La Chambre de Douleur


Joë Bousquet

Il est couché le poète, la douleur à ses pieds

bousquet

 

On ne remonte pas au jour sans passer par la poésie.

…La poésie n’est plus l’attribut du poème, mais un attribut caché de ce qui existe, son horizon dans l’âme des hommes, c’est-à-dire l’horizon, dans ce qui aspire à l’être, de ce qui aspire à la mort.

 

Telle une araignée noire au centre de sa toile, Joë Bousquet attendait au centre de sa chambre. Au milieu des vapeurs d’opium et des parfums que de belles visiteuses avaient laissé s’évaporer, il était là gisant, guettant les bruits du monde, et échangeant des lettres avec ceux qui marchent. Lui colonne vertébrale brisée il pouvait sentir physiquement en lui la terre tourner, alors que les bien – portants n’y prenaient garde.

 

Dans cette maison du 19 rue de Verdun, puis au 41 et enfin au 53, à Carcassonne, cette maison aux volets toujours clos, il y avait son lit immense avec le coussin réceptacle de son corps, un petit guéridon rond plein de médicaments, une table pour les manuscrits et la bibliothèque basse, une pipe d’opium. Quelques tableaux et des lampes toujours allumées. De 1925 à sa mort le soleil n’est jamais entré dans cette chambre, quelques amis et amies, oui. Cette chambre est maintenant un musée, « La maison des mémoires ». Joë Bousquet reste une de nos espérances.

 

Dans cette chambre, parfois Jardin des Oliviers, parfois cénacle des courages et des combats contre la médiocrité du monde, parfois boudoir, il était là, merveilleux gisant. Cette chambre « à la fois coquille et son hôte , était sa peau nouvelle, sa mappemonde d’imaginaire, sa furieuse tanière. Lui l’immobile, le gisant lumineux, il devient le vitrail du temps, il savait se mouvoir dans l’espace des consciences. Lui le couché pendant plus de trente ans, naviguait dans l’infini du langage. Sans un cri contre la destinée, il admettait sa haute expérience :

 

Rien ne nous advient que revêtu de notre âme : nous n’y reconnaissons qu’à la longue ce que nous avons appelé…

 

Le merveilleux gisant

 

Dans cette tanière, il attendait Aragon, Gide, le grand ami René Nelli qui lui parlait de l’amour courtois, et bien d’autres encore qui venaient se faire adouber dans la chambre close aux parfums. Car cette chambre dévouée « à la vie de l’esprit » était devenue l’antichambre des lettres françaises. Tapi dans la douleur, Joë Bousquet aura réussi à habiter la douleur. Lançant ses innombrables correspondances avec les peintres, les poètes, il aura si ce n’est sauvé le monde, du moins sauvé le sien. « Les miracles de l’amitié » l’auront tenu debout et éloigné ses ténèbres. Dans sa chambre (l’oubliette aérienne disait-il) il se sera entouré de toiles qui l’aidaient à vivre (Paul Klee, Max Ernst, Fautrier, Magritte,…). Ses papillons volaient à partir des toiles aimées et tant contemplées.

 

Courageuse sentinelle, il aura fondé « des planches de vivre », il aura voulu faire œuvre de vie et devenir poète tous les jours un peu plus. Sa grande exigence, commune à celle de son ami René Char l’aura amené à faire de ses nuits, des nuits sacrées.

 

Ce siècle présent est foutu s’il n’est pas fait contrepoids à sa nuit immense par l’assurance de quelques individus qui tiennent de leur volonté ou de leur vie le privilège de voir et d’éclairer… Je ferai ce que je pourrai pour lui, mais je le crois foutu. Jamais il ne comprendra que l’homme est un cœur, ou rien. C’est-à-dire : courage. Amour.

