Chanson noire


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Chanson noire

Mon sombre amour d’orange amère
Ma chanson d’écluse et de vent
Mon quartier d’ombre où vient rêvant
Mourir la mer

Mon doux mois d’août dont le ciel pleut
Des étoiles sur les monts calmes
Ma songerie aux murs de palme
Où l’air est bleu

Mes bras d’or mes faibles merveilles
Renaissent ma soif et ma faim
Collier collier des soirs sans fin
Où le coeur veille

Dire que je puis disparaître
Sans t’avoir tressé tous les joncs
Dispersé l’essaim des pigeons
A ta fenêtre

Sans faire flèche du matin
Flèche du trouble et de la fleur
De l’eau fraîche et de la douleur
Dont tu m’atteins

Est-ce qu’on sait ce qui se passe
C’est peut-être bien ce tantôt
Que l’on jettera le manteau
Dessus ma face

Et tout ce langage perdu
Ce trésor dans la fondrière
Mon cri recouvert de prières
Mon champ vendu

Je ne regrette rien qu’avoir
La bouche pleine de mots tus
Et dressé trop peu de statues
À ta mémoire

Ah tandis encore qu’il bat
Ce coeur usé contre sa cage
Pour Elle qu’un dernier saccage
La mette bas

Coupez ma gorge et les pivoines
Vite apportez mon vin mon sang
Pour lui plaire comme en passant
Font les avoines

Il me reste si peu de temps
Pour aller au bout de moi-même
Et pour crier Dieu que je t’aime
Je t’aime tant

 

Louis Aragon

JE T’AIME PAR LES CHEMINS NOIRS


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JE T’AIME PAR LES CHEMINS NOIRS

 

Je t’aime par les chemins noirs comme ceux-là qui n’ont demeure
Et qui marchent toute la nuit toute part à se dépenser
J’inscris ton nom sur tous les murs qu’avec moi mon amour ne meurt
Qu’ils soient mémoire à mon murmure et preuve par où j’ai passé

Où j’ai perdu mon ombre humaine où j’ai mêlé vivre et mes rêves
Où j’ai pris ta main dans ma paume et croisé tes pas de mes pas
Tant qu’enfin le temps qui se lève ainsi qu’un parfum parachève
L’aube de nous dont la merveille est que nous ne la verrons pas

Je t’aime au-delà de mon âme au-delà des soirs et des jours
M’entends-tu quand je dis je t’aime à t’’enlacer à t’en lasser
Je suis la faim que rien ne comble et la soif que rien ne secourt
Et pas un instant de ma chair assez ne t’aura caressée

Je t’aime au-delà d’être un homme au-delà de toucher et voir
Au-delà des mots qui me font au profond du cœur ce grand bruit
Au-delà même du vertige où tes yeux m’étaient seuls miroirs
Je t’aime au-delà de moi-même où même t’aimer me détruit

Je t’aime comme d’épouvante et comme de mon ventre ouvert
Je ne suis que le cri terrible où tu t’éloignes de ma plaie
L’arrachement de ta présence et le péril de ton désert
O toi mon éternel partir toujours de moi qui t’en allais

 

Louis Aragon