LES PARAPLUIES
A Michel Legrand
De ce que le vent rabat une place de Rochefort retourne ses demoiselles sous mes yeux. Temps d’avant l’Hermione et d’après le transbordeur où je finis l’exode. Le grand a cette particularité qui le rend plus effaçable que le minable. Troublant. De quoi reposer la question du bienfait de vivre. Petit coup de blues, ce coin de France, parce que cet homme, s’écorne un coin du visage plein d’une folie visible dès le premier abord. Cherbourg pour une fois mis en surface efface à la base ses sous-marins. Chante eau-vive. Dans l’ombre des arbres le soleil faufile l’or de sa rivière. Nous avons été à la nage avec les truites sauvages avant qu’on décide de les élever. Buissonnier ensemble nous n’avons trouvé que ça de bon en école. Comme si la lumière ça pouvait s’apprendre.
J’ai l’assurance que le parapluie c’est devenu une dérision de la vie, du soleil pour t’entendre c’est tout ce que je demande.
C’est avec une extrême volupté mentale et dans un état d’excitation affective et physique ininterrompu que je poursuis en moi et hors de moi ce numéro d’acrobatie
infinie
Ces sauts contemplatifs actifs et lubriques
que j’exécute
simultanément allongé et debout
jusque dans ma façon déroutante
ou ignoble ou profondément aphrodisiaque
ou parfaitement inintelligible
de saluer de loin mes semblables
de toucher ou de déplacer
avec une indifférence feinte
un couteau, un fruit
ou la chevelure d’une femme
ces sauts convulsifs que je provoque à l’intérieur de mon être convulsivement intégré â la grandiose convulsion universelle
et dont la dialectique dominante m’était toujours accessible même si je n’en saisissais que les rapports travestis
ont commencé ces derniers temps
à m’opposer leur figure impénétrable
comme si
tout à la tentation de rencontrer
plus que moi-même
sur la surface d’un miroir
j’en grattais impatiemment le tain
pour assister
stupéfait
à ma propre disparition
Il ne s’agit pas ici d’une maladresse
sur le plan de la connaissance
ni de la pieuse manœuvre de l’homme
qui avoue orgueilleusement son ignorance
Je ne me connais aucune curiosité intellectuelle
et supporte sans le moindre scrupule mon peu d’intérêt
pour les quelques questions fondamentales que se posent mes semblables
Je pourrais mourir mille fois
sans qu’un problème fondamental
comme celui de la mort
se pose à moi
dans sa dimension philosophique
cette manière de se laisser inquiéter
par le mystère qui nous entoure
m’a toujours paru relever
d’un idéalisme implicite
que l’approche soit matérialiste ou non
La mort en tant qu’obstacle oppression, tyrannie, limite angoisse universelle
en tant qu’ennemie réelle, quotidienne
insupportable, inadmissible et inintelligible
doit, pour devenir vraiment vulnérable
et, partant, soluble
m’apparaître dans les relations dialectiques
minuscules et gigantesques
que j’entretiens continuellement avec elle
indépendamment de la place qu’elle occupe
sur la ridicule échelle des valeurs
En regard de la mort
un parapluie trouvé dans la rue
me semble aussi inquiétant
que le sombre diagnostic d’un médecin
Dans mes rapports avec la mort
(avec les gants, le feu, le destin
les battements de cœur, les fleurs…)
prononcer fortuitement
le mot moribonde
au lieu de bien-aimée
suffit pour alarmer ma médiumnité
et le danger de mort
qui menace ma bien-aimée
et dont je prends connaissance
par ce lapsus de prémonition subjective
(je désire sa mort)
et objective (elle est en danger de mort)
m’inspire une contre-attaque
d’envoûtement subjectif
(je ne désire pas sa mort
– ambivalence intérieure, culpabilité)
et objectif (elle n’est pas en danger de mort
– ambivalence extérieures, hasard favorable)
Je fabrique un talisman-simulacre
d’après un procédé automatique
de mon invention (l’Œil magnétique)
