
par Gérard Noiret
19 juin 2021
Ses quatre-vingt-quatorze poèmes mêlent avec beaucoup d’inventivité les différentes formes élaborées au cours d’un parcours de quinze titres (en dehors des romans, des nouvelles et des essais), commencé en 1979 aux éditions Rougerie. À l’évidence, la chance d’avoir collaboré avec de très nombreux peintres a nourri le sens de la composition de Gabrielle Althen qui, sous un autre nom, a poursuivi une carrière de professeur de littérature comparée à l’université.
« Et te reste à baiser la main continuelle de la lumière, qui pourtant se dérobe. »
Cent ans après Les champs magnétiques, La fête invisible nous rappelle que l’écriture automatique conserve ses pouvoirs. Refusant les diktats d’André Breton sur cette pratique, devant selon lui révéler le fonctionnement du cerveau et rester vierge de toute réécriture, Gabrielle Althen tourne délibérément les yeux du côté de René Char. Si les poèmes de La fête invisible enchantent la lecture, leur visée n’est pas uniquement d’ordre esthétique. Elle est aussi de libérer les forces d’émancipation de l’imaginaire. En rupture avec les conceptions instrumentalistes de la langue, ses proses et ses vers offrent leurs jaillissements pour ce qu’ils sont, non pour ce qu’ils traduiraient. Chaque poème est libéré de la fatalité d’être la mise en mots d’une réalité censée le précéder. Chacun reprend à son compte la déclaration de Rimbaud : « ça dit ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens ». Que ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, Gabrielle Althen l’admet volontiers. Mais ce qui ne se conçoit pas ou ne se conçoit pas encore, ou ne se concevra jamais ?
SONT CONCILIANTS
LES DERNIERS FEUX DU SOIR
Soir, beautés diverses, étrave heureuse, et je m’en suis allé parmi tous ces miroirs. J’avais déjà marché longtemps en quête de fossiles et de projets criards ; c’est que j’ai la soif âpre et ne sais pas où aller boire. Origine ? Futur ? Est-ce que le saurait pour moi mon corps qui murmure et respire si près
Sont conciliants les derniers feux du soir. C’était comme si l’air n’était plus aussi nu et qu’il fallait accepter de se rasseoir.
Gabrielle Althen © Francesca Mantovani
Qu’on ne s’y trompe pas. Une telle réussite n’est pas à la portée du premier poète venu, à qui il suffirait d’écrire sans le contrôle de la volonté pour se faire une place parmi ceux qui comptent en poésie. L’écriture automatique a très peu été utilisée, passé l’émerveillement premier. Ses formulations, qui reposent sur quelques modèles vite identifiables, se ressemblent trop, et ses beautés sont quasiment incompatibles avec le développement d’une pensée ou d’une émotion. Il faut une grande sûreté de relecture à Gabrielle Althen pour repérer les filons à extraire des paragraphes ; une attention très fine aux associations pour « monter » en bijoux des affirmations surprenantes ; des capacités d’invention renouvelées pour trouver des titres éclairants ; une connaissance très large des poètes susceptibles d’établir des correspondances avec son travail (les trois chapitres sont placés successivement sous le signe d’Alain Breton et d’Antoine Emaz, de János Pilinszky et de Tomas Tranströmer, de Paul Claudel, de W.B. Yeats et de Lionel Ray). En un mot, il lui faut un art poétique très élaboré pour que la fête du titre soit une fête de l’écriture.
Une fenêtre se prononce
Le paysage est sur ses gardes
Mais la porte, que ferai-je de la porte ?
Une brise s’est levée
Les feuilles s’amusent bien ensemble
Je ne sais où tu vas
Dans l’air indifférent
Et mon cœur qui s’écoute
Laisse doucement pleurer sa route
Dehors, le peuplier palpite
et des anges fleurissent
Source EaN En attendant Nadeau
Trois cyprès sont vigiles
Où le pardon fera la porte
Les plantes simples qui s’étreignent
Habitent
On ouvrira bientôt le cran de nos désirs
Ce paysage est admirable mais que lui ôte sa beauté ?
Parfois je me demande où l’on y bêche encore
Le terreau de la faute
D’introuvables pans de ciel baignent la terre
La mort aura juste un peu traversé le plancher
Pour offrir à chacun sa grappe de baies noires
J’entends toujours le bourdon de l’orgueil
Et je ne sais si je rattraperai mon nom
Mon pauvre nom de tête rebâtie sur le cœur
Le recours se prononce et la vigile insiste
Moi je me tiens où le roseau se penche
Attention donc le ciel commence ici
Les choses sont pourtant bien étroites sous l’aplomb
Je fixe avec effort le sol entre la vigne et la maison
Mais le ciel trop léger commence à s’en aller
Est-ce que l’histoire en a parlé ?
