu,
Dans le creux de la mort quiète
N’essaie pas de bouger la tête.
C’est le centre chaud du monde, c’est le vieux noyau des âges.
Mais alors d’où vient ce ciel dévoré par les nuages? Ah! je ne puis voyager qu’avec tous mes souvenirs,
Trop fidèle ce bagage bien que parfois il me suive,
lacéré par des panthères, A des distances de songe.
Je te reconnais, sainte Blandine, au milieu du cirque attendant le taureau qui doit t’envoyer au ciel,
Dans l’arène on entend encore une cigale romaine.
Et Charles VI devenu fou enlève son casque et attaque sa propre escorte,
A son front deux veines se gonflent, ses narines tremblent entre la vie et la mort,
Et l’on voit perler à ses joues la chaleur de treize
cent quatre vingt-douze, Et voici Jeanne qui me voit par-dessus sa selle ouvragée A travers tout le murmure et les âmes de son armée Et veut m’enfermer d’un sourire dans la courbe de
ses soldats.
Où mon chemin parmi ces hommes Et ces femmes qui me font signe? Parmi ces forçats de l’histoire. Ces muets se poussant du coude Qui me regardent respirer Disant dans leur langue sans voix :
« Quel est celui-là qui s’avance Avec sa face de vivant Et même au fond noir de la terre Vient nous soumettre son visage Où se reflète le passage Incessant d’oiseaux de la mer? »
Tout proches semblent leur regards Bien qu’il leur faille escalader Cent et cent rugueuses années Avant de se fixer en moi. Mais les ans tombent à nos pieds. Monceaux de fleurs d’un cerisier Secoué par la main d’un dieu Qui nous regarde entre les branches.
Personnages privés de voix, Pourquoi vous éloigner de moi? Reines de France à mon secours!
Passez-le-vous de main en main L’enfant qui cherche son chemin A travers les morts, vers le jour 1
Préservez ses joues délicates Et que ses cils aux longues pointes Aillent toujours le précédant Avec leurs légers mouvements.
J’ai peur de songer à ma lace Où le regard de tant de morts Appuya ses pinceaux précis. Est-ce le jour et la surface?
Est-ce bien toi, envers du monde, Sourire faux des antipodes? Et vous oiseaux de la terre, Et vous oiseaux de la lune Qui Jui faites son halo?
O lumière de jour, lumière d’aujourd’hui, C’est ton fils qui revient éclaboussé de nuit.
Alentour le soleil brille : je suis dans un cône d’ombre, Mes vêtements ont vieilli de plus de six cents années, Le ciel lui-même est usé qui sous mes yeux s’effiloche Et voici des anges morts dans leurs ailes étonnées.
Il ne reste que l’oubli Sur la planète immobile, De l’oubli à ras de terre Empêchant toute chaumière, L’herbe même de pousser
Et le jour d’être le jour. L’alouette en l’air est morte Ne sachant comme l’on tombe.
Et vous, mes mains, saurez-vous Toucher encor mes paupières, Mon visage, mes genoux? Sortant du fond de la Terre Suis-je différent des pierres.
Dans un monde clos et clair
Sans océan ni rivières,
Une nef cherche la mer
De l’étrave qui résiste
Mal aux caresses de l’air,
Elle avance sur l’horreur
De demeurer immobile
Sans que sa voile fragile
En tire un peu de bonheur.
Ses flancs ne sont pas mouillés
Par l’eau saline impossible
Et les dauphins familiers
Lentement imaginés
Ne le prennent pas pour cible.
Son équipage figé
Attend le long de la lisse
Que l’océan se déclare
Et que l’heure soit propice.
Si l’on regarde de près
Chaque marin tour à tour
On voit d’année en année
Que chacun de ces visages,
Mieux que s’ils étaient de pierre,
Ne vieillit pas d’un seul jour.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.