BIENS ÉGAUX
Je suis épris de ce morceau tendre de campagne, de son accoudoir de solitude au bord duquel les orages viennent se dénouer avec docilité, au mât duquel un visage perdu, par instant s’éclaire et me regagne. De si loin que je me souvienne, je me distingue penché sur les végétaux du jardin désordonné de mon père, attentif aux sèves, baisant des yeux formes et couleurs que le vent semi-nocturne irriguait mieux que la main infirme des hommes. Prestige d’un retour qu’aucune fortune n’offusque. Tribunaux de midi, je veille. Moi qui jouis du privilège de sentir tout ensemble accablement et confiance, défection et courage, je n’ai retenu personne sinon l’angle fusant d’une Rencontre.
Sur une route de lavande et de vin, nous avons marché côte à côte dans un cadre enfantin de poussière à gosier de ronces, l’un se sachant aimé de l’autre. Ce n’est pas un homme à tête de fable que plus tard tu baisais derrière les brumes de ton lit constant. Te voici nue et entre toutes la meilleure seulement aujourd’hui où tu franchis la sortie d’un hymne raboteux. L’espace pour toujours est-il cet absolu et scintillant congé, chétive volte-face ? Mais prédisant cela j’affirme que tu vis ; le sillon s’éclaire entre ton bien et mon mal. La chaleur reviendra avec le silence comme je te soulèverai, Inanimée.
René Char
Deux parties égales en ce poème, écrit en 1938, qui est comme la conclusion ou l’état d’équilibre qui résume l’expérience de l’enfance aux Névons.
La première partie est le retour au pays natal, qui ne retient que l’essentiel : le contraste (la dualité de l’expérience) qui oppose l’émerveillement de l’enfant «penché sur les végétaux du jardin désordonné, attentif aux sèves, baisant des yeux formes et couleurs », et l’absence (ou la rupture) du contact avec les autres – sa famille, ses camarades, avec les “roseaux malades”que sont les hommes.
Solitude qui n’est pas l’isolement douloureux du poète au milieu des autres mais la distance qui le sépare des autres quand il les a jugés, transpercés …
On peut contempler du haut-pays l’absence d’hommes sur cette terre désertée : le Lubéron devient « l’accoudoir de solitude ».
« Prestige d’un retour qu’aucune fortune n’offusque ».
La valeur sémantique du mot « Prestige » et sa signification abstraite traduisent le caractère original, exceptionnel que René CHAR attribue à ce retour : ce n’est pas la nostalgie d’un paradis perdu mais la prise de conscience d’une expérience fondatrice, dont il va nous dire ensuite qu’elle est un privilège : – prestige d’avoir compris dès l’enfance que la terre est en même temps cette nature communicante (de toutes formes, de toutes couleurs, de toute sève) et cet immense désert d’hommes.
Aucune fortune : aucun hasard, ne vient offusquer, autrement dit : contredire le sens de ce retour, parce qu’il ne s’agit pas d’une expérience contingente (due aux circonstances de l’enfance) mais d’une vérité qui, découverte au sortir de l’enfance, reste pour l’homme -pour le poète- la base de sa compréhension du monde.
« Tribunaux de midi, je veille ».
Midi, qui pour tous les roseaux humains, dont la vie est sommeil, est le signal du déclin du jour les conduisant au repos « mérité », devient pour le poète, porteur de cette vérité, la crête aride du jour, le moment de la plus haute veille où il est prêt à comparaître devant les Tribunaux pour témoigner de sa lucidité, de son «inclémence» à l’égard des hommes.
– René CHAR peut alors (-c’est la conclusion de cette première partie de la méditation solitaire-) exprimer devant le Tribunal de Midi le sens de cette expérience privilégiée qui est la sienne :
« Moiqui jouis du privilège de sentir tout ensembleaccablement et confiance, défection et courage ».
Accablement et confiance, défection et courage, tels sont les deux (sentiments) contraires qui partagent le poète au sortir de l’enfance, mais sans le désunir, comme les deux faces de son individualité : une lutte en lui qui va faire l’unité de son existence (tant il est vrai -Héraclite- que toute réalité vit de la lutte des contraires).
C’est toute la vie de R. CHAR qui est « animée » par cette contradiction :
• refus du travail et émotion jusqu’aux larmes devant la main qui fait jaillir les étincelles de l’enclume, tendresse pour le forgeron qui fait “éclater la mince nuit du métal à l’étroit sous la terre”.
• condamnation de l’humanité malade des roseaux et hommage aux travailleurs et aux transparents
« Sociables, communicants,
Nous sommes entrés dans l’écart
Limon secouru, nuit guérie »
• fureur contre une humanité, asservie au profit, qui a accouché des monstres du nazisme, qui continue à vivre en ignorant la pyramide des martyrs, dans la complaisance pour les bourreaux.
et mystère du visage des hommes, résistants, réfractaires qui répondent à la confiance par le courage.
