La vérité du drame est dans ce pur espace qui règne entre la stance heureuse et l'abîme qu'elle côtoie : cet inapaisement total, ou cette ambiguïté suprême. Saint-john Perse
Lui le bestiaire il résume toute espèce Centaure universel il rassemble ses membres parmi les bêtes Disjointes :Le brusque de l’oiseau, jeté à la cage des os, Est changé en œil ;Il mime les entorses du poisson pour glisser en tout élément. Michel Deguy
CONSEILS ET RÉPONSE A DES DEMANDES DE CONSEILS PAR HENRI MICHAUX
Faut-il punaiser les bébés? » m’écrit J. O. Non je ne répondrai pas à cette question insidieuse. Je ne me sens plus en confiance et ne s’agirait-il que d’un papillon, je ne répondrais pas, quoiqu’il ait un vol singulièrement agaçant, genre : « je viens, je ne viens pas » et, affiché sur l’aile, un art décoratif pour pompiers et midinettes, non, à son sujet non plus on ne me démasquera pas.
Quant aux bébés, ils sont l’honneur de la nation. Le futur honneur. Et s’ils crient, c’est assez naturel. Cris comme les vagues de la mer, avec hauts et bas : c’est qu’ils doivent reprendre souffle, tout enragés qu’ils sont et vous faire connaître en pointe qu’ils ont mal. Cris comme un appel à la lumière : c’est qu’ils espèrent arriver une bonne fois à l’exprimer et à vider leur souffrance.
Ces mauvais artistes créent. Hélas, vous assistez à leur création. Elle est grotesque. Trop tôt pour les convaincre de leur déplaisant échec. Dans quelques années, ces ratés, enfin assagis, renonceront à l’expression, pour s’adonner à la mécanique ou à l’agriculture. Mais il est malheureux qu’ils s’obstinent en ce moment.
J. O. m’écrit encore : « Je les enfariné. Est-ce bien? Dans une énorme dune de sable je les précipite. Dès lors, plus un cri, plus un souffle, et la journée s’achève comme dans une église. Est-ce bien? »
Non, je ne réponds pas à cet homme. La guerre, je pense, a dû l’énerver.
Je l’excuse, mais qu’il fasse attention.
Tout le monde ne sera pas aussi compréhensif que moi, peut-être.
préparatifs de repas de mariages de passions de toilettes de maison de rangement d’opinions ils se tassent les uns à côté des autres
redresse enfin monte écouter le chef d’exode qui d’un geste les décapite ouvre l’ouïe à l’absence puis greffant une parole à leur corps les ravive
Moïse confié aux phasmes Invente pour eux leur homologue La ville le peuple l’histoire
Voyons l’esprit nomade allons l’accueillir Avec honneur avec préparatifs Sortons au-devant de lui est-ce lui
Sur le chemin tout le jour qui monte à Damas Sa voix reconnue comme la voix d’un autre Alors entra ce qui était là Les murs firent un pas en avant Les meubles se présentèrent dans l’horloge ininterrompue
Le silence fut chez lui
Ce que ça coûte d’écrire, comme vous dites, vous ne le soupçonnez pas, le taedium, l’endurance du jeûne. Tristesse, te voici. Je te reconnais à la lisière de l’orage avec tes habits de Sologne. Oui, l’humeur vague où vous baignez je la crispe en paroles; mes yeux sur vos épaules pour vous aviser :
une certaine attention que vous n’apprîtes pas, et c’est pourquoi la sourde déception vous entoure souvent. Ce qui au vol vous échappe, je suis là pour vous le dire — trop tard. Il vous a échappé ceci, qui s’est posé pour moi comme une semence de platane; ceci qui fait que je peux saluer la tristesse : il y avait je ne sais quelle résignation de la très petite fille pendant que la mer cernait cette dune avancée ; le large évacué soudain comme le mail sous l’orage, et tandis que la bouche d’un oncle retombait, un de vos fils rejetait sa mèche en silence; il y avait l’angle de son cou et l’automne amené de force par l’océan comme un tri de taureaux camarguais; tout ce que vous ne savez pas joindre et qui vous tourmente maintenant comme un profond parasite; ces relations rapides dont vous êtes victime; je veille, vous me trouvez silencieux. J’appelle la circonstance porche de septembre. Vous me trouvez taciturne, j’attends comme un serviteur d’accueillir ces