DE LA MODIFICATION DES CHOSES PAR LA PAROLE


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Francis Ponge

DE LA MODIFICATION DES CHOSES PAR LA PAROLE

Le froid, tel qu’on le nomme après l’avoir reconnu à d’autres effets alentour, entre à l’onde, à quoi la glace se subroge.

De même les yeux, d’un seul coup, s’accommodent à une nouvelle étendue : par un mouvement d’ensemble nommé l’attention, par quoi un nouvel objet est fixé, se prend.

Cela est le résultat d’une attente, du calme : un résultat en même temps qu’un acte : en un mot, une modification.

A une, de même, onde, à un ensemble informe qui comble son contenu, ou tout au moins qui en épouse jusqu’à un certain niveau la forme, — par l’effet de l’attente,
d’une accommodation, d’une sorte d’attention de même nature encore, peut entrer ce qui occasionnera sa modification : la parole.

La parole serait donc aux choses de l’esprit leur état de rigueur, leur façon de se tenir d’aplomb hors de leur contenant. Cela une fois fait compris, l’on aura le loisir, et la
jouissance, d’en étudier calmement, minutieusement, avec application les qualités décomptables.

La plus remarquable et qui saute aux yeux est une sorte de crue, d’augmentation de volume de la glace par rapport à l’onde, et le bris, par elle-même, du contenant naguère forme
indispensable.

Francis Ponge

Susan Rothenberg

A CHAT PERCHÉ


A CHAT PERCHÉ

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Je ne peux m’expliquer rien au monde que d’une seule façon : par le désespoir- Dans ce monde que je ne comprends pas, dont je ne peux rien admettre, où je ne peux rien
désirer (nous sommes trop loin de compte), je suis obligé par surcroît à une certaine tenue, à peu près n’importe laquelle, mais une tenue. Mais alors si je
suppose à tout le monde le même handicap, la tenue incompréhensible de tout ce monde s’explique : par le hasard des poses où vous force le désespoir.

Exactement comme au jeu du chat perché. Sur un seul pied, sur n’importe quoi, mais pas à terre : il faut être perché, même en équilibre instable, lorsque le
chasseur passe. Faute de quoi il vous touche : c’est alors la mort ou la folie.

Ou comme quelqu’un surpris fait n’importe quel geste : voilà à tout moment votre sort.’Il faut à tout moment répondre quelque chose alors qu’on ne comprend rien à rien;
décider n’importe quoi, alors qu’on ne compte sur rien; agir, sans aucune confiance. Point de répit. Il faut « n’avoir l’air de rien », être perché. Et cela dure!
Quand on n’a plus envie de jouer, ce n’est pas drôle. Mais alors tout s’explique : le caractère idiot, saugrenu, de tout au monde : même les tramways, l’école de Samt-Cyr,
et plusieurs autres institutions. Quelque chose s’est changé, s’est figé en cela, subitement, au hasard, pourchassé par le désespoir. Oh! s’il suffisait de s’allonger par
terre, pour dormir, pour mourir. Si l’on pouvait se refuser à toute contenance ! Mais le passage du chasseur est irrésistible : il faut, quoiqu’on ne sache pas à quelle force
l’on obéit, il faut se lever, sauter dans une niche, prendre des postures idiotes.

… Mais il est peut-être une pose possible qui consiste à dénoncer à chaque instant cette tyrannie : je ne rebondirai jamais que dans la pose du révolutionnaire ou du
poète.

Francis Ponge

JUSTIFICATION NIHILISTE DE L’ART


JUSTIFICATION NIHILISTE DE L’ART

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Francis Ponge

JUSTIFICATION NIHILISTE DE L’ART

Voici ce que Sénèque m’a dit aujourd’hui :

Je suppose que le but soit l’anéantissement total du monde, de la demeure humaine, des villes et des champs, des montagnes et de la mer.

L’on pense d’abord au feu, et l’on traite les conservateurs de pompiers. On leur reproche d’éteindre le feu sacré de la destruction.

Alors, pour tenter d’annihiler leurs efforts, comme on a l’esprit absolu l’on s’en prend à leur « moyen » : on tente de mettre le feu à l’eau, à la mer.

Il faut être plus traître que cela. Il faut savoir trahir même ses propres moyens. Abandonner le feu qui n’est qu’un instrument brillant, mais contre l’eau inefficace. Entrer
benoîtement aux pompiers. Et, sous prétexte de les aider à éteindre quelque feu destructeur, tout détruire sous une catastrophe des eaux. Tout inonder.

