FEDERICO GARCIA LORCA: EL PASO DE LA SIGUIRIYA – (Jacob Gurevitsch à la guitare)


FEDERICO GARCIA LORCA: EL PASO DE LA SIGUIRIYA – (Jacob Gurevitsch à la guitare)

El paso de la siguiriya

Entre mariposas negras,
va una muchacha morena
junto a una blanca serpiente
de niebla.
Tierra de luz,
cielo de tierra.
Va encadenada al temblor

de un ritmo que nunca llega;
tiene el corazón de plata
y un puñal en la diestra
¿Adónde vas siguiriya,
con un ritmo sin cabeza?
¿Qué luna recogerá
Tu dolor de cal y adelfa?
Tierra de luz
cielo de tierra.

Le pas de la Séguirilla

Parmi les papillons noirs,
va une brunette moresque
à côté d’un blanc serpent
de brume.
Terre de lumière,
Ciel de terre
Elle va enchaînée au tremblement
d’un rythme qui jamais ne s’établit;
elle a un coeur en argent
et un poignard dans la main
Où vas-tu, siguiriya,
de ce rythme décervelé?
Quelle lune soulagera
ta douleur de citron et de bouton de rose?
Terre de lumière
Ciel de terre.

Milonga del Solitario – Atahualpa Yupanqui


Milonga del Solitario – Atahualpa Yupanqui

Milonga del solitari

Sans se vanter de chanter

Sin presumir de cantar

Parce que je ne me montre pas
Porque no soy presumindo

De mon silence je suis sorti pour préluder ma douleur
De mi silencio he salido pa preludiar mi dolor

Ma chanson n’est pas le son d’une pente de montagne
Mi canto no es el rumor de una vertiente serrana

Il n’a pas de soleil du matin, ni ne reflète les étoiles
No tiene sol de mañana, tampoco refleja estrellas

Mais ça va par la bonne empreinte à l’âme paysanne
Pero se va por la huella derecho al alma paisanaJe n’ai pas de gorgoritos ni n’en ai jamais eu besoin
Yo no tengo gorgoritos ni nunca los precisé

Toute ma vie chante comme si je tenais un cri
Toda la vida cante como acogotando un grito

Pour te voir, j’ai besoin d’une cour libre et d’attention
Pa versear yo necesito cancha libre y atencion

Je cours avec une seule montagne dans mes sentiments
Corro de un solo tiron montao en mis sentimientos

Ce que je manque de souffle l’emporte sur mon cœur
Lo que me falta de aliento me sobre de corazónJe viens te dire au revoir
Vengo a decirles mi adios

Mon sain inquiet m’attend
Mi saino inquieto me espera

Nous sortirons du terrain pour nous perdre tous les deux
Nos iremos campo afuera para perdernos los dos

Mon redomon a compris que mon chagrin résonne
Mi redomon comprendio que mi pena es resongona

Et sans sentir les femmes pleurer, il reste bien éveillé
Y sin sentir las lloronas se mantiene bien despierto

Il sait bien que même pas mort il ne me fera descendre de la carona
El sabe bien que ni muerto me baja de la caronaToute la nuit en chantant
Toda la noche cantando

Avec une âme ébranlée
Con el alma estremecida

Que la chanson est la plaie ouverte d’un sentiment sacré
Que el canto es la abierta herida de un sentimiento sagrado

Anaida j’ai à mes côtés car je ne cherche pas de pieda
Anaida tengo a mi lado porque no busco pieda

Je méprise la charité pour la honte qu’elle contient
Desprecio la caridad por la verguenza que encierra

Je suis comme le dieu des montagnes
Soy como el dios de las sierras

Je vis et meurs seul
Vivo y muero en soledad

Source : Musixmatch

Paroliers : Atahualpa Yupangui

L’ETRANGE DOUCEUR : MARTINE CAPLANNE (René-Guy Cadou)


L’ETRANGE DOUCEUR : MARTINE CAPLANNE (René-Guy Cadou)

Comme un oiseau dans la tête
Le sang s’est mis à chanter
Des fleurs naissent, c’est peut-être
Que mon corps est enchanté

Que je suis lumière et feuilles
Le dormeur des porches bleus
L’églantine que l’on cueille
Les soirs de juin quand il pleut

Dans la chambre un ruisseau coule
Horloge au caillou d’argent
On entend le blé qui roule
Vers les meules du couchant

L’air est plein de pailles fraîches
De houblons et de sommeils
Dans le ciel un enfant pêche
Les ablettes du soleil

C’est le toit qui se soulève
Semant d’astres la maison
Je me penche sur tes lèvres
Premiers fruits de la saison.

