Lionel Mazari Passager de lumière – Lionel Mazari avril 20, 2018 loisobleu3 commentaires J’aime chargement…
Merci Barbara ne rien couper de l’union et transmettre à discrétion… L’ARBRE DE FER FLEURIT Ma femme aimée l’aube nous rappelle à la présence La lutte reprend et l’amour s’épanouit comme une rose dans l’arène de l’émeute Ma main tremble À la limite c’est d’un membre que j’ai envie de m’amputer pour l’élever en offrande jusqu’à toi cette main justement qui se dresse pour laver l’affront oui pour toi dans l’allégresse de l’émeute Je fais appel au désert peuplé de la parole au silence retentissant du commencement je fais appel à l’eau, à son origine de sources inconnues et de chutes terrifiantes je fais appel à ce qui naît de la terre et de la main de l’homme je fais appel au tourbillon sourd et insensible de l’émergence je fais appel aux nappes dormantes du feu à la droiture du ciel flagellé du sceptre solaire je fais appel à la profondeur nuptiale modelant le souffle dans ses entrailles emperlées j’interpelle l’homme et la matière je bondis au sein du mouvement Mais l’aube de ma patrie s’étale comme une énigme Par-delà les barreaux j’aperçois à peine un arbre un minaret je suis ébloui par tant de beauté un frisson me traverse le dos je surprends ton sommeil de sphinx paisible je me défais lentement d’un membre pour l’élever en offrande jusqu’à toi cette main justement qui se dresse pour laver l’affront oui pour toi dans l’allégresse de l’émeute Il faut pouvoir réfléchir : comment en sommes-nous arrivés là comment la révolution, toi et ma longue marche pour mériter la parole ? Il faut pouvoir réfléchir pour ravir à l’indicible ce que nous pouvons encore ravir Ma femme aimée ma main tremble C’est comme si j’avais seize ans et que j’écrivais mon premier poème Et si j’étais fou et ma soif de désert incommensurable, inhabité ma soif, relais de caravanes privées de sel fou et qu’aucun campement n’apparaisse à mes yeux aucune trace de monture ni de feu ne pouvant plus imaginer les oasis de mon rêve que dans la nuit glaciale d’autres planètes minérales fou et que les mots eux-mêmes se rebellent l’alphabet se retire dans une mémoire au-delà de l’histoire fou et que le sable lui-même se rétracte emportant ses derniers mirages fou le silence s’installe sur la terre alors que la nuit vient siéger sur mes épaules Majnoun je titube sans laisser rien paraître de ma détresse m’engouffre lentement dans la grotte Je venais d’enterrer les derniers miracles Je n’ai jamais cessé de marcher vers mes racines d’homme sans sourciers, sans boussole sauf ma colère puisée dans le poumon du peuple et les clameurs inédites de l’histoire sauf mes yeux n’ayant rien perdu du désastre des ruelles et de la rareté du pain J’avais mal à mes racines mes yeux scrutant le cimetière de la horde l’itinéraire de fulgurances Je n’ai rien perdu, rien omis des sévices de l’Autre ni des miens rien, entends-tu C’était l’ère des grands nomadismes qu’attisait le soleil noir de l’Agression J’avais urgence de ma face d’homme Fou je reviens de ces rêves et je marche d’abord sur la ville afin de dresser mon réquisitoire Morte cité qui ne sut garder sa parole qui dispersa ses tribus et appela les mercenaires morte cité qui resta sourde aux montagnes et aux sables sourde au réquisitoire de ses poètes morte cité qui fit venir ses racines d’au-delà des mers sans se soucier de l’inévitable érosion morte cité simple jalon de conquêtes écurie de cavales et fortin de renégats cité morte d’avoir succombé aux mirages de l’océan d’avoir saccagé ses greniers d’hommes Et c’est cette cité qu’il s’agit de reconstruire malgré le rapt, malgré le pillage les frasques des sultans et la décadence des dynasties Mais même ce catafalque qu’ai-je vu même ce catafalque, parce que catafalque a aimanté les charognards et ils sont venus par terre et par mer brandissant l’ancienne croix camouflant à peine la cagoule et la terre leur appartint parce que morte la cité parce que sourde aux montagnes et aux sables sourde au réquisitoire