Le but d’anéantissement sera atteint, et les pompiers noyés par eux-mêmes.

Ainsi ridiculisons les paroles par la catastrophef — l’abus simple des paroles.

Francis Ponge

NATARE PISCEM DOCES


Francis Ponge

 

NATARE PISCEM DOCES

 

 

 

P. ne veut pas que l’auteur sorte de son livre pour aller voir comment ça fait du dehors.

Mais à quel moment sort-on? Faut-il écrire tout ce qui est pensé à propos d’un sujet? Ne sort-on pas déjà en faisant autre chose à propos de ce sujet que de
l’écriture automatique?

Veut-il dire que l’auteur doive rester à l’intérieur et déduire la réalité de la réalité? Découvrir en fouillant, en piquant aux murs de la caverne?
Enfin que le livre, au contraire de la statue qu’on dégage du marbre, est une chambre que l’on ouvre dans le roc, en restant à l’intérieur?

Mais le livre alors est-il la chambre ou les matériaux rejetés? Et d’ailleurs n’a-t-on pas vidé la chambre comme l’on aurait dégagé la statue, selon son goût, qui
est tout extérieur, venu du dehors et de mille influences?

Non, il n’y a aucune dissociation possible de la personnalité créatrice et de la personnalité critique.

Même si je dis tout ce qui me passe par la tête, cela a été travaillé en moi par toutes sortes d’influences extérieures : une vraie routine.

Cette identité de l’esprit créateur et du critique se prouve encore par l’« anch’io son’ pittore » : c’est devant l’œuvre d’un autre, donc comme critique, que l’on
s’est reconnu créateur.

*

Le plus intelligent me paraît être de revoir sa biographie, et corriger en accusant certains traits et généralisant. En somme noter certaines associations d’idées (et
cela ne se peut parfaitement que sur soi-même) puis corriger cela, très peu, en donnant le titre, en faussant légèrement l’ensemble : voilà l’art. Dont
l’éternité ne résulte que de l’indifférence.

Et tout cela ne vaut pas seulement pour le roman, mais pour toutes les sortes possibles d’écrits, pour tous les genres.

*

Le poète ne doit jamais proposer une pensée mais un objet, c’est-à-dire que même à la pensée il doit faire prendre une pose d’objet.

Le poème est un objet de jouissance proposé à l’homme, fait et posé spécialement pour lui. Cette intention ne doit pas faillir au poète.

C’est la pierre de touche du critique.

Il y a des règles de plaire, une éternité du goût, à cause des catégories de l’esprit humain. J’entends donc les plus générales des règles, et c’est
à Aristote que je pense. Certes quant à la métaphysique, et quant à la morale, je lui préfère, on le sait, Pyrrhon ou Montaigne , mais on a vu que je place
l’esthétique à un autre niveau, et que tout en pratiquant les arts je pourrais dire par faiblesse ou par vice, j’y reconnais seulement des règles empiriques, comme une
thérapeutique de l’intoxication.

 

Francis Ponge

LE SÉRIEUX DÉFAIT


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LE SÉRIEUX DÉFAIT

« Mesdames et messieurs, l’éclairage est oblique. Si quelqu’un fait des gestes derrière moi qu’on m’avertisse. Je ne suis pas un bouffon.

Mesdames et messieurs : la face des mouches est sérieuse. Cet animal marche et vole à son affaire avec précipitation. Mais il change brusquement ses buts, la suite de son
manège est imprévue : on dit que cet insecte est dupe du hasard. 11 ne se laisse pas approcher : mais au contraire il vient, et vous touche souvent où il veut; ou bien, de moins
près, il vous pose la face seule qu’il veut. Chasssé, il fuit, mais revient mille instants par mille voies se reposer au chasseur. On rit à l’aise. On dit que c’est
comique.

En réfléchissant, on peut dire encore que les hommes regardent voler les mouches.

Ah! mesdames et messieurs, mon haleine n’incom-mode-t-elle pas ceux du premier rang? Était-ce bien ce soir que je devais parler? Assez, n’est-ce pas? vous n’en supporteriez pas davantage.
»

 

Francis Ponge

SORTIR DE LA SUITE OMBREUSE


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SORTIR DE LA SUITE OMBREUSE

 

La nature prise d’incendie est allée jusqu’à faire tomber le soleil au centre de la terre

Pires que marées noires, pandémies du Moyen-Âge, Hiroschima et destructions racistes

d’une idéologie dogmatique

On ne peut plus ouvrir les yeux sur soi sans découvrir autre chose que son ombre former le rang de son élimination volcanique

Je coupe un mât pour dresser un cirque comme ceux qui ambulait les enfances de ma vie

tend les trapèzes

coupe le filet

un besoin de sauter dans l’ailleurs

de la vie sans ménageries

Niala-Loisobleu – 26 Juin 2020

 

LE GYMNASTE

Comme son G l’indique le gymnaste porte le bouc et la moustache que rejoint presque une grosse mèche en accroche-cœur sur un front bas.