(René-Guy CADOU, Hélène ou le règne végétal, Paris, Seghers 1952)

TIRET DU JARDIN


TIRET DU JARDIN

La broussaille chaude déverse son vers

gel raidit autour du bourgeon

Du buisson printanier le rouge-queue sort le bleu de cette mésange

au jaune assorti à la maison de Vincent

Quand rouvrent les arènes l’iris se fait gladiateur

Pousse levé…

Niala-Loisobleu – 12 Avril 2021

SEISME


SÉISME

Où dorment les séismes, dorment aussi les fourreaux, les laines et ce que je disais tel hiver sans ambages.
Les réserves de sabots, les cris les épiaient.
Discussion d’arbre à arbre, de langue à langue.
Les femmes assourdissent les traquenards, les commerces de jambes et de pluies.

Étions-nous encore en vie?
Ou cassions-nous, de nos poignets rouges, les barres de fer, les vitres éloignées des oiseaux, les troncs de femmes?
Enfance
France.
Enfance de 1945, dont tu savais le vin humide ou le lait battu.
Qui casse encore les paroles ?
Les noix errent, les aliments les plus recherchés, je les hais du fond de moi-même.
En faudra-t-il, sioux, des genièvres bleus pour serrer au col les femelles sur les oreillers ?
Je me tenais debout en moi-même: et vous, ciseaux, cocotiers, épingles, où traîniez-vous ?
Je te dois mille morts: arrête l’hiver dont tu caches le cœur sous la peau.

Garde en ta main les outils de toujours, les bons ventres à petits pas, les pieds diminués, les verres piles, les capsules d’orangeade.
Et tu verras clair: les monts prennent souffle.
Il n’en faut pas davantage pour que tes épaules s’allongent au sommet du corps.
Bravade épaisse de quelques gens très maigres, amateurs d’estampes et de faux rouillées.

Séisme est mot de couleur, cavalcade de verre où je discerne hourras et capsules.
Et ce vin sans axe libéré, ce changeur de vitesse, le parfum wallon.
Sésame, ouvre-toi.
Automne où des dandys conversent.

Clous ou briques, est-ce supplice, supplique?
Envol de bottes loin de ce sang très mince où l’avare compte ses cheveux, ses doigts.
De quelle caresse se méfier?
Sur moi, dort le hêtre lourd.
Vois : forbans pauvres, accourez, délivrez-moi des langues et des couleuvres, et coupez les anneaux, les cordons, les liens de noix.
Fourrez au fourreau vos longues queues.
Hissez le tintamarre noir, dès que je crierai «tumulte» !

Qui boit cidre ou sang de bête

voit les chemins d’Espagne.

(Autos, traverses, gares, chapeaux),

tout n’est que tout:

l’équipe légère et sainte,

la curée, la chasse aux doigts

sous la robe d’été, la vieille

et bonne attente ; qui me dit

qu’un cèdre est un soldat ?

(Dare-dare, les mots soufflent).

Tu ramasses les papiers, les cartons

que l’huile altère, et les pommades

sur les croûtes, et les eaux

de
Cologne dont tu aimais

l’odeur (Carpathes,
Jules
Verne).

Plomb fendu des yeux.

Passe au bleu

tes cris de noix,

tes sofas, tes boutiques.

Parle à des aveugles :

Non, ne parle pas, engrange dents et voleurs, laisse à ta guise fermenter l’alcool ; le vin jette contre terre les arbres et les vitres et tu n’oses voir les seaux, les citadelles.
Ouvre pistoles, cargue mâts et bretelles.
Déjà, tu perds tout : les boutons, les marmots.
Qui comptera les pertes ?
Tu remontes vers
Paris : tout frémit (rotules, les ampoules sont œufs de poule ou boules de verre).

Opaque : tombeau sans tumulte, où le gisant gît, deux jambes mortes, et deux bras morts.
L’huile a le nom sans sommeil de tel arbre debout, de tel arbre abattu.