de ses poètes Puis on crut un jour à la résurrection de la cité Des idées folles circulaient dans ses venelles On renoua le pacte hélas dans les temples et non les bidonvilles les cités ouvrières Et pourtant jamais foi n’arma autant les déshérités jamais appel ne fut autant répercuté par les parias Et la cité gronda en un grondement et les montagnes et les sables dégorgèrent leurs trappes et les greniers d’hommes qui dévalaient Perfide cité qui ne sut garder sa parole qui dispersa ses tribus et appela les nouveaux mercenaires Et de nouveau le renvoi du rêve dont la montagne regorge dont les sables palpitent dont les bidonvilles et les cités ouvrières tressaillent C’est alors que j’ai parlé Puis vers toi ma longue marche pour mériter la parole « Moi, qu’étais-je avant de te connaître ? » une grappe de colères flagellant les ruines l’homme à croix et à cagoule m’ayant ouvert le corps trafiqué les organes, desserré le cerveau m’ayant laissé pour mort sur la marge de l’asphalte quelques livres, quelques vivres pour mieux organiser mon érosion Qu’étais-je ? une grappe de colères flagellant les ruines maudissant la cité la haine prenant corps lançant anathème sur anathème à la tête des couardises des traîtrises et des valeurs fossiles la haine prenant corps la mort de Dieu et la nouvelle barbarie ni ceci, ni cela dans le labyrinthe de l’orgueil Et puis ta main et la tendresse du monde ce que les livres ne m’ont pas appris ce que les ruelles ne m’ont pas appris ce que seule la vasque me murmurait ce que seule l’arabesque me suggérait quand je naquis à la contemplation Ta main de sourcière ruisselante d’aurores que je pris ajustant doigt sur doigt faisant coïncider les lignes m’assurant de sa matérialité ayant senti son fluide, son philtre me brancher sur les forces originelles Moi qu’étais-je ? une grappe de colères flagellant les ruines m’éveillant à peine à la grande misère sociale dans un univers pris de convulsions J’appréhendais la fin j’appréhendais le commencement mais je piaffais, ruais, mordais scalpé dans ma chair et mes yeux maudissant notre honte l’attentisme et la suffisance concevant la plus grande haine qui fût contre les agresseurs de notre histoire Et puis tes yeux comme ce feu sur la montagne mais une montagne où se serait transportée la mer comme pour munir d’une double transparence la voûte du ciel toutes les nuances du bleu avec un soupçon de vert-forêt et des pigments fauves de terre tels je les imagine Que disaient tes yeux si ce n’est le mensonge de ma tribu au sujet des gazelles du désert si ce n’est l’hypocrisie des poètes courtisans tombeurs des Faces-de-lune et admirateurs autant d’éphèbes si ce n’est l’horreur de la violence patriarcale exécutant légitimement le coït Je me suis révolté d’abord contre cela Puis tes yeux comme le réveil fragile de ma patrie en ses aubes de déchirements la brise léchant l’or des minarets et ce feu transparent sur la montagne Tu me regardais comme Atlantis ou le Christ devenu lion et d’abord c’est toute ma détresse rageuse que je noyais dans les fonds marins de tes yeux Nous étions comme deux continents que la dérive portait jusqu’à la rencontre l’un sous l’autre, l’un sur l’autre et de racines entremêlées et de sèves antédiluviennes et de tout ce qui n’y a pas avorté et de tout ce qui y ressemble à l’homme se formait le corps étonnant de notre amour Et puis je découvrais le troisième cou de ton corps la racine artère de tes zones profondes ses nervures prenant d’assaut les sentiers éblouissants de ton flanc taillé sur ma main pour transmettre à toute ta stature des hennissements de jument protectrice Oui le soleil quand il engrossa la terre à peine surgie du chaos désemparée la terre secouée de grands spasmes cherchant assise C’est à ce moment exact que les volcans se réveillèrent et que la terre ayant conçu prit d’aise sa place dans l’univers Oui nuit, mes yeux perdus sans souvenance de toutes mes douleurs accumulées et ma nouvelle errance nuits où je rejoignais l’androgyne abattant tout autour