• « Volonté elliptique de la plus scrupuleuse solitude » pour célébrer la beauté jusqu’à l’épuisement faisant place à l’action « sans remords », réponse à l’absurde au nom d’une espérance sans certitude, d’un avenir dont les lendemains restent inconnus.
René CHAR nous livre le secret de sa douleur, de son mal : « – De quoi souffres-tu?» s’interroge-t-il dans “Rémanence”, – « De l’irréel intact dans le réel dévasté ».
De quelle source est née la présence de l’irréel, qui nous garantit en même temps sa rémanence ?
La réponse clôt la première partie du retour au pays natal
« Je n’ai retenu personne sinon l’angle fusant d’une Rencontre ».
Voici la seconde partie du poème :
• Cette rencontre n’a pas de visage. On ne l’entrevoit jamais que sous un “angle fusant”, un angle oblique.
Visage absent de « l’ Amoureuse en robe d’olivier », rencontrée aux alentours de son enfance – qui est la figure allégorique du poème : “Dansons aux baronnies …, – la même que la Béatrice de Dante, que l’Aurélia de Nerval.
• Voici que ceux qui ne sont pas poètes voudraient qu’on l’appelât “LaBeauté” … mais le poète sait qu’il s’agit d’une réelle, d’une vivante absence … que seul le réel dissimule …
« L’amour: Être le premier venu », écrit René CHAR.
Parce que nous venons au monde quand le monde est déjà là, le réel s’impose à nous comme la face anonyme du monde … La « vraie » réalité devient l’ombre, le contraire de la lumière ; la nuit le contraire du jour, l’absence que nie l’existence, l’irréel que le réel prétend « irréalisable » …
René CHAR dénonce cette inversion : la rencontre, la promenade ont bien eu lieu dans ce pays prénatal qui n’est pas un rêve :
A preuve : « nous avons marché côte à côte sur une route de lavande et de thym …, dans un cadre enfantin de poussière » où les ronces accrochaient sa robe d’olivier, où le gosier s’irritait de la poussière soulevée.
Parce que nous marchions côte à côte, sans nous voir, sans nous toucher, «l’un se sachant aimé de l’autre» faudrait-il que ce pays, bordé de lavandes noires, fût le monde souterrain de l’au-delà et que le poète, comme Orphée croyant voir Eurydice, ne rencontrât que sa mort …
Cette rencontre, qui détermine toute la vie du poète où l’“irréel” reste “intact au mileu du réel dévasté”, n’était-elle qu’un rêve ?
• René CHAR s’adresse alors à toute femme qu’il a connue, bien “réelle” celle-là, qui eut voulu être sa première compagne :
– ne sait-elle pas que le poète -absent de l’acte- cherchait, à travers elle, l’être «irréel» de la première Rencontre ?
– ce n’est pas, lui dit-il, « un homme à tête de fable » (comme Orphée croyant qu’il peut posséder Eurydice) que « tu baisais derrière les brumes » -à l’abri des illusions- « de ton lit constant » (où la constance, la répétition de la possession tiennent lieu de preuve d’amour.)
– c’est « aujourd’hui seulement », au travers du retour à l’enfance, à « la sortie de l’hymne raboteux » -de l’expérience aride du poème- que « te voici nue et entre toutes la meilleure » : c’est elle, la compagne de la première rencontre, qui est vraiment nue et la meilleure !
• N’est-ce pas dire que « l’espace »de la vie réelle (le continuum de notre vie) est cet «absolu», encore « scintillant »d’absence, qui « donne “congé” à l’Être » (comme diront les philosophes), convertissant en irréel la vraie réalité par « une chétive (ridicule et fragile) volte-face » (cette inversion dont nous parlions) ?
Mais « prédisant cela », affirmant que l’Être (-la vraie réalité-) est dès l’origine dissimulé par la conscience fausse que nous avons de la vie comme un espace ou un parcours, “j’affirme” -en même temps- « que tu vis », toi, mon amoureuse de la première rencontre.
Ma rencontre avec toi, c’était une rencontre avec l’être, avec cette vérité de l’être que l’existence sans cesse nous masque.
• « Le sillon », le sens de la séparation entre l’être et la conscience qui le dissimule sous le masque du réel, s’éclaire : « Ton bien » – ta beauté inaccessible, irréelle- et «Mon Mal» -ma solitude, ma déréliction- sont les deux faces, contraires, d’une même réalité : c’est la façon dont l’Être en l’homme se manifeste en se dissimulant.
• On peut alors affirmer que « la chaleur reviendra », non pas « la chaleur grise » de la vie réelle (où toutes choses ont perdu leurs formes, leurs couleurs et leur sêve), mais bien celle qui naîtra du « silence », où le poète, mu par l’éclair de ta présence toujours vivante, « te soulèvera » à bout de bras (avec les mêmes efforts que le forgeron), te laissant dans le Poème : « Inanimée ».
Le Poème est la trace indélébile de l’Être, présence réelle, vivante au travers de l’homme, mais que les hommes doivent réanimer.
Jean Lévêque
Philosophe
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