la fabrication de ce talisman intégrée aux autres surdéterminantes prémonitoires, angoissantes, accidentelles
nécessaires, mécaniques et erotiques
qui délimitent ensemble
un comportement envers la mort
étant la seule expression praticable
d’un contact dialectique avec la mort
la seule à poser réellement
le problème de la mort
en vue de sa solution (de sa dissolution)
L’état de désolation-panique
et de catalepsie morale
auquel m’a réduit la récente incompréhension
de mes propres sauts dialectiques
n’a aucun rapport avec une attitude
intellectuelle
devant le problème de la connaissance
Le fait que ces trente derniers jours aient été plus obscurs que jamais aurait pu me troubler comme un existant inconnu comme un nouveau dérèglement
D’ailleurs, c’est systématiquement
que j’entretiens autour de moi
un climat de brume continuelle
de mystères puérils, simulés, insolubles
intentionnellement et voluptueusement
déroutantes
On sait que l’analyse
comme n’importe quelle autre méthode
d’interprétation rationnelle ou irrationnelle
n’est qu’une possibilité partielle
de dévoiler le mystère
dans la mesure où chaque vérité découverte
ne fait que le voiler davantage
et lui confère une attraction théorique
à la manière de ces femmes irrésistibles
et hystérisantes du début du siècle
que l’amour couvrait de plusieurs enveloppes
de dentelles, de parfum et de vertige
Ce n’est donc pas l’échec de mes interprétations au cours de ces trente derniers jours qui me fait désespérer
Ce qui provoque mon désespoir, ma perplexité
le chaos de ma pensée et une douleur atroce
au creux de ma poitrine
c’est l’échec de ma singulière
apparition au monde au début de cette année
menacée de se dissoudre
d’une manière lamentable
c’est la grande, la monstrueuse déception
que me cause mon propre personnage
drogué à l’idée d’évoluer
avec une agilité jamais atteinte
à la frontière de la veille et du sommeil
entre le oui et le non
le possible et l’impossible
pour se trouver soudain
devant l’envers du décor
dans un monde d’illusions
et d’erreurs fondamentales
qui ne pardonnent pas et qui transforment
mon inégalable et inimaginable existence
en blessure
Dans ce monde latéral où je me sens jeté sans savoir quelle erreur j’ai commise
(même sur le plan précaire de la culpabilité) sans savoir ce qui m’est arrivé, ni pourquoi je ne ressens que les effets catastrophiques de l’erreur, l’avalanche d’agressions
et de cruautés, probablement nécessaire que le monde extérieur déclenche contre moi
Toutes les personnes qui m’entourent me trahissent, sans exception
Tous les objets, toutes les femmes
et tous les amis, le climat, les chats
le paysage, la misère, absolument
tout ce qui me guette avec amour ou haine
profite de mon immense faiblesse
(conséquence d’une erreur théorique
qui m’échappe)
pour me frapper de plein fouet
avec une lâcheté dégoûtante
mais sans doute d’autant plus nécessaire
D’un coup, je me trouve dans une chambre
glacée, affamé, seul, sale
la trahison oedipienne tapie
dans toutes mes ombres malade, oublié, misérable tremblant de froid et de peur dans des draps mouillés de fièvre et de larmes
A la lumière
de ces agressions atroces et subites
(véritables signaux d’alarme)
les étreintes suaves qui les accompagnent
me paraissent tout à coup suspectes
et j’éprouve la nécessité brûlante
de créer autour de moi un vide correspondant
au vide théorique qui paralyse
toute mon activité mentale
écartant par cette projection
pour insupportable qu’elle soit
le mélange douceâtre de bien et de mal
que le monde extérieur m’impose
image du double oedipien
et masque le plus sinistre de l’erreur
Après ce coup inattendu
je ne supporte pas la pensée
de chercher refuge dans les bras de l’aimée
en vertu d’un instinct
de conservation machinal