 

Joë Bousquet, comme Char, se veut donneur de courage et d’amour. Joë Bousquet voulait mettre dans son écriture « toute sa vie et toute sa personne », offrir par son exemple non une leçon de stoïcisme mais une leçon de vie, un creuset de forces vitales. Par sa souffrance, sa blessure, il aura presque de manière christique dans sa chambre refuge et torture à la fois, inversé les plaies et entonné un immense hymne à la vie. Pourtant il sait que « personne ne sait se mettre à la place de celui qui a été douleur ». Ce combat de résistant de la vie, il le mène seul, mais avec l’écharpe des amitiés en soutien.

 

Cette blessure du 27 mai 1918 reçue à Vailly, sur le front de l’Aisne, cette blessure sans limites qui le laisse paralysé à vie, cette douleur devenue son corps même, il la transcendera par la poésie. Entre la quatrième et la cinquième vertèbre, la mort s’est tapie, pas trop pressée, mais exigeante.

Il sera allé vers la vérité de la vie par sa volonté et par son vertige. Lui qui se sera fiancé avec cette douleur, se sera marié avec la vie. Intense et lucide, Joë Bousquet ne fuit pas le réel, il ose habiter au cœur de sa douleur, pour simplement dire :« Il faut vivre, vivre, rien que vivre… ». Il entretient la vie « avec la collaboration perpétuelle de la mort ».

La peur de vivre est cachée dans l’amour. Et, ainsi dissimulée, elle ne s’appelle plus la peur de vivre, mais bien l’amour de vivre.

 

« C’est le désastre obscur qui porte la lumière ». Et Bousquet rejoint Maurice Blanchot.

 

Il faut que chaque jour s’enterre dans la personne d’un homme pour s’éveiller dans son visage.

 

Joë Bousquet était donc là au milieu de sa chambrette avec ce sourire qui éteint les lumières, avec son visage en averse, et sa moelle épinière adoubée par une balle. Il devenait songe, il guettait l’autre matin qui mettait en péril sa nuit blanche, il ne pleurait presque plus, et son ombre revenait vers lui, lourde de ce qu’elle avait vu au-dehors. Elle lui redisait tout à l’oreille. Les bruits et la lumière de la ville derrière les murailles de son château fort, les jupes des filles sous la tramontane, les parfums du temps. Parfois il s’interrompait pour donner à manger à sa douleur qui était à ses pieds. Il la flattait, lui caressait la tête, elle qui ne voulait s’endormir.

 

Les médicaments au bout de la table, ceux de tous les jours, alchimie pathétique pour durer encore un peu jusqu’à cet an 1949. Lui il était devenu un songe. Une force vitale aussi qui transmue ses peurs, ses tourments en regards. Le sommeil curieux donné par l’opium lui ouvre l’horreur de s’éveiller sans son corps, d’émerger de guingois dans une autre forme.

 

Ce corps qu’il regardait en étranger, « paralysé à hauteur des pectoraux, moelle épinière non sectionnée mais tordue par le passage d’une balle, mes jambes inertes avaient tendance à se mettre en croix ». Il portera cette croix. Il s’envolera dans une sorte de spiritualité poétique, et d’amour de l’amour, d’amour de la vie. Joë Bousquet est le poète de la sublimation. Du courage et de l’amour, seules armes pour sauver « un siècle foutu ». Lui, l’homme au vol arrêté, a survolé et la solitude et le temps. Par ses correspondances il a tissé la plus belle des toiles d’araignée, fixant rendez-vous auprès de son lit d’infirme aux plus belles amitiés. L’homme immobile de la chambre de Carcassonne aura tant navigué qu’il aura changé les eaux moires de nos mémoires. Lui le foudroyé revenait au petit matin avec son butin du feu dérobé au visible et à l’invisible.

bousquet

 

Du brouillard de ses mots et de ses drogues sont montées les plus prégnantes métaphores. Le silence fut brodé au plus profond de ses draps. Il devenait le locataire de son absence, et quand vers le soir, dans la cité qui s’endort s’éveille sa lucarne vers le monde, il fait monter « une neige d’un autre âge » sur nous.