Sous les ailes du nez, sous les ongles, sous les paupières : la poussière.

Sommeiller sous la peau,

sous la nage des arbres,

sous le village des arbres,

dès que tu te tais,

dès que tu ne regardes

que.
Sommeiller contre un oiseau,

dans la maison, dans les vêtements.

Sommeil-tumeur, sommeil en sang

que les veines charrient.

Un nom de lèvre, un dessin

de poisson au goût de.

Élève obéit.
Prévert.

Grave élève amateur

de mûres, de ciseaux, de copains.

Élève larve, élève de lave

ou pantin dont l’ignorance

est la seule qualité

contrôlée.

Jacques Izoard

TRAVERSE


TRAVERSE

Grimper à l’échelle de traverse

échange de voix

cheveux contre la têtière dans le frottement des genoux

le long de la rivière dans les épaules des collines calcaires propres à écrire au couteau

Devant la lune un oiseau apponte au soleil

pendant que le buffle entre dans la rizière jusqu’au ventre

la bambouseraie court l’étage.

Niala-Loisobleu – 12 Avril 2021

AUTAN LE DIRE…


AUTAN LE DIRE…

Du Pont-Neuf au Pont du Gard

tout l’house nous Gare ô de son rose

à flanc de canal voguant d’oc sa langue trou badour

Je lé

babord-tribord des rives

le plus gros de l’arbre au ventre

moi l’oiseau venu de sein Louis en l’Île

m’accrocher à l’anneau de Moëze-Oléron

plus cathare qu’un arasement de comtes à dormir debout

le sillon marqué du sang d’araires éternels

Sommet de la vague

nettoyant ce nu d’Agde libertin au jet Varéry pour l’étang du cimeterre marin

co peint d’abord

Sète fleur que l’herbe tire du poignet

ton noir au né de Georges porte bleu plus loin que le parcours du green-opium

et plage catalane en grappe de Corbières

comme Autan mon Paname

me garde de chahut à coups de reins de cheval qui ne d’hennit rien de sa nature créative

pour entrer faire le ménage dans l’arène d’un Minotaure amateur de labyrinthe

jusqu’au sein porté à l’orgasme

accourir plus vaillant que scout bidou

manifester pour le refus du sevrage.

« AUTAN LE DIRE… » – Niala 2021 – Acrylique s/toile 61×50

Niala-Loisobleu – 11 Avril 2021

TRANSFERT


TRANSFERT

Maintenant je sors à nouveau d’une maison du temps.
Faire autrement je ne peux pas, non, il faut que je sorte. À peine avait-il refermé tout doucement la porte (Il y avait des fleurs, il y avait du feu pourtant)
Je l’ai vu qui me souriait derrière la fenêtre.
J’ai tiré les petits rideaux sensibles — rouge et blanc.
Dehors aussi des fleurs et du feu : neige et ciel.
Peut-être
Que nous aurions pu vivre là quelques heures, le temps
Et moi, sans rien dire, pour mieux apprendre à nous connaître.
Mais il n’entre jamais.
Il bâtit sans cesse en avant.
Je l’entends de l’autre côté des collines qui frappe.
Qui m’appelle, et je ne dois pas le laisser un instant,
Mais le suivre, le consoler d’étape en étape.
Et tantôt je ne touche rien dans les maisons du temps,
Ou juste un pli qui se reforme au milieu de la nappe,
Tantôt vous comprenez c’est plus fort que moi, je

descends
Tout à grands coups de pied dans cette saloperie,
Et si quelqu’un se lève alors des décombres et crie (Parfois on dirait une femme, et parfois un enfant)
Je m’en vais sans tourner la tête, car on m’attend.

Jacques Réda

GRILLE


GRILLE

Parler —

Art de laisser filer la sonde dans la profondeur que ne peut soupçonner l’homme de surface, l’homme actif, psychique. Car nous, riverains ou nageurs, toujours nous péririons dans
l’ignorance de l’altitude sous nous, sans la parole qui opère à tout instant le sondage pour nous, et qui ainsi est notre profondeur,

Ecrire, c’est écrire malgré tout. Comme une barque assemblée contre l’Océan sans mesure — et la barque tire sa forme de l’Enorme qu’elle affronte en craignant la
défaite, et différents sont les esquifs autant que les ports d’un pôle à l’autre — ainsi le style est ajointement malgré tout, manière de se jeter à
cœur perdu mesure de l’immense; et chacun reçoit figure de l’aspect que montre l’Elément où de son côté il se trouve jeté, de la terreur déterminée
que lui inspire l’indéterminé.