de notre nuit les lianes du mythe Puis tes seins en leur naissance ta permanence virginale bourgeonnant de part et d’autre pour mieux soulever les voûtes flamboyantes de tes hanches et en cet équilibre de cathédrale adoucir l’éclat arc-en-ciel de tes verrières Puis ta nuque offerte distribuant les nuances de la blancheur à ton dos et sans chronologie aucune tes lèvres que je ne voudrais célébrer que pour toi Qu’étais-je ? une grappe de colères flagellant les ruines titubant dans les gradins de l’ancienne cité spectateur de la décomposition contre laquelle venaient se heurter les griffes désespérées de ma naïveté sans parler de l’autre cité la Sodome où des sardanapales en tenue d’opulence et de pouvoir narguaient mon impuissance me tendaient mille pièges de leur lubricité, triomphalisme mystères savamment entretenus titubant avec comme seule issue la raison brutale d’un monde malade d’un côté l’horreur de l’autre l’exil C’est alors qu’il y eut le rejet salutaire avant le réenracinement Oui la poésie restaurera l’homme Qui de nous écrit le poème puisque mes mains t’appartiennent puisque la poésie pour se purifier pour se soumettre à l’ordalie doit passer par les cimes de tes yeux puisque mon souffle rebondit d’une autre poitrine ? J’écris et ma main vient de loin pour imprimer sur la rouille de mes barreaux les paroles illuminées du poème « Je suis devenu celui que j’aime et celui que j’aime est devenu moi » Ils sont venus me chercher peu importent leurs visages les mots qu’ils ont prononcés Ne sont-ils pas tous les mêmes assassins de Guevara ou geôliers de Samih al-Qassim le même tortionnaire qui sévit dans quelque sous-sol du Brésil dans quelque cage à tigres du Vietnam le même gorille qui attira Ben Barka dans la villa du crime le même bourreau qui a terrorisé les peuples depuis l’Inquisition le même musée de l’horreur ? Frêle matin que celui-là et douce la pluie de janvier et terrible la pénombre du baptême de la douleur Je me souviens du baiser d’adieu déposé sur ton front et sur celui des enfants Je partais comme pour quelque voyage alors que le soleil repoussait les nuages Je me souviens de ton ventre portant depuis huit mois notre troisième enfant celle que nous avons appelée pour nous assurer du Retour Qods Jérusalem de nos espoirs Puis le ciel s’obscurcit et les tortionnaires faisaient déjà leur « travail » Si je te remémore cela c’est parce que la même douleur nous a traversé le dos et les membres parce que nous nous sommes étouffés à la même bassine c’est parce que nous avons entendu les mêmes grossièretés parce que nous nous donnions la main pour imaginer au-delà de la salle de torture le mouvement irrésistible du peuple justicier soulevant les horizons lointains approchant la clarté essentielle J’ai une terrible passion du futur Ni le premier, ni le dernier avant et après j’ai pensé aux autres à la même épaisseur de douleur tranchée dans le vertige et j’ai appelé : Tiens bon camarade tes premiers pas dans la nuit barbare ton cœur suspendu un gros caillou dans la gorge et la saignée dans les entrailles l’angoisse de ce qui n’est pas l’homme l’immense solitude et ce cri terrible qui traverse les parois pour ressortir de ta poitrine Tiens bon camarade Je sais les dix pas exacts tournoyants de l’attente je sais l’idiome des murs la souffrance résumée et datée les strates de courage arrachées au plâtre et au fer je sais à quoi tu penses la division du temps en grandes vagues de vigilance sécrétant des citadelles d’espoir debout, marche, tourne la lumière aspirée sauvagement par les barreaux l’heure du fauve qui approche Tiens bon camarade ne laisse pas une lampée de la soupe qu’on te pousse une miette de pain couvre-toi comme tu peux essaie de dormir prends garde à ta précieuse santé rassemble tes forces roc inatteignable fer trempé ainsi affronter l’ennemi dans ta superbe Tiens bon camarade et sans effort tu verras s’écrouler les châteaux d’argile détaler l’armée des nabots fondre armes, armoiries et épouvantails mais ce qui importe tu verras