Poète, ce que tu aimes, t’emportera le cœur, il ne resterait de toi que ta poussière, mais ta souffrance sera ta personne.
Ce don de sa douleur au monde par l’eucharistie des mots est troublante. Joë Bousquet semble nous dire : mangez mes mots, vous me mangerez aussi. Bousquet est dans ce qu’il appelle « l’outre-voir » et il veut que nos regards aussi s’éclairent. Il est l’intercesseur du silence, le grand déchiffreur des mots écrits sur le front de la nuit. Lui l’immobile, parcourait toutes les étoiles.

 

Joë Bousquet se prenait parfois pour une pierre échouée mais qui connaissait le cours des rivières. Il se méfiait des spectres de midi qui promettaient la vérité car « Tout ce qui parle de vérité accuse la poésie ». La poésie qui pour Bousquet est un sens de l’être et surréalise le réel. La poésie est un appel nocturne hors de l’activité des hommes. Elle se cache parfois dans de drôles de petites comptines « Son ombre est sous la terre, ton pas la fait pleurer ».

Pourtant Bousquet n’aura publié qu’un seul recueil de poèmes : « La Connaissance du Soir ». Un seul recueil, mais le frisson des images parcourt en illuminations ses écrits.

 

Et l’étoile c’est la nuit qui monte à son tour.

La goutte bleue de l’abîme enveloppe la mer.

 

Joë Bousquet se voulait, se croyait, totalement méridional, homme de jour pur et d’eau courante, mais aussi de vent tourbillonnant et d’échos des troubadours. Il aimait l’amour « son plaisir était de se connaître dans le sexe qui lui faisait accueil ». Il aimait jusqu’à la déraison :

 

C’est trop d’aimer tu me fais peur

c’est trop d’aimer quand l’autre en meurt

c’est trop d’aimer quand on en meurt

 

Il savait que le corps n’est pas un élément de disparition et il accueillait « gonflé de joie » les dernières années. Joë Bousquet n’était pas la pleureuse mettant sa douleur en sautoir, mais un phare d’existence. Il n’impose pas sa blessure, il s’impose à la douleur, il tresse la lucidité du siècle, l’amitié du monde. Il fait entrer sa blessure dans son cœur il est devenu sa blessure.
« Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner »

 

Et cette blessure qui revient soudain en 1939 est pressentiment des horreurs à venir, flanc du corps en offrande pour détourner la mort.
Le corps est le firmament de tout le réel imaginable. Nous sommes la carte de ce firmament ranimée dans le coin où on l’a mise. Il y a plus.

 

 

Les paroles brodées de la douleur

 

« Mon corps est mon église ; j’en ai fait mon cheval ». Devenu l’intrus de son propre corps il avançait dans les songes et l’amour. Et il savait cela de la vie : « La certitude à communiquer que nous ne faisons pas notre vie et que notre vie nous fait ». Il aura communiqué dans son rôle de gisant magnifique ces vérités de vie.

 

La vie est vérité. Traversée jamais achevée au terme de laquelle on reçoit son être véritable.

 

Joë Bousquet est mort le 28 septembre 1950 à 53 ans, laissant une œuvre foisonnante, mais curieusement totalement inachevée. Il était né à Narbonne le 19 mars 1897.

Mais ces copeaux, ces étincelles, toutes ces « aumônes du soir » sont une forme de salut à tous ceux qui seraient perdus sans sa poésie. Entrons dans la chambre obscure de Joë Bousquet, sa petite lampe est éteinte, la pipe d’opium refroidie, le parfum des maîtresses enfuies. Il ne reste même plus les tableaux aux murs

La poésie est le salut de ce qu’il y a de plus perdu dans le monde. (Papillon de Neige)

 

Lui le traducteur du silence, le meneur de lune il est dans l’affût des tressaillements du cœur, du moindre froissement de la vie. Il est un guetteur à la proue de la nuit.
Va demeure l’horreur du sommeil dans le songe cette peur de mes yeux de se fermer sur moi. J’apprends à te parler de tout ce qui me brise à te détruire au nom de tout ce qui me lie. (Le Meneur de Lune).
L’amour est le sursaut qui fait que la voix parle encore et toujours.