Faire front dans le tumulte pour m’y lenir à flot, quelque temps, sur l’inconnaissable. —La phrase, ligne de flottaison.

Poésie —

Se convertir à l’origine, irrécupérable pourtant, dont notre langage quotidien en sa demi-lucidité est la métaphore. Elle renverse la métaphore. Elle restitue le
mouvement premier de venue du sens, elle tente de coïncider avec le premier transport de l’être au cerveau. Elle aime à prendre à rebrousse-pente les inclinations de notre
langue, les tendresses premières venues, les familiarités enfouies avec les choses, celte première habitude qu’est la nature, les privautés inconscientes parce qu’elles
« vont de soi » ; tout le simple est reconsidéré comme dérivé lointain d’une aube où il fut contracté — sans contrat.

Cette folle croyance : qu’ici, lové dans la matrice du monde, attentif, il pourra naître ; que cela va sourdre ; et que la vérité en mots simples viendra.

Les modes profonds de l’être qui se muent pour nous incessamment en tout ce qui est, en ce spectacle, en cette rencontre : toute l’ésoté-rique liturgie de puissances non visibles
mais promises à l’aimante vue mi-close de la pensée, cela va se dérouler… Toute la hiérarchie se révèle maintenant — trop tard.

Car entre-temps tout est devenu apparence, et toute différence insupportable, provoquant l’insurrection. On a décidé alors de rapporter cette différence, la différence
en général, à l’accident historique, à un désordre humain : étant bien entendu que tout est une affaire humaine, que tout cela se passe entre hommes ! Ainsi le
début, c’était le temps du non-sens, le pas-encore-humain, un désordre vraiment considérable et pas mal résorbé aujourd’hui ! Toute l’Histoire serait alors
mouvement de revenir sur ces différences pour les dénoncer, les désarmer ; et ce dont nous souffrons encore aujourd’hui, malgré nos beaux efforts, rien d’autre que l’urgence
soudaine de « problèmes » en moratoire depuis des millénaires, en souffrance trop longtemps, qu’il va falloir liquider. Exemple : les enfants, les femmes, les races… Ils
se pressent aux guichets de la Raison Dialectique Politique, conscients de leur horrible état de sujétion, affamés. « Attendez, attendez, votre tour va venir… »

L’ordinaire c’est l’auberge ; l’ordre c’est la halte. Tout était conçu comme logis où rentrer ; femme, famille, paumes des enfants, c’était organisé comme chez soi,
pour y reposer. Or elles se sont impatientées de ce chemin des hommes qui se perd au-dehors, et de leur visage hagard. Elles se lassèrent du devoir de ne pas les empêcher de
repartir ; elles entendent sortir aussi. La halte se délabre.

Il cherche origine en l’instance des autres ; il devient façade, « recommence a zéro » pour les prendre à témoin de sa naissance. Il cherche assistance,
Anadyomène du Léthé. Irascible.

Originalité du langage ; c’est l’être ajouté ; le supplément, le verbe être le marque. Dès le langage tout se met à Etre… séparé de soi et
ré-uni à soi par le langage qui dit l’être. « À est A ».

Il multiplie le monde par lui-même. Il est le pouvoir de séparer de soi à l’infini toute chose pour pouvoir la rassembler et ainsi la reconfier à son être.

La parole est langage. Le langage s’embarrasse dans sa propre contingence ; miroir introduit dans le monde, au cœur de chaque être, il introduit le problème supplémentaire
de sa faclicité, de son propre reflet en lui-même. Puissance du langage qui culmine aujourd’hui jusqu’à la destruction du monde.

Une analyse scientifique du langage peut sans doute rapporter les mots comme phénomènes à la biologie de la phonation, car le langage s’incarne dans la matérialité
phonétique ; mais en quoi est-ce l’origine du langage ?