se lever le premier rayon du soleil essentiel éclairant le sursaut des hommes à l’intersection de toutes les colères C’est beau de penser à notre pays à notre peuple dans ce frisson d’amour douloureux et de pouvoir pleurer juste une larme ou deux des larmes de joie Tiens bon camarade lève la tête Cette douleur qui te traverse le corps c’est le pain et le sel partagés c’est le seuil de la fraternité des hommes aux mains miraculeuses De plus en plus fort c’est le mur qu’on frappe c’est un autre corps qu’on torture c’est le tortionnaire qui se mutile De plus en plus fort la haine se forge sur cette enclume des chiens aboient tout autour des hyènes déversent leur haleine Mais l’homme étendu, suspendu là trempé jusqu’aux os c’est le maître et le possesseur l’homme embaumé d’étoiles l’homme à la longue marche multiplié dans tous les humiliés de la terre Tiens bon camarade Où que tu sois nos cœurs battent à l’unisson tellement juste et fort que plus rien ne pourra désormais arrêter ce tocsin de la justice qui accourt Joie du retour puis de nouveau les hommes à masque d’inquisition les ennemis du soleil et de l’espoir et ce fut la grande déchirure cette geôle aux frontières de l’inhumain en dehors du monde en un lieu où s’évanouit le souffle de l’homme où ne pénètrent que les miasmes bestiaux J’ai cru mourir et ce n’était pas tellement la douleur de disparaître en tant que moi mais celle de me trancher de toi-même Quels organes choisir, quelles veines quelle partie du sourire et du verbe quelle main garder dans le néant ? Et je marchais dans cette nuit de fin des temps dix pas tombant un à un comme dans un chapelet de monstre dans cette nuit où je défendais à mourir mon humanité, mes idées et ton amour Une seule image endiguait ma démence la certitude matérielle de cette grande fête des pauvres où je nous voyais la main dans la main baignés par la chaude ferveur de notre peuple enfin libre Alors le soleil ne fut point avare La porte de la prison s’est fermée Nous revenons à un monde lus familier de l’homme parce que la souffrance qu’on y vit parce que les injustices qu’on y subit sont à échelle humaine même si elles doivent être combattues et disparaître C’est le reliquat des siècles obscurs et du règne du capital et parmi les châtiments du drapeau rouge sera l’extinction de cette anomalie C’est bon nous verrons qui de l’autre se lassera nous verrons qui de l’autre détalera nous verrons qui est prisonnier de qui qui jugera qui qui condamnera qui Abdellatif Laâbi J’aimeAimé par 1 personne
Merci Barbara ne rien couper de l’union et transmettre à discrétion…
L’ARBRE DE FER FLEURIT
Ma femme aimée
l’aube nous rappelle à la présence
La lutte reprend
et l’amour s’épanouit comme une rose
dans l’arène de l’émeute
Ma main tremble
À la limite
c’est d’un membre que j’ai envie de m’amputer
pour l’élever en offrande jusqu’à toi
cette main justement
qui se dresse pour laver l’affront
oui pour toi
dans l’allégresse de l’émeute
Je fais appel au désert peuplé de la parole
au silence retentissant du commencement
je fais appel à l’eau, à son origine
de sources inconnues et de chutes terrifiantes
je fais appel à ce qui naît de la terre
et de la main de l’homme
je fais appel au tourbillon sourd et insensible
de l’émergence
je fais appel aux nappes dormantes du feu
à la droiture du ciel
flagellé du sceptre solaire
je fais appel à la profondeur nuptiale
modelant le souffle
dans ses entrailles emperlées
j’interpelle l’homme et la matière
je bondis au sein du mouvement
Mais l’aube de ma patrie s’étale
comme une énigme
Par-delà les barreaux
j’aperçois à peine un arbre
un minaret
je suis ébloui par tant de beauté
un frisson me traverse le dos
je surprends ton sommeil
de sphinx paisible
je me défais lentement d’un membre
pour l’élever en offrande jusqu’à toi
cette main justement
qui se dresse pour laver l’affront
oui pour toi
dans l’allégresse de l’émeute
Il faut pouvoir réfléchir :
comment en sommes-nous arrivés là
comment la révolution, toi
et ma longue marche
pour mériter la parole ?