les bras de l’aimée
participent, eux aussi, à cette violence
et leur complicité invisible jusqu’ici
apparaît nettement si nous y cherchons refuge
si nous commettons l’erreur impardonnable
de réduire la réalité objective de l’amour
aux réalités les plus apparentes
et confusionnelles du monde extérieur
Pour éviter cette fuite
dans une illusion consolante
je préfère démasquer la complicité partielle
de l’aimée que d’idéaliser
ses charmes compensateurs
je préfère pousser mon désespoir
jusqu’à sa dernière conséquence
(qui doit comporter
une issue dialectique favorable)
plutôt que de chercher un abri
où faire panser mes blessures et nettoyer
mes plaies, à moins que par un adorable lapsus
l’aimée ne confonde avec candeur
le flacon de poison avec la teinture d’iode
Il me suffit de bouger dans une pièce obscure à la recherche d’une photo ou d’un mouchoir et de me cogner ou de me piquer à une aiguille pour engager dans le mystère de
cette goutte de sang au bout de mon doigt les causalités erotiques les plus lointaines et les conjonctions astrales, sociales et universelles les plus invraisemblables
Je sais dans quelle mesure
mon désespoir projeté sur la totalité
des personnes qui m’entourent
est susceptible de suggérer
la manie de la persécution
dans sa phase aiguë, mais cet aspect
de mon comportement ne saurait abolir
la signification objective
que j’attribue à la paranoïa
d’autant que pour dénoncer les gens que j’aime
je dispose d’un matériel analytique
convaincant par lui-même
sans qu’il soit besoin
de l’appui maniaque de ma personne
D’ailleurs, peu importe que mes accusations soient légitimes ou non
Ce qui m’intéresse, ce que je ressens comme une nécessité irrésistible c’est de soutenir par mes actes jusque dans leurs conséquences les plus absurdes le vide
théorique qui me remplit indépendamment de la douleur passagère que je m’inflige et de la catégorie masochiste dans laquelle apparemment je tombe
Pour moi, le seul plaisir objectivement désirable, celui qui n’a jamais été éprouvé, ne peut être suscité que par une euphorie mentale concomitante jamais
imaginée, jamais pensée
Les erreurs théoriques que j’ai dû commettre
et qui m’ont rendu ces derniers temps
si vulnérable au sadisme permanent
du monde extérieur
ne peuvent trouver d’issue
que si je me maintiens dans l’équilibre
instable de la négation
et de la négation de la négation
seule façon d’être toujours en accord
avec soi-même
Le vide théorique que je ressens
comme si je vivais jour et nuit
sous une machine pneumatique
m’oblige à envoyer à tous les gens qui m’aiment
des lettres de rupture où je dénonce leur haine
leur amour ayant pour moi tous les caractères
latents de la haine générale
L’éloignement physique de ces personnes est non seulement une mise en pratique de mon vide théorique mais aussi une élémentaire mesure de sécurité
Depuis quelques jours
je ne vois plus personne
et si l’absence de la femme aimée
de la voix et de la chaleur humaine
me cause parfois une peur assez excitante
par contre ma solitude forcée, systématique
cynégétique, aggrave au-delà de toute limite
mon immense, mon incommensurable désespoir
Je ne sais plus quoi faire
Après avoir tout fait
pour être d’accord avec moi-même
(comme est d’accord la balle
avec le sang qu’elle répand)
après avoir évité tous les pièges douillets
que me tendait le monde extérieur
pour compenser, dans sa perfidie œdipienne
le mal immense qu’il me faisait
après avoir réfléchi mon vide théorique comme dans le miroir d’un miroir
ur ma vie déserte, sur mes gestes interrompus r mes insomnies torturantes et prolongées
ur mon agonie perpétuelle
je ne vois pas ce que je pourrais faire
de mon personnage pétrifié par tant de désespoir
sinon le mettre face à face avec la mort
