La vérité du drame est dans ce pur espace qui règne entre la stance heureuse et l'abîme qu'elle côtoie : cet inapaisement total, ou cette ambiguïté suprême. Saint-john Perse
Je suis un château noir parcouru de forêts De décors de théâtre et d’extases sans nombre De jacqueries, de viols, où vrillent des forêts Je suis une voix claire au-dessus des marais
Le cheval du courrier irradié dans sa course Une voix tressée, je suis dans vos voix, vos sources Je suis parcouru d’orgueil sombre et de forêts De vanités d’enfant, de chevreuils et d’œillets
Je suis un mendiant sur la route de Saint-Jacques Je suis une maladrerie, un lazaret Je suis le vent sale qui dans l’usine traque Votre âme pour l’aller noyer dans les marais
Ou lancer dans les cieux profonds avec ma fronde ! Je suis au gué du jour un bac coulé dans l’onde Et chantant, et qui brille comme un poing fermé Un hôtel parcouru d’arbres aux troncs brûlés
J’ai connu les hôtels perdus, la solitude Moniales et putains, leurs mains de mansuétude Montrent la même clé d’or manquante, et leurs mains Essuient le visage du même lendemain
J’ai chanté, je suis le chanteur de mes vingt ans Je chantais, je chevauchais ma sainte jeunesse Je vous cherchais, j’avais égaré vos adresses J’ai fait vers vous, ô mes amis, tant de chemin
Toutes vos larmes, toutes vos peurs, tout le chant Moquez le rôdeur triste ergotant dans le vide Ricanez sur le monde ! Et moquez le candide Je suis l’air, je suis le maître des lendemains
La voix qui porte l’aube dans la nuit du monde Je suis le chant sur la moire bleue des forêts Je suis la pierre et le jet, la cible et la fronde Oh, quel désir de chanter bien j’avais, j’avais !
Je suis le chant, je suis l’oiseau blessé qui tombe Je suis l’homme que tu aimais, je nous aimais Je suis la solitude à la fois et le nombre Chantant, je suis la voix massive des forêts
Je suis le château dérivant dans le marais Je suis l’oiseau blessé qui pleure au bord des tombes La voix commune du couvent, du claque immonde Je vous aimais, je vous aimais, je vous aimais
Je suis l’âme de tout le monde et je suis toute L’âme du monde, la braise qui dans la soute Chante. J’ai transformé le vieux doute en voilier Je suis l’oiseau blessé qui ne tombe jamais
Le train lancé vers l’ouest et les plaines avides La haridelle aveugle et tout son rêve aride L’homme qui dans ses liens chante l’humanité Moquez-vous ! L’homme entravé qui chante est évadé
Je suis le peuple – et craignez-le quoiqu’il se taise – Et je suis la mer soudain transmutée en braise Quand nous nous décidons à être un peuple enfin Entendez-vous gronder ce mascaret, au loin ?
J’ai gardé pour vous mes vingt ans et mon enfance Je suis la marée des pollens et des fragrances Je suis le Hollandais volant dans les marais Et le château aphone éructant ses forêts
L’homme qui va mourir au profond des marais La voix brisée chantant – la maison – j’y mourrai Je chantais, ah, mais vous ne saviez pas entendre Ni comprendre ce que le chant seul fait comprendre
C’est quoi ce bruit, c’est quoi ce chant ? C’est l’espérance Celle qui sert à rien mon vieux ! C’est la mousson Que ça se taise! Et qu’on meure d’indifférence ! C’est le moutonnement impétueux des moissons
Je suis la vibration commune, l’idéal Je suis le voyant, muse, et je suis ton féal Je crois dans le chant et qu’il faut croire dans l’homme Et qu’il faut le nommer contre tous, l’homme, l’homme
J’étais la gueule noire éructant son charbon Vous ne comprenez rien : la durée, le pardon La bonté ! Puis ni comment, au fond, on fait un monde Je faisais du monde et aujourd’hui vous pleurez !
C’est plus loin, c’est là-bas que nous allons survivre Notre choix nous portera sur une autre rive Tout perdre, tout chanter, tout l’homme à inventer Plus loin, plus loin, plus haut, tout tenter, tout tenter
Je suis, je volerai, mon chant est un cargo Bourré de forêts, de remugles, un château Rasant votre tel quel comme un aigle royal Je suis la vibration commune, l’idéal
Je chante car je suis en pierre du pays Car je suis le vin de ma cave et de ma vigne Et je suis à moi-même mon puits , et je vous nomme Je prends bien la lumière car je suis un homme !
Il est dans son chant, l’homme libre et prisonnier Je suis ce que nous sommes, nous sommes, nous sommes Je suis à la fois tout l’homme et tous les hommes La vérité : le chant de la bête de somme
Ah, comme j’ai chanté, j’ai chanté, j’ai chanté Je vous aimais, je vous aimais, je vous aimais !
Pourquoi délivrer encore les mots de l’avenir de soi maintenant que toute parole vers le haut est bouche de fusée jappante, que le cœur de ce qui respire est chute de puanteur
Afin de t’ecrier dans un souffle : « D’où venez-vous, buveuse, sœur aux ongles brûlés? Et qui contentez-vous ? Vous ne fûtes jamais au gîte parmi vos épis. Ma faux le jure. Je ne vous dénoncerai pas, je vous précède.
Les espèces sans lassitude se reproduisent : oiseaux de mer, serpents, insectes miroitants ; le bois parfois résonne de coups de fusil sourds : chasseurs aristocrates d’un monde finissant, j’ai vu leurs habits rouges saigner au fond du temps pluvieux et mordoré ; la trahison germait au cœur des dulcinées, le boulanger riait dans la bourgade sombre mangeant son pain beurré abandonnant naïf aux pages de l’histoire la jeune reine pleurante devant de hauts miroirs.
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