Il a déjà quitté nos pieds
Sans doute le pardon est-il comme le ciel
Route et couronne partout avec portes ouvertes
Qui donnent à manger leur fruit manquant et vert
La chose est à la fois absente et colossale —
Tu pleures, je pense, ô mon désir…
La sentinelle heureuse près du bord qui chavire
Ne touche rien
N’a rien à nous ôter
J’ai pris sur l’arbre une amicale baie
La route est brève je me suis levée.
Gabrielle Althen
L’ÉTERNITE EST DANS LA COUR
L’homme a agrippé la femme
Et la femme murmure
«Ne t’écarte pas, nous tombons
Tu vois, c’est un voyage dans le vent de la chute
Et c’est si beau
Le vent s’enchante
Dans la maison trop claire qui tient sa paume ouverte
Comme une plaine
Sans turbulence malgré le vent »
Tous deux s’épousent et le moment ne tombe pas
La femme ne sait pas où ils vont
L’homme croit peut-être le savoir
Elle ferme simplement les yeux
Pour mieux sentir son cœur qui navigue vers lui
Et les vergers font des étoiles
On voit le vent qui s’énamoure
Et qui secoue les arbres fous
L’homme et la femme emportent pour repères
La satiété d’anciens châteaux du paysage
Qu’ils ont toujours connus arrimés dans le temps
«Ne t’écarte pas, nous tombons»
Nœud partageable fol appui
Le voyage et son point fixe
Et le moment ne tombe pas
Et c’est sans eux que le temps se décline
Toujours est incrédule la même plaie
La plaie de blé mêlé d’ivraie
Mode à l’impersonnel
Ocre terrible sur la rose du monde
La beauté se soutient et ne nous parle pas
Le temps mordille la peur et j’habite un devoir
Surgissement qui m’étreint et me chasse de moi
Tu ne voyais donc pas qu’aucun rempart ne divise le temps !
Tout se tient
Une guirlande bruisse
Le blé flambe à petits bruits d’insectes
Le blé flambe
Et ne me brûle pas
Qui ne suis plus en moi
Je ne sais pas qui je suis
Et j’habite un devoir
En attendant que la pure plaie de l’étendue
Sous sa broderie de feuilles et de temps libre
Tienne à l’étendue d’une parole
Où nous sachions entendre
Que nous tenons ensemble
Où tout se tient
–
Dépêchons-nous déjà une guêpe vient
Sucer la cigale malade tombée vive sur le balcon.
Gabrielle Althen
LE NU VIGILE – GABRIELLE ALTHEN
LENDEMAINS
L’heure qui passe après l’heure forte est visage qui se
sculpte dans l’air. Je me tiendrai au bord de la lumière
du sable plus étrange que la mer. Qui donc sera visible
après l’événement ?
Anges autour de l’œuvre pie, les lendemains sans lèvres
ont des étonnements de baisers clairs.
Gabrielle Althen
I Fleur sèche et collée sur la vallée L’allégresse à côté du pardon Et tous deux étrangers à nos yeux Il me semblait voir diminuer la beauté Tel paysage est maison forte Et le miracle est habité Le vent respire Un jonc écrit Ce vieux cri mon espoir cesse enfin de s’étirer : Un vrai carré de liberté ! Je suis là Dieu regarde Le papillon est jaune et l’hiver transparent Et qu’il y faille regarder tant les êtres et les choses Si ainsi se déplacent les monts Sur leurs cordes de ciels verts et d’orages ordinaires II Merveille comme une larme qui s’isole Sur une lame de l’hiver Le beau geste de pleurer réinventé La couleur devenue plus amère Avec ce bleu qui se décharne Mais comment se tenir sur le fil Où le ciel baisera la montagne ? Ce jour ne pleure pas Le vent brille La chose est sans contour Un grand cyprès roussit Pour que la mort ne soit pas dite absente Mais les armures sont invisibles Comme le jour dans le jour Et le gibier qui court dans la musique Gabrielle Althen |
LA CAVALIERE INDEMNE – GABRIELLE ALTHEN
Et voici, sans ses orgues, et entre ciel et pierre blanche, le couteau de la magnificence et je ne sais pas m’en servir, avec mes doigts tout rouges de tiédeur, au moment où la serpe miniature de nos désirs ne fauche que de trop petits emblèmes.
Gabrielle Althen
« C’est la vie qui regarde la vie qui respire
et le soupir grandit. »
Gabrielle Althen
NIALA
2021
ACRYLIQUE S/TOILE 60X60
J’erre dans la cour à attendre un mot mouillé de
vin mêlé de ciel et j’ai des gestes de nouveau-né sans
habitudes.
C’est la vie qui regarde la vie qui respire, et le
soupir grandit.
In Vie Saxifrage © Éditions Alain Gorius 2012, p.33
Le pèlerin sentinelle de Gabrielle Althen
la mer se hérisse de plumes
Enfance , un doigt de vent écrit sur terre !
Et tout cela fait deux jeux pour un salut
Au bout du soir
Proche l’abîme
Le tout s’invente entre des ailes
O colombe , tu chuchotes
Ce bel ordre
Et la neuve symétrie
De deux bleus sobres qui s’absentent!
Gabrielle Althen
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