LE MEUBLE PAR CHARLES CROS


Georges Braque and the Cubist Still Life, 1928–1945

LE MEUBLE PAR CHARLES CROS

A
Madame
Mauté de
Fleurville.

Il m’a fallu avoir le regard bien rapide, l’oreille bien fine, l’attention bien aiguisée,

Pour découvrir le mystère du meuble, pour pénétrer derrière les perspectives de marqueterie, pour atteindre le monde imaginaire à travers les petites glaces.

Mais j’ai enfin entrevu la fête clandestine, j’ai entendu les menuets minuscules, j’ai surpris les intrigues compliquées qui se trament dans le meuble.

On ouvre les battants, on voit comme un salon pour des insectes, on remarque les carrelages blancs, bruns et noirs en perspective exagérée.

Une glace au milieu, une glace à droite, une glace à gauche, comme les portes dans les comédies symétriques.
En vérité ces glaces sont des portes ouvertes sur l’imaginaire.

Mais une solitude évidemment inaccoutumée, une propreté dont on cherche le but en ce salon où il n’y a personne, un luxe sans raison pour un intérieur où ne
régnerait que la nuit.

On est dupe de cela, on se dit « c’est un meuble et voilà tout, » on pense qu’il n’y a rien derrière les glaces que le reflet de ce qui leur est présenté.

Insinuations qui viennent de quelque part, mensonges soufflés à notre raison par une politique voulue, ignorances où nous tiennent certains intérêts que je n’ai pas
à définir.

Pourtant je n’y veux plus mettre de prudence, je me moque de ce qui peut en arriver, je n’ai pas souci des rancunes fantastiques.

Quand le meuble est fermé, quand l’oreille des importuns est bouchée par le sommeil ou remplie des bruits extérieurs, quand la pensée des hommes s’appesantit sur quelque
objet positif,

Alors d’étranges scènes se passent dans le salon du meuble; quelques personnages de taille et d’aspect insolites sortent des petites glaces; certains groupes, éclairés par
des lueurs vagues, s’agitent en ces perspectives exagérées.

Des profondeurs de la marqueterie, de derrière les colonnades simulées, du fond des couloirs postiches ménagés dans le revers des battants,

S’avancent, en toilettes surannées, avec une démarche frétillante et pour une fête d’almanach extraterrestre,

Des élégants d’une époque de rêve, des jeunes filles cherchant un établissement en cette société de reflets et enfin les vieux parents, diplomates ventrus et
douairières couperosées.

Sur le mur de bois poli, accrochées on ne sait comment, les girandoles s’allument.
Au milieu de la salle, pendu au plafond qui n’existe pas, resplendit un lustre surchargé de bougies roses, grosses et longues comme des cornes de limaçons.
Dans des cheminées imprévues, des feux flambent comme des vers luisants.

Qui a mis là ces fauteuils, profonds comme des coques de noisettes et disposés en cercle, ces tables surchargées de rafraîchissements immatériels ou d’enjeux
microscopiques, ces rideaux somptueux — et lourds comme des toiles d’araignée?

Mais le bal commence.
L’orchestre, qu’on croirait composé de hannetons, jette ses notes, pétillements et sifflements imperceptibles.
Les jeunes gens se donnent la main et se font des révérences.

Peut-être même quelques baisers d’amour fictif s’échangent à la dérobée, des sourires sans idée se dissimulent sous les éventails en ailes de mouche, des
fleurs fanées dans les corsages sont demandées et données en signe d’indifférence réciproque.

Combien cela dure-t-il?
Quelles causeries s’élèvent dans ces fêtes?
Où va ce monde sans substance, après la soirée?

On ne sait pas.

Puisque, si l’on ouvre le meuble, les lumières et les feux s’éteignent: les invités, élégants, coquettes et vieux parents disparaissent pêle-mêle, sans souci
de leur dignité, dans les glaces, couloirs et colonnades; les fauteuils, les tables et les rideaux s’évaporent.

Et le salon reste vide, silencieux et propre;

Aussi tout le monde le dit « c’est un meuble de marqueterie et voilà tout, » sans se douter qu’aussitôt le regard détourné.