Peut-être le charme d’une phrase exclamative qui commence par Oh…, ou invocative par 0…, vient-il de ce que le long frémissement encore inarticulé de l’apostrophe qui est son
avant d’être sens répète, mais symboliquement, comme la naissance du langage en l’émotion, célébrant un rite d’origine où l’on assiste à la figure de ce
qui se lève, aube nécessaire.

De même qu’il y a une syntaxe de la peinture, et qu’on peut demander ce que le peintre choisit de laisser paraître, de même… Mais le peintre est en présence du spectacle,
tandis que la parole ? Le mystère du langage est que le rapport au monde est dérobé : d’où les hypothèses fantaisistes sur sa naissance — Langage
ingénéré.

Il semble que nous n’ayons plus le terme de référence que nous avions pour la peinture. Car l’être, c’est cette dimension sans précédent qui vient à nous par le
langage. Le langage peut se rapporter au monde grâce seulement à ce pouvoir de nomination de l’être, qui est sa propre essence. L’être est en le langage celé comme sa
vocation au monde.

Tout style ne serait-il pas comme une grille sur un retrait premier, un dédit fondamental ? Ce qu’il laisse transparaître alors dépend de la manière dont l’écrivain s’y
prend pour faire paraître — manière de discerner, de circonscrire l’invisible.

Or une parole organisée précède en fait la parole organisante, cherchante. Car la syntaxe commune, et enseignée, fut premier lieu d’intelligibilité à soi, avant
l’asthme poétique.

La stylistique ne devrait-elle pas donc mesurer la différence, c’est-à-dire la manière dont la parole parlante malmène la parole parlée, la fait souffrir pour lui
extorquer ce qu’elle peut dire. L’intention profonde, inconnue de l’écrivain lui-même, apparaîtrait peut-être. La stylistique jouerait le rôle d’un décryptage
ontologique.

Pour comprendre un écrivain, réassister de l’intérieur, après des exercices d’entrée en résonance avec son rythme, à cet entraînement, cette fuite en
avant qu’est le style, cette manière de tournoyer, de s’emporter autour d’une obscurité préférée ; le style lutte de vitesse avec la répulsion qui émane de ce
centre, pour remonter vers lui à contre-tourbillons, et le circonscrire.

Parlant sous inspiration — on dira aussi bien : de nécessité ; ou : en toute liberté — l’écrivain en prend à son aise avec la langue ; prend ses aises ;
c’est cette aise qu’il s’agit de mesurer en quelque sorte.

Le critique est celui qui parle un espéranto, mais assez intimement pour pouvoir apprécier la grâce qui a visité les autres, c’est-à-dire leur différence. Une
reuvre est événement dans le langage — ensuite, ce sera peut-être un événement historique, sociologique ou autre.

Ecrivant, l’homme s’ingénie; lutte très intime, la plus intime peut-être, de la liberté (ingenium) et de la nécessité (langue) ; combat violent de la liberté
avec soi-même, car elle est depuis toujours déjà confondue avec ce langage qui la lie en la douant de parole — toujours un oiseau dans les rets, qui les soulève à
en mourir.

De la pensée au regard : sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Sensible prétexte. La pensée se demande de quoi; cherchant « de quoi », elle improvise; mécontente
des barreaux d’os.

La pensée est, astreinte à puiser au spectacle les mots de son dire. Les mots qui disent originalement le rapport des choses offert à la vue, l’agencement de choses, cette
première syntaxe (du) visible est donc, transportée de toujours dans la parole comme la syntaxe même de celle-ci et sa propre étoffe, l’incontournable figure qui donne
à notre pensée sa configuration ordonnée à son très profond désir de dire ce qui est : toute parole est figurée, parabole ; tout logos est topologie. La
présence d’esprit, présence à soi-même, n’est ainsi possible que par une syntaxe, qui est agencement d’être des choses — ontologie.

Pourtant notre désir est de dire l’être sans figure !

La pensée est parole ; et y a-t-il quoi que ce soit dans le langage qui ne vienne pas du monde, qui ne recueille le primordial signe des choses ? Tout mot ne dit-il pas, par son sens
premier, un moment ou un mouvement du monde, un fragment du spectacle ? La pensée scrute et veut rejoindre le sens du monde à partir d’une puissance sémantique qui doit tout au
monde, car il est le premier sémaphore. Ainsi, la pensée est-elle, par ses yeux, frappée d’une lumière qui l’aveugle, vouée à une visibilité qui ne cesse de
la décevoir.