Moulé dans un maillot qui fait deux plis sur l’aine il porte aussi, comme son Y, la queue à gauche.

Tous les cœurs il dévaste mais se doit d’être chaste et son juron est baste!

Plus rose que nature et moins adroit qu’un singe il bondit aux agrès saisi d’un zèle pur. Puis du chef de son corps pris dans la corde à nœuds il interroge l’air comme un
ver de sa motte.

Pour finir il choit parfois des cintres comme une chenille, mais rebondit sur pieds, et c’est alors le parangon adulé de la bêtise humaine qui vous salue.

 

Francis Ponge

UN ROCHER


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UN ROCHER

De jour en jour la somme de ce que je n’ai pas encore dit grossit, fait boule de neige, porte ombrage à la signification pour autrui de la moindre parole que j’essaye alors de dire. Car,
pour exprimer aucune nouvelle impression, fût-ce à moi-même, je me réfère, sans pouvoir faire autrement, bien que j’aie conscience de cette manie, à tout ce que je
n’ai encore si peu que ce soit exprimé.

Malgré sa richesse et sa confusion, je me retrouve encore assez facilement dans le monde secret de ma contemplation et de mon imagination, et, quoique je me morfonde de m’y sentir, chaque
fois que j’y pénètre de nouveau, comme dans une forêt étouffante où je ne puis à chaque instant admirer toutes choses à la fois et dans tous leurs
détails, toutefois je jouis vivement de nombre de beautés, et parfois de leur confusion et de leur chevauchement même.

Mais si j’essaye de prendre la plume pour en décrire seulement un petit buisson ou, de vive voix, d’en parler tant soi peu à quelque camarade, — malgré le travail
épuisant que je fournis alors et la peine que je prends pour m’exprimer le plus simplement possible, — le papier de mon bloc-notes ou l’esprit de mon ami reçoivent ces
révélations comme un météore dans leur jardin, comme un étrange et quasi impossible caillou, d’une « qualité obscure » mais à propos duquel o ils ne
peuvent même pas conquérir la moindre impression ».

Et cependant, comme je le montrerai peut-être un jour, le danger n’est pas dans cette forêt aussi grave encore que dans celle de mes réflexions d’ordre purement logique, où
d’ailleurs personne à aucun moment n’a encore été introduit par moi (ni à vrai dire moi-même de sang-froid ou à l’état de veille)…

Hélas! aujourd’hui encore je recule épouvanté par l’énormité du rocher qu’il me faudrait déplacer pour déboucher ma porte…

Francis Ponge

 

 

DE L’EAU


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DE L’EAU

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Plus bas que moi, toujours plus bas que moi se trouve l’eau. C’est toujours les yeux baissés que je la regarde. Comme le sol, comme une partie du sol, comme une modification du sol.

Elle est blanche et brillante, informe et fraîche, passive et obstinée dans son seul vice : la pesanteur; disposant de moyens exceptionnels pour satisfaire ce vice : contournant,
transperçant, érodant, filtrant.

A l’intérieur d’elle-même ce vice aussi joue : elle s’effondre sans cesse, renonce à chaque instant à toute forme, ne tend qu’à s’humilier, se couche à plat ventre
sur le sol, quasi cadavre, comme les moines de certains ordres. Toujours plus bas : telle semble être sa devise : le contraire d’excelsior.

*

On pourrait presque dire que l’eau est folle, à cause de cet hystérique besoin de n’obéir qu’à sa pesanteur, qui la possède comme une idée fixe.

Certes, tout au monde connaît ce besoin, qui toujours et en tous lieux doit être satisfait. Cette armoire, par exemple, se montre fort têtue dans son désir d’adhérer au
sol, et si elle se trouve un jour en équilibre instable, elle préférera s’abîmer plutôt que d’y contrevenir. Mais enfin, dans une certaine mesure, elle joue avec la
pesanteur, elle la défie : elle ne s’effondre pas dans toutes ses parties, sa corniche, ses moulures ne s’y conforment pas. Il existe en elle une résistance au profit de sa
personnalité et de sa forme.

liquide est par définition ce qui préfère obéir à la pesanteur, plutôt que maintenir sa forme, ce qui refuse toute forme pour obéir à sa pesanteur. Et
qui perd toute tenue à cause de cette idée fixe, de ce scrupule maladif. De ce vice, qui le rend rapide, précipité ou stagnant; amorphe ou féroce, amorphe et
féroce, féroce térébrant, par exemple; rusé, filtrant, contournant; si bien que l’on peut faire de lui ce que l’on veut, et conduire l’eau dans des tuyaux pour la faire
ensuite jaillir verticalement afin de jouir enfin de sa fagon de s’abîmer en pluie : une véritable esclave.