De petits visages narquois se hasardent à sortir des glaces symétriques, de derrière les colonnes incrustées, du fond des couloirs postiches.

Et il faut un œil particulièrement exercé, minutieux et rapide, pour les surprendre quand ils s’éloignent en ces perspectives exagérées, lorsqu’ils se
réfugient dans les profondeurs imaginaires des petites glaces, à l’instant où ils rentrent dans les cachettes irréelles du bois poli.

Charles Cros

FENÊTRE A LA DEROBEE


Georges Braque

FENÊTRE A LA DEROBEE

Vue d’une toilette le pot à eau miroite les souches du toit dans la cuvette

de la chanson on entend la traversée des paroles sans les voir

Georges Braque peignant sans freiner

renverse les cubes d’un rire en cage d’ascenseur

qui maintient les oiseaux à leur place

La page est cornée sans différence

alea jacta est

l’étable tient la chaleur animale sans que la musique à la mode influe sur les mots

La vie aborde un virage en se gardant de mettre le mode d’emploi dans la boîte. C ‘est bien vrai comme dirait la Mère Denis, cette fois le produit est réellement nouveau.

Niala-Loisobleu – 14 Octobre 2020

TORT DU COU


Georges Braque à doule-face

TORT DU COU

Quelque raideur qui soit

le torticolis ne me bloquera pas en poste

Je trouverai tes seins en bonne place

et la fesse droite dans ses bottes

13 du moi

ça devrait me porter chance

Bon jour Ma

t’en retourne sur tout pas

Niala-Loisobleu – 13 Octobre 2020

Le secret de l’initié (Taina initiatului, 1924)


Georges Braque

Le secret de l’initié (Taina initiatului, 1924)

Dernier jour. Homme, c’est vrai :
De tout ce qui a été,
Rien n’a changé.
En haut, tourne le même ciel,
En bas, s’étend la même terre.
Mais un chant a surgi, au large,
Profond et mystérieux, au large.
On dirait que, dans les profondeurs, les cercueils
Ont cédé et que s’en sont envolés
Vers le ciel d’innombrables alouettes.
Homme, le jour du jugement
Est pareil à tout autre jour.
Fais plier tes genoux,
Tords-toi les mains,
Ouvre les yeux, étonne-toi.
Homme, je t’en dirais bien davantage,
Mais c’est en vain…
D’ailleurs, des étoiles se lèvent
Et me font signe de me taire.
Et me font signe de me taire.

Lucian Blaga

Dans la grande traversée (In marea trecere, 1924) – Traduit du roumain par Philippe Loubière.

DES NOUEMENTS


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DES NOUEMENTS

A tenir la flamme au moment où elle tremble, entre rouge et bleu jaune, pour voir dans le tamisé palpiter le poitrail de sa pensée, sur la table les larmes de la première rose, au fond de la guitare tenant le murmure, oui l’ocre et les autres de Braque plus vivants que nature, le fruit gonflé du sein tombé de l’aisselle et sur le green du ventre le trou du nombril au-dessus de la parcelle des meules, il se pourrait qu’un papillon écrive un vers à soie, rien quand fermant les yeux pour se laisser guider par les doigts, humide truffe canine qui siffle au loin, un châle plus long que le mollet lèche la pose du corps  face au chevalet comme au printemps d’une vie que le palais goûte, ému, innocent, prêt à s’imaginer encore pour battre le déboire et refaire vendanges, il n’y a pas d’odeur sans femme à bord, la mer anémone son langage et note en Epoque son passage, les estrans dans la marge, pour accrocher la maison d’oiseau dans la baie du bocage, faire qu’il reste au moins deux enfants pour continuer à en faire d’autres disent les marelles…

Puis quand il fait plus noir, que la pluie bouffe comme un chancre, poser son imperméable, au milieu des bougies solaires, une boite de jazz pour cache-misère ça vous habille un sans-abri de cotonnades respectueuses et de sourires à votre égard.

Niala-Loisobleu – 5 Juillet 2020