lignes que vous négligez; la douleur même de mon épaule et l’oisiveté d’un enfant qui transforme, le temps d’un dactyle, la chaux en mur lamentable; l’entrée de la mouette de dos dans le taillis de l’averse; l’éternel retour, fugitif, inattendu, des motifs dans notre cirque de courbes, il me faut veiller sur la lampe à huile pour l’attendre tard et qu’il me trouve prêt malgré tout à remarquer le signe rapide dont il honore; vous êtes sombres parce que vous n’avez pas su — vous en êtes innocents, et pourtant malheureux — que c’était à saisir, ce bas aparté contemporain d’un if qui se rejette, et, j’y reviens, les deux bras silencieux de la très petite fille acceptant soudain sa mère et son père, mais la fenêtre battait, le gardien des vaches siffle, une main retombe au premier plan, et ce geste pour chasser l’insecte, qu’on prend pour une larme, et voici la tristesse entre ses deux parois qui nous invite à traverser. C’est à quoi je m’emploie. La tapisserie défaite et retissée, l’étrange filet tendu pour vous mais vous ne le relevez pas, de silhouettes de contes, de rameaux en couleurs, d’alertes chez les oiseaux, d’entrailles de jusant, de pages écorchées, d’assonances fanées qui revivent, car tout est rencontre beaucoup plus surprenante que celle d’un tesson et d’une fleur dans le même réseau, et l’art de nos époques rejoint ce qu’il y a, la concroissance instantanée de regards et de branches, ces alignements d’amers : votre manche, le bouton noir de la fenêtre, un cri de gibier; cette carte marine changeante : quelles hauteurs de tons différents dans le faisceau qui se défait aussitôt de nos phrases, on dit « conversation », le vent ouvre un livre, et c’est Pindare que la couverture recache, un avion s’enivre, la voile rouge de Thésée double le cap de Branec, la chanson à la mode croise la rue, les sœurs échangent des propos méchants, tristesse te voici.
Art poétique
Le corps et sa charade Quand le vent s’enroule dans les veines Un vivant crucifié
Le haut lui passe, un tuteur aux épaules Ii marche pendu Contre la pesanteur
Le nom et la chose
Disant à son fils le nom d’une fleur
(S’il n’oublie pas son premier vers le poème décline)
Liseron mais pourquoi, fragte er,
Cette fleur ne s’appelle pas blanche?
Albe liseron grimpacée
Le nom qui convient mimerait quelle genèse
Le voyage
Au pays où les hommes sont pieux
Et la lune croissante Les morts les corbeaux les cyprès fortifient ensemble Un argument contre l’idéalisme (j’ouvris un livre sur la déportation : celle à qui fut donné de vivre dans son tombeau ses jambes se séparaient)
L’œuvre et le nom
L’Aurige au visage d’Aurige
Doucement staring at
(toutes levées vers lui les consultantes
cerclant sa figure orbitante)
Enseignait que l’œuvre ne déçoit pas son nom
I^e poème et son espérance
Entre l’or et le ciel un grand vent
Il rendrait la justice sur la litière du bateau
Les oiseaux sans compte auguraient
Ce qu’un poète a fait
Un autre ne peut le défaire
Le mot chargé d’horreur, d’aimant Prête son nom à ce qu’il intitule Nef chargé de sel, de distance Prête son nom au bateau confondu avec lui Tandis qu’il passe en secret alliance Avec bleu — lui déguisé en échantillon — Ils tolèrent le commerce fructueux De leurs homonymes pseudonymes
(Topposerais-tu, lecteur (ici tutoyé comme naguère), lecteur que les statistiques disent soupçonneux envers les vers, t’opposerais-tu à ce que nous feignions, non sans jovialité, de distinguer entre types de poèmes?)
Poème pour (re)poser questions qu’on ne pose plus en dehors du poème, même pas la « phénoménologie », qui doit choisir ses phénomènes,..
Les chiens vont sur la terre comme nous sur le tapis
de la mosquée Pour courir « comme eux » il faut le long métier
d’athlète « D’un bond » l’un, s’il est distancé, un chien Rejoint silencieusement l’autre II n’est pas lourd Mais simplement comme un bateau ou plutôt La terre est une étrave et leur course la houle discrète Que veut dire ergo la lourdeur des hommes?