car seule la mort peut exprimer
dans son langage obscurantiste et fatal
la mort réelle qui me consume
me traverse et m’obscurcit
jusqu’à l’anéantissement
En me dirigeant vers la mort
comme vers la conclusion presque logique
de ma négation
je bute contre un obstacle quantitatif
dans lequel je reconnais
comme dans les viscères pourris d’un porc
toute la trivialité du
Créateur
son imagination élémentaire
utilitaire et ignoble
Cette mort grossière, naturelle, traumatique encore plus castrante que la naissance qu’elle réfléchit et complète me paraît insupportable non seulement parce qu’elle
pousse l’idée de castration
jusqu’au monstrueux anéantissement physique mais parce que cette mort unidimensionnelle ne correspond pas aux sauts dialectiques qui nous y mènent
son opposition fixe, mécanique, absolue rend impossible l’expression libre des nécessités, là où les causes et les effets sont empêchés d’échanger leurs
destins
La présence permanente de la mort
dans la nuit funéraire de mon être
ne prendra jamais, en tant que nécessité
les aspects paralysants de la mort
inventée par le
Créateur
cette mort (cette vie) structurellement
religieuse disparaîtra avec la dernière
répression
La mort que je contiens comme une nécessité comme la soupape du désespoir comme une réplique de l’amour et de la haine comme un prolongement de mon être
à l’intérieur de ses propres contradictions
cette mort, je la reconnais
dans certains aspects angoissants
et lubriques du rêve, dans la toxicomanie
dans la catalepsie, dans l’automatisme
ambulatoire
toujours à l’intersection de l’homme et de l’ombre de l’ombre et de la flamme
je la reconnais dans ma nécrophiiie masquée quand j’oblige mon aimée à garder pendant l’amour une passivité de glace
je la reconnais même dans l’acte mécanique du sommeil, dans l’évanouissement ou l’épilepsie
mais je ne reconnaîtrai jamais même dans mes rêveries les plus auto-flagellantes
l’objectivité de ce phénomène sinistre
qui nous monotonise
nous répète et nous extermine
comme si nous étions la victime
mille fois millénaire
d’un monomane sénile et cynique
Le prolongement de cette mort nécessaire
qui ne s’opposerait plus traumatiquement
à la vie et qui la résoudrait
dans le sens d’une négation ininterrompue
où soient perpétuellement possibles
la réciprocité et l’inversion causale
le prolongement de cette mort objective
comme une réplique à ma vie objective
à travers laquelle passe
à une tension toujours extrême
l’objectivité incandescente de mes amours
m’oblige aujourd’hui
dans un état de désolation panique
sans limite, de catalepsie morale
poussée jusqu’au vide théorique
et de désespoir insoluble, macabre
et symptomatiquement révolutionnaire
à aggraver cet état d’irritation aiguë en l’exaspérant jusqu’à sa négation impossible, et jusqu’à la négation exaspérante de l’impossible là
où la mort
pour être dévorée comme une femme quitte ses quantités traumatiques et s’embrase qualitativement thaumaturgiquement et adorablement dans l’humour
En utilisant les signes chiffrés
de notre tatouage intérieur
en faisant de nouveau appel
à l’Irrespirable
Triangle de l’artifice
à la
Femme aux mille
Fourrures
de l’automatisme
au
Cœur
Double du somnambulisme provoqué
et à la
Grande, à l’Inégalable
Baleine
du simulacre
Je fais plusieurs jours de suite des tentatives de suicide qui ne sont pas seulement
une conséquence logique
de mes déceptions, de ma saturation
et de mon désespoir subjectif
mais la première victoire réelle
et virtuelle
sur ce
Paralytique
Général
Absolu
qu’est la mort
Ghérasim Luca
Je parie que tu gardes avec toi cette lumière que nous avons goûté ensemble, qu’elle cascade éternellement sous tes doigts.
Niala-Loisobleu – 27/01/19
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