Il faut pouvoir réfléchir
pour ravir à l’indicible
ce que nous pouvons encore ravir
Ma femme aimée
ma main tremble
C’est comme si j’avais seize ans
et que j’écrivais mon premier poème
Et si j’étais fou
et ma soif de désert incommensurable, inhabité
ma soif, relais de caravanes privées de sel
fou et qu’aucun campement n’apparaisse à mes yeux
aucune trace de monture ni de feu
ne pouvant plus imaginer les oasis de mon rêve
que dans la nuit glaciale d’autres planètes minérales
fou et que les mots eux-mêmes se rebellent
l’alphabet se retire dans une mémoire
au-delà de l’histoire
fou et que le sable lui-même se rétracte
emportant ses derniers mirages
fou
le silence s’installe sur la terre
alors que la nuit vient siéger sur mes épaules
Majnoun
je titube sans laisser rien paraître de ma détresse
m’engouffre lentement dans la grotte
Je venais d’enterrer les derniers miracles
Je n’ai jamais cessé de marcher
vers mes racines d’homme
sans sourciers, sans boussole
sauf ma colère puisée dans le poumon du peuple
et les clameurs inédites de l’histoire
sauf mes yeux
n’ayant rien perdu
du désastre des ruelles
et de la rareté du pain
J’avais mal à mes racines
mes yeux
scrutant le cimetière de la horde
l’itinéraire de fulgurances
Je n’ai rien perdu, rien omis
des sévices de l’Autre ni des miens
rien, entends-tu
C’était l’ère des grands nomadismes
qu’attisait le soleil noir de l’Agression
J’avais urgence de ma face d’homme
Fou
je reviens de ces rêves
et je marche
d’abord
sur la ville
afin de dresser mon réquisitoire
Morte cité qui ne sut garder sa parole
qui dispersa ses tribus et appela les mercenaires
morte cité
qui resta sourde aux montagnes et aux sables
sourde au réquisitoire de ses poètes
morte cité
qui fit venir ses racines d’au-delà des mers
sans se soucier de l’inévitable érosion
morte cité
simple jalon de conquêtes
écurie de cavales et fortin de renégats
cité morte
d’avoir succombé aux mirages de l’océan
d’avoir saccagé ses greniers d’hommes
Et c’est cette cité qu’il s’agit de reconstruire
malgré le rapt, malgré le pillage
les frasques des sultans
et la décadence des dynasties
Mais même ce catafalque
qu’ai-je vu
même ce catafalque, parce que catafalque
a aimanté les charognards
et ils sont venus
par terre et par mer
brandissant l’ancienne croix
camouflant à peine la cagoule
et la terre leur appartint
parce que morte la cité
parce que sourde aux montagnes et aux sables
sourde au réquisitoire de ses poètes
Puis on crut un jour à la résurrection de la cité
Des idées folles circulaient dans ses venelles
On renoua le pacte
hélas dans les temples
et non les bidonvilles
les cités ouvrières
Et pourtant jamais foi
n’arma autant les déshérités
jamais appel ne fut autant
répercuté par les parias
Et la cité gronda en un grondement
et les montagnes et les sables dégorgèrent leurs trappes
et les greniers d’hommes qui dévalaient
Perfide cité
qui ne sut garder sa parole
qui dispersa ses tribus et appela
les nouveaux mercenaires
Et de nouveau le renvoi
du rêve dont la montagne regorge
dont les sables palpitent
dont les bidonvilles et les cités ouvrières tressaillent
C’est alors que j’ai parlé
Puis vers toi ma longue marche
pour mériter la parole
« Moi, qu’étais-je
avant de te connaître ? »
une grappe de colères flagellant les ruines
l’homme à croix et à cagoule
m’ayant ouvert le corps
trafiqué les organes, desserré le cerveau
m’ayant laissé pour mort
sur la marge de l’asphalte
quelques livres, quelques vivres
pour mieux organiser mon érosion
Qu’étais-je ?