Il y a aussi des histoires de famille :
Souvent quand elle ferme la porte Ma fille rentre plus précoce Elle porte son image devant
Comme le feu dans la férule
Visages apparentés font comprendre les masques Un souffle de verrier creusant le plasme les promut Vide enceint d’os la face comme la terre Que tu t’excentres en vain pour voir Le masque des « Deguy » des « Balubas » Devant « soi » crocheté à la cimaise de l’axis
De toi tu parles à la première personne L’eau me coulait sur la bouche Et c’est peu supportable
Des notes prises au cours de vivisection quotidienne :
Les greniers du ciel se remplissent
La mort dans la main gisante se réveille
Les jours un fardeau de bûches Qui disparaît par le col des épaules
Les yeux se rejettent Avant l’os qui va suivre
Le stère du temps s’écroule Comme un visage du Greco
Des fables :
Traité de l’équilibre des liqueurs
Entre les paumes le vase d’air, entre les côtes Le vase de bronches, entre les ailes ce vase, Entre les hanches ce vase d’arachide, entre Les ailettes ce vase d’os fin, entre les myocardes Ce vase de sang, entre les amis ce vase de cendre
Entre les lèvres ce vase courtois, entre les oreilles ce Vase de lignes, sur la tète cette urne bleu ciel De sorte que si tu renverses un verre les femmes s’affolent
Des moments de nostalgie :
Fin dans les villes sur le dos Du fleuve d’où la ville se découvre Ovide Lucrèce Gœthe Suarez La Renaissance la Rhétorique Hardes qui vêtent sur les ponts Le cynisme qui change d’échelle Sous l’urne bleue des restes du ciel
Des autoportraits :
C’est fait de la même manière un endroit
Rio quand vous y êtes ou Neuville ou Lima
Le linge de Cusco d’églises sur la pente
Les naïades Varig dans les agences transparentes
Le grain des bords le temps de tourner la rue
Je ne peux congédier le grand souk du transept Il n’est fidélité dont je ne sois capable Ici des hommes qui s’appellent Rivière
(Quand deux poètes se font face
Il vaudrait mieux que ce fût
Deux lutteurs turcs à culotte graissée
Oiseaux du même sexe étonné
Eux s’évitent comme deux métamorphosé»)
Des moments de rêverie, portée au refrain, au blason, au souvenir :
Où la Loire abrite Comme un nuage Où la carte ressemble A la carte du tendre Le Loir et Montrésor
« ô tours ô chambres ô femmes ô cavaliers ô jardins et palais »
Cette affluence que L’enfant doit voir Du féminin et de son masculin Cet échange que l’enfant doit savoir Du masculin et de son féminin
Car la rivière est Loir
Et le fleuve est la Loire Tandis que dort leur homonyme Dans l’autre règne et dans l’autre saison
« ô tours ô chambres ô femmes ô cavaliers ô jardins et palais »
Jeanne est un synonyme
Une femme une rivière
Où s’agenouille le lavoir
Au creux de notre histoire
En cette langue patriotique où riment
Loire gloire et croire et Loir et soir
« ô tours ô chambres ô femmes ô cavaliers ô jardins et palais
Non des fleurs ou des songes
Mais cherchant le langage de langue
Car si j’écris victoire
Ce n’est pour que vous voyiez rouge
Mais pour que vous entendiez Loire
« ô tours ô chambres ô femmes ô cavaliers ô jardins et palais »
Et, pourquoi pas, donc, des jeux d’anagramme :
As-tu remarqué comme les bêtes tiennent leur distance? A peine entrons-nous, elles se dérobent, reculant jusqu’aux bords : corbeaux, cervidés, chats même, ces ailes entrevues qui décroissent; de sorte que pour les voir il fallut les lier à la maison, poissons qui détalent, bêtes évanouissantes tant que les enfants ne savent pas leurs noms et qu’ainsi, vivant sur la terre, elles demeurent inconnues.