 

Pour aborder Joë Bousquet, le côtoyer à l’extrême, il aura été surtout emprunté le chemin du « Sème-Chemins » paru aux éditions Rougerie en 1981. Cette belle maison d’édition qui aura tant fait pour Joë Bousquet.

Quand les temps s’assombrissent et que gagne le froid, il convient de ne pas prendre la main de n’importe qui ! Ceux qui refusent, ceux dont la vie a pesé les paroles, ceux-là sont les amis. Parmi eux, Bousquet nous attend. (Alain Freixe)

 

Gil Pressnitzer

Source Esprits Nomades

http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/bousquet/bousquetjoe.html

Aragon, Les Chambres, et : J’appelle poésie cet envers du temps… et +


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Aragon, Les Chambres, et : J’appelle poésie cet envers du temps… et +

Chambres

Un bras autour de toi

Le second sur mes yeux

L’un t’empêche de fuir

L’autre maintient mes songes

Ce lieu fermé de nous

Soudain si je m’éveille

Du sommeil des voleurs

La nuit noire m’y noie

Tout m’est plus que mémoire

À ce moment d’oubli

Dans la forêt du lit

Tout n’est plus que murmure

Et notre tragédie

Au long jeu de dormir

À demi-mots amers

L’obscurité la dit

Absente mon absente

Si faussement que j’ai

Dans mes bras étrangers

Comme une image peinte

Absente mon absente

Si faussement plongée

En mes bras étrangers

Comme une image feinte

J’ai des yeux pour pleurer

Quelle que soit la chambre

Les plafonds s’y ressemblent

Pour être malheureux

Ailleurs sans doute ailleurs

Aussi bien qu’où je suis

Oreille à tous les bruits

Qui braillent le malheur

Au grand vent dans un port

Comme un amant quitté

Au bout de la jetée

Espère et désespère

Et les barques à sec

La grève à marée basse

Et là-bas de mer lasse

Échoués les varechs

 […]

Aragon, Les Chambres, Poème du temps qui ne passe pas,

Éditeurs Français Réunis, 1969, p. 25-27 , repris  dans

Œuvres poétiques complètes, II, p. 1097-1098.

 J’appelle poésie cet envers du temps, ces ténèbres aux yeux grands ouverts, ce domaine passionnel où je me perds, ce soleil nocturne, ce chant maudit aussi bien qui se meurt dans ma gorge où sonne à la volée les cloches de provocation… J’appelle poésie cette dénégation du jour, où les mots disent aussi bien le contraire de ce qu’ils disent que la proclamation  de l’interdit, l’aventure du sens ou du non-sens, ô paroles d’égarement qui êtes l’autre jour, la lumière noire des siècles, les yeux aveuglés d’en avoir tant vu, les oreilles percées à force d’entendre, les bras brisés d’avoir étreint de fureur ou d’amour le fuyant univers des songes, les fantômes du hasard dans leurs linceuls déchirés, l’imaginaire beauté pareille à l’eau pure des sources perdues…

   J’appelle poésie la peur qui prend ton corps tout entier à l’aube frémissante du jouir… Par exemple.

l’amour        l’amour       l’amour          l’amour             l’amour

[…]

Aragon, J’appelle poésie cet envers du temps, dans Œuvres poétiques complètes, II, édition publiée sous la direction d’Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 1407.

 …Et +

Les premières mouettes annoncent l’entrée en gare

Le battement des traverses scande déjà moins

Au milieu du drap

Sans consignes nous serons libérés du poids des valises

Lest tombé

C’est une valse

De tourbillonner au bout de la ficelle du cerf-volant

Dans la traversée des nuages du laid

Nous y sommes

Je ne suis plus que ta forme

Moulée à ton empreinte

En corps-à-corps avec les chiens sans l’hallali

Au contrôle des billets nos composts auront fait leur fruit…

Niala-Loisobleu – 3 Janvier 2017

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