une grappe de colères flagellant les ruines
maudissant la cité
la haine prenant corps
lançant anathème sur anathème
à la tête des couardises
des traîtrises
et des valeurs fossiles
la haine prenant corps
la mort de Dieu
et la nouvelle barbarie
ni ceci, ni cela
dans le labyrinthe de l’orgueil
Et puis ta main
et la tendresse du monde
ce que les livres ne m’ont pas appris
ce que les ruelles ne m’ont pas appris
ce que seule la vasque me murmurait
ce que seule l’arabesque me suggérait
quand je naquis à la contemplation
Ta main de sourcière
ruisselante d’aurores
que je pris
ajustant doigt sur doigt
faisant coïncider les lignes
m’assurant de sa matérialité
ayant senti son fluide, son philtre
me brancher sur les forces originelles
Moi
qu’étais-je ?
une grappe de colères flagellant les ruines
m’éveillant à peine
à la grande misère sociale
dans un univers pris de convulsions
J’appréhendais la fin
j’appréhendais le commencement
mais je piaffais, ruais, mordais
scalpé dans ma chair et mes yeux
maudissant notre honte
l’attentisme et la suffisance
concevant la plus grande haine qui fût
contre les agresseurs de notre histoire
Et puis tes yeux
comme ce feu sur la montagne
mais une montagne où se serait transportée la mer
comme pour munir d’une double transparence
la voûte du ciel
toutes les nuances du bleu
avec un soupçon de vert-forêt
et des pigments fauves de terre
tels je les imagine
Que disaient tes yeux
si ce n’est le mensonge de ma tribu
au sujet des gazelles du désert
si ce n’est l’hypocrisie
des poètes courtisans
tombeurs des Faces-de-lune
et admirateurs autant d’éphèbes
si ce n’est l’horreur
de la violence patriarcale
exécutant légitimement le coït
Je me suis révolté d’abord contre cela
Puis tes yeux
comme le réveil fragile de ma patrie
en ses aubes de déchirements
la brise léchant l’or des minarets
et ce feu transparent sur la montagne
Tu me regardais
comme Atlantis
ou le Christ devenu lion
et d’abord c’est toute ma détresse rageuse
que je noyais dans les fonds marins de tes yeux
Nous étions comme deux continents
que la dérive portait jusqu’à la rencontre
l’un sous l’autre, l’un sur l’autre
et de racines entremêlées
et de sèves antédiluviennes
et de tout ce qui n’y a pas avorté
et de tout ce qui y ressemble à l’homme
se formait le corps étonnant de notre amour
Et puis je découvrais
le troisième cou de ton corps
la racine artère de tes zones profondes
ses nervures prenant d’assaut
les sentiers éblouissants de ton flanc
taillé sur ma main
pour transmettre à toute ta stature
des hennissements de jument protectrice
Oui
le soleil quand il engrossa la terre
à peine surgie du chaos
désemparée la terre
secouée de grands spasmes
cherchant assise
C’est à ce moment exact que les volcans se réveillèrent
et que la terre ayant conçu
prit d’aise sa place dans l’univers
Oui
nuit, mes yeux perdus
sans souvenance
de toutes mes douleurs accumulées
et ma nouvelle errance
nuits
où je rejoignais l’androgyne
abattant tout autour de notre nuit
les lianes du mythe
Puis tes seins en leur naissance
ta permanence virginale
bourgeonnant de part et d’autre
pour mieux soulever
les voûtes flamboyantes de tes hanches
et en cet équilibre de cathédrale
adoucir l’éclat arc-en-ciel de tes verrières
Puis ta nuque offerte
distribuant les nuances de la blancheur à ton dos
et sans chronologie aucune
tes lèvres
que je ne voudrais célébrer que pour toi
Qu’étais-je ?