Le loup alors, le loup que des lunettes même ne suffisent à rapprocher, et qui se métamorphose en berger dès que nous l’encageons, le loup posé sur la lisière de la nuit entre chien et crépuscule, le loup serait un des noms de la bête incapturable ; plutôt, il nomme l’imminence de ce qui nous frôle, la noirceur, tout près de nous, de toute quasi présence à contre-jour; car la lampe dissipe l’ombre, mais il suffit d’un couloir, d’un resserrement, de quelque coude qui cache la vue pour que les’ enfants pressentent son embuscade. Et pour chacun quand il s’agit de paraître dans une identité défiant toute connaissance, à la faveur de la fête on se masque avec sa peau. Le loup dévore son antonyme la poule blanche, ronde, étourdie ; son blason contrasté offre cette étrange figure de l’intérieur qui échappe à toute révulsion : sa peau retournée ne le livre pas; la mort ne le menace pas.
Aujourd’hui que l’homme-loup de Frazer ou de Gordon pend dépecé dans les musées de l’Homme, l’enfant et le loup, l’enfant-loup en un comme le Mino-taure, que la chronique inquiète tire parfois d’une forêt-monstre du Dekkan, l’enfant qui surveille les bonnes versions de la fable, l’enfant-joue, l’enfant qui se change en cache et que fascine la simple irruption, pareil aux insectes qui se médusent par leurs ocelles, l’enfant dont le cri de jeu n’est qu’une longue assonance au loup, l’enfant hou-ou, pour lui le noir est métaphore du loup, tout lieu reculé son anagramme…
Le loup de profil, figure de ce qui va surgir de tout angle, le loup en oreilles, jaloux triangulaire omni-absent comme la face cachée des choses, doublure ombreuse au verso de ces retournements même qui cherchent à débusquer tout le non-vu et s’imaginent que l’inouï va bientôt être tiré au clair, c’est de son pas que s’approche, la langue l’atteste, à la faveur de l’obscur tout l’envers innommable dont le secret ne peut pas être levé.
(Que le poème enveloppe une valeur de grammaire première, refondation de tropes, naissance de l’usage ou pouvoir de la langue dans ses possibilités.)
Maintenant
Elle peut venir à tout instant
« Maintenant nous voyons en figure »
Il n’y a qu’une seule figure
La genèse est de mise :
Nous sommes dépossédés —
De la distance du génitif
Comparution Comparaison
Maintenant elle peut paraître à tout instant
« Cette chose formidable
Disait l’Homme-qui-rit Une femme en son nu » Métaphore est anagramme D’Aphrodite anadyomène
O promise ô saisissante Le n’-approche-pas de ton lever Met en état le poète dessaisi De soutenir l’apparition
« Comme en un jour de fête »
Le poème commence fête rythmique par son ouverture ouvragée qui fait le silence, et nous aurons des mots pleins d’odeur légère… Car un poème est une sorte d’anagramme phonique de ce « mot de lui-même » qu’il ne livre pas autrement, ce mot crypté en lui comme l’acrostiche sonore qui se cache, cette arcature qu’il cherche en avançant comme le sourcier de sa propre source, une sorte de variation paronomastique sur son propre ton-clé qu’il fraye aveuglément à soi-même; le poème se fait sonner pour ausculter son cristal.
Souvent je choisis Jeanne pour escalier de mon matin, vaste et dégagé, mais sans le tapis orgueilleux menant aux étages bourgeois
la première fois que je l’ai emprunté, mon père tenait ma main en me disant monte et branche-toi au cri que tu vas entendre quand elle va s’envoler pour le sol dur de la cour
tu te réécriras les mots, chacun doit y mettre les siens pour tenir son geste à jamais vivant
un enfant qui nait en mourant avec sa mère c’est un jardin suspendu vierge de mauvaises herbes
et vivant de Modigliani. Là je te retrouve sans personne à prendre de ton tant.
Habiter la halte brève La rive avant la traversée La distance fascinée qui saigne Et la pierre verte à l’anse des ponts
Dans la nuit sans fin du splendide amour Porter sur l’ombre et la détruire Nos voix de lave soudain belliqueuses L’amont tremblé de nos tenailles
Il y a loin au ruisseau Un seuil gelé qui brille Un nid de pierre sur les tables Et le pain rouge du marteau
La terre Après la terre honora nos fureurs Ô ses éclats de lampes brèves Midis Martelés de nos hâtes.
Béatrice Douvre, Laissez-nous nous rendre à la nuit in L’Ange fou, la neige [1990] ; Œuvre poétique, peintures & dessins, Voix d’encre, 2000, page 92. Préface de Philippe Jaccottet. Poème repris dans le dossier « Béatrice Douvre, la passante du péril » du numéro 4 de la revue Linea (été 2005).
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