Le monde se fait voir à la pensée en lui donnant comme langage les moyens de le voir, et cependant le langage ne cesse, à partir du désir foncier qui l’anime, de parler
comme s’il occupait un point de vue hors du monde, comme s’il provenait d’ailleurs, comme s’il n’était pas dans son essence et sa texture un premier et fondamental transport du visible
à la pensée, une originelle méta-phore, et ainsi seulement pouvoir de nomination. La tâche de la pensée est donc impossible. Le cercle de la métaphore, espace de
la pensée, est tel que, transport du sensible au sens et retour du sens au sensible, il n’est pas possible de déterminer une origine, un sens premier, un sens de la rotation. C’est
pourquoi le style est essentiellement métaphorique ; le langage est une symbolique qui renvoie au symbole du monde dont il provient ; ainsi, tout est symbole, mais de quoi ?

Mais une étymologie fondamentale nous renverrait-elle toujours aux choses comme à ce qui aurait eu le premier mot ? 11 se peut que tout ne puisse être dit grâce au spectacle
; que le figuratif des choses n’épuise pas tout le mystère. Si l’homme en effet n’est pas seulement un « repli dans l’être », il doit y avoir de la
révélation, de l’historique non figurante, une Parole qui se soutient de sa propre autorité, et qui prend elle-même ses allégories dans les choses. Le langage ne peut
dériver entièrement de rien de naturel.

Question : h quoi peut bien se montrer dans la texture du langage son irréductibilité foncière au naturalisme ?

Et le langage philosophique ? Ce qu’il vise n’est pas en dehors de lui ; il se recourbe donc sur soi ; attentif à une sorte de révélation incessante, au plus près de mon
être, source de mon être, qu’il voudrait capter sans médiation, mais dont il est l’immédiate médiation.

Peut-être philosopher est-il l’inlassable endurance de l’absence de fondement, ou néant, qui se mue toujours en stupeur devant la présence de ce qui est ; expérience du
néant qui se rejette toujours déjà à l’être ; qui devient en quelque sorte homme-aux-prises-avec-1’être. Philosopher doit demeurer fidèle au questionnement
sans repos de cette origine, qui parle comme étonne-ment foncier devant ce qui est.

L’homme est philosophique; c’est dire qu’il est philosophé par le passage au travers de son être de ce jaillissement dont la trace va s’appeler tout de suite philosophie, —
trace œuvre. La source se cache dans son propre flux ; elle disparaît dans la fécondité de son sourdre. Penser c’est consentir à ce désir, qui nous constitue, de
remémorer le sourdre indicible ; c’est comme tenter de se convertir à la nuit d’où sort toute aube, et que les yeux, qui sont faits pour le lumineux, ne peuvent voir —
tentative quasi suicidaire de gagner sur cette dérobade de l’originel pour le pressentir, recul de dos au plus près du foyer de notre être qui est abîme, perte
d’être.

Mystique du visible ! Etre favorisé à l’égard du monde de ces très saintes visions dont les visionnaires nous ont rapporté qu’en elles ils ne voyaient plus rien,
passant par-dessus le monde. Secoué par celte contradiction.

Car nous lisons distraitement ; ce que nous aimons c’est l’acte de naissance des paroles sous nos yeux, quand elles zèbrent, évanouies déjà, notre nuit.

La plus belle lecture vaut-elle la plus tremblotante de nos illuminations ? Nous écrivons parce que nous ne savons pas comprendre. Nous exigeons du monde ses éclairs. Il se
révèle lui-même, car c’est encore de lui que provient la lumière qui le traverse, par où il se donne en spectacle. Il ne cesse de recommencer à naître pour
nous ; il se reforme sous nos yeux, célébrant la liturgie de ses épiphanies pour quelques fidèles. Moments où paraît ce qu’il veut dire : il n’y a qu’à lire
et l’éclair entoptique aveugle encore notre mémoire refermée. Profonde rêverie. Peut-être alors le juste récit est-il celui qui ne prétend pas nous livrer une
peinture sincère, mais qui prend son parti plutôt, de connivence même avec l’inévitable déception du lecteur, de l’insuffisance de l’œuvre à combler un autre,
et regagne ainsi notre attention.

Michel Deguy