une grappe de colères flagellant les ruines
titubant dans les gradins de l’ancienne cité
spectateur de la décomposition
contre laquelle venaient se heurter
les griffes désespérées de ma naïveté
sans parler de l’autre cité
la Sodome
où des sardanapales en tenue d’opulence et de pouvoir
narguaient mon impuissance
me tendaient mille pièges
de leur lubricité, triomphalisme
mystères savamment entretenus
titubant
avec comme seule issue
la raison brutale d’un monde malade
d’un côté l’horreur
de l’autre l’exil
C’est alors qu’il y eut le rejet salutaire avant le réenracinement
Oui la poésie restaurera l’homme
Qui de nous écrit le poème
puisque mes mains t’appartiennent
puisque la poésie
pour se purifier
pour se soumettre à l’ordalie
doit passer par les cimes de tes yeux
puisque mon souffle rebondit
d’une autre poitrine ?
J’écris
et ma main vient de loin
pour imprimer sur la rouille de mes barreaux
les paroles illuminées du poème
« Je suis devenu celui que j’aime
et celui que j’aime est devenu moi »
Ils sont venus me chercher
peu importent leurs visages
les mots qu’ils ont prononcés
Ne sont-ils pas tous les mêmes
assassins de Guevara ou geôliers de Samih al-Qassim
le même tortionnaire qui sévit
dans quelque sous-sol du Brésil
dans quelque cage à tigres du Vietnam
le même gorille qui attira Ben Barka
dans la villa du crime
le même bourreau qui a terrorisé les peuples
depuis l’Inquisition
le même musée de l’horreur ?
Frêle matin que celui-là
et douce la pluie de janvier
et terrible la pénombre du baptême de la douleur
Je me souviens du baiser d’adieu
déposé sur ton front
et sur celui des enfants
Je partais
comme pour quelque voyage
alors que le soleil repoussait les nuages
Je me souviens de ton ventre
portant depuis huit mois
notre troisième enfant
celle que nous avons appelée
pour nous assurer du Retour
Qods
Jérusalem de nos espoirs
Puis le ciel s’obscurcit
et les tortionnaires faisaient déjà leur « travail »
Si je te remémore cela
c’est parce que la même douleur nous a traversé
le dos et les membres
parce que nous nous sommes étouffés à la même bassine
c’est parce que nous avons entendu les mêmes grossièretés
parce que nous nous donnions la main
pour imaginer
au-delà de la salle de torture
le mouvement irrésistible
du peuple justicier
soulevant les horizons lointains
approchant la clarté essentielle
J’ai une terrible passion du futur
Ni le premier, ni le dernier
avant et après
j’ai pensé aux autres
à la même épaisseur de douleur
tranchée dans le vertige
et j’ai appelé :
Tiens bon camarade
tes premiers pas dans la nuit barbare
ton cœur suspendu
un gros caillou dans la gorge
et la saignée dans les entrailles
l’angoisse de ce qui n’est pas l’homme
l’immense solitude
et ce cri terrible
qui traverse les parois
pour ressortir de ta poitrine
Tiens bon camarade
Je sais les dix pas exacts
tournoyants de l’attente
je sais l’idiome des murs
la souffrance résumée et datée
les strates de courage
arrachées au plâtre et au fer
je sais à quoi tu penses
la division du temps
en grandes vagues de vigilance
sécrétant des citadelles d’espoir
debout, marche, tourne
la lumière aspirée sauvagement par les barreaux
l’heure du fauve qui approche
Tiens bon camarade
ne laisse pas une lampée
de la soupe qu’on te pousse
une miette de pain
couvre-toi comme tu peux
essaie de dormir
prends garde à ta précieuse santé
rassemble tes forces
roc inatteignable
fer trempé
ainsi affronter l’ennemi
dans ta superbe
Tiens bon camarade
et sans effort
tu verras s’écrouler
les châteaux d’argile
détaler l’armée des nabots
fondre armes, armoiries et épouvantails
mais ce qui importe
tu verras se lever le premier rayon
du soleil essentiel
éclairant le sursaut des hommes
à l’intersection de toutes les colères
C’est beau de penser à notre pays
à notre peuple
dans ce frisson d’amour douloureux
et de pouvoir pleurer
juste une larme ou deux
des larmes de joie
Tiens bon camarade
lève la tête
Cette douleur qui te traverse le corps
c’est le pain et le sel partagés
c’est le seuil de la fraternité
des hommes aux mains miraculeuses
De plus en plus fort
c’est le mur qu’on frappe
c’est un autre corps qu’on torture
c’est le tortionnaire qui se mutile
De plus en plus fort
la haine se forge sur cette enclume
des chiens aboient tout autour
des hyènes déversent leur haleine
Mais l’homme étendu, suspendu là
trempé jusqu’aux os
c’est le maître et le possesseur
l’homme embaumé d’étoiles
l’homme à la longue marche
multiplié dans tous les humiliés de la terre
Tiens bon camarade
Où que tu sois
nos cœurs battent à l’unisson
tellement juste et fort
que plus rien ne pourra désormais arrêter
ce tocsin de la justice qui accourt
Joie du retour
puis de nouveau
les hommes à masque d’inquisition
les ennemis du soleil et de l’espoir
et ce fut la grande déchirure
cette geôle aux frontières de l’inhumain
en dehors du monde
en un lieu où s’évanouit le souffle de l’homme
où ne pénètrent que les miasmes bestiaux
J’ai cru mourir
et ce n’était pas tellement la douleur
de disparaître en tant que moi
mais celle de me trancher
de toi-même
Quels organes choisir, quelles veines
quelle partie du sourire et du verbe
quelle main garder dans le néant ?
Et je marchais
dans cette nuit de fin des temps
dix pas tombant un à un
comme dans un chapelet de monstre
dans cette nuit
où je défendais à mourir
mon humanité, mes idées
et ton amour
Une seule image endiguait ma démence
la certitude matérielle
de cette grande fête des pauvres
où je nous voyais
la main dans la main
baignés par la chaude ferveur
de notre peuple
enfin libre
Alors le soleil ne fut point avare
La porte de la prison s’est fermée
Nous revenons à un monde
lus familier de l’homme
parce que la souffrance qu’on y vit
parce que les injustices qu’on y subit
sont à échelle humaine
même si elles doivent être combattues
et disparaître
C’est le reliquat des siècles obscurs
et du règne du capital
et parmi les châtiments du drapeau rouge
sera l’extinction de cette anomalie
C’est bon
nous verrons qui de l’autre se lassera
nous verrons qui de l’autre détalera
nous verrons
qui est prisonnier de qui
qui jugera qui
qui condamnera qui
Abdellatif Laâbi
J’aimeAimé par 1 personne
Merci Gilles.
J’aimeJ’aime
Merci lesfaitsplumes
J’aimeJ’aime