… Cependant le soleil et la lune sont jaloux de cette influence exclusive, et ils essayent de s’exercer sur elle lorsqu’elle se trouve offrir la prise de grandes étendues, surtout si
elle y est en état de moindre résistance, dispersée en flaques minces. Le soleil alors prélève un plus grand tribut. Il la force à un cyclisme perpétuel, il
la traite comme un écureuil dans sa roue.

*

L’eau m’échappe… me file entre les doigts. Et encore! Ce n’est même pas si net (qu’un lézard ou une grenouille) : il m’en reste aux mains des traces, des taches, relativement
longues à sécher ou qu’il faut’ essuyer.

Elle m’échappe et cependant me marque, sans que j’y puisse grand-chose.

Idéologiquement c’est la même chose : elle m’échappe, échappe à toute définition, mais laisse dans mon esprit et sur ce papier des traces, des taches
informes.

*

Inquiétude de l’eau : sensible-au moindre changement de la déclivité. Sautant les escaliers les deux pieds à la fois. Joueuse, puérile d’obéissance, revenant tout
de suite lorsqu’on la rappelle en changeant la pente de ce côté-ci.

 

Francis Ponge

AD LITEM


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AD LITEM

Mal renseignés comme nous le sommes par leurs expressions sur le coefficient de joie ou de malheur qui affecte la vie des créatures du monde animé, qui, malgré sa
volonté de parler d’elles, n’éprouverait au moment de le faire un serrement du cœur et de la gorge se traduisant par une lenteur et une prudence extrêmes de la démarche
intellectuelle, ne mériterait aucunement qu’on le suive, ni, par suite, qu’on accepte sa leçon.

Alors qu’à peu près tous les êtres à rangs profonds qui nous entourent sont condamnés au silence, ce n’est pas comme il s’agit d’eux un flot de paroles qui convient;
une allure ivre ou ravie non plus, quand la moitié au moins enchaînée au sol par des racines est privée même des gestes, et ne peut attirer l’attention que par des
poses, lentement, avec peine, et une fois pour toutes contractées.

Il semble d’ailleurs, a priori, qu’un ton funèbre ou mélancolique ne doive pas mieux convenir, ou du moins ne faudrait-il pas qu’il soit l’effet d’une prévention
systématique. Le scrupule ici doit venir du désir d’être juste envers un créateur possible, ou des raisons immanentes, dont on nous a dès l’enfance soigneusement
avertis, et dont la religion, forte dans l’esprit de beaucoup de générations de penseurs respectables, est née du besoin de justifier l’apparent désordre de l’univers par
l’affirmation d’un ordre ou la confiance en des desseins supérieurs, que le petit esprit de chacun serait incapable de discerner. Or, la faiblesse de notre esprit… il faut bien avouer
que la chose est possible : nous en avons assez de signes manifestes au cours de notre lutte même avec nos moyens d’expression.

Et pourtant, bien que nous devions nous défier peut-être d’un penchant à dramatiser les choses, et à nous représenter la nature comme un enfer, certaines constatations
dès l’abord peuvent bien justifier chez le spectateur une appréhension funeste.

Il semble qu’à considérer les êtres du point de vue où leur période d’existence peut être saisie tout entière d’un seul coup d’œil intellectuel, les
événements les plus importants de cette existence, c’est-à-dire les circonstances de leur naissance et de leur mort, prouvent une propension fâcheuse de la Nature à
assurer la subsistance de ses créatures aux dépens les unes des autres, — qui ne saurait avoir pour conséquence chez chacune d’entre elles que la douleur et les
passions.

Je veux bien que du point de vue de chaque être sa naissance et sa mort soient des événements presque négligeables, du moins dont la considération est pratiquement
négligée. J’accepte encore que pour toute mère enfanter dans la douleur soit une piètre punition, très rapidement oubliée.

Aussi n’est-ce pas de telles douleurs, ni celles qui sont dues à tels accidents ou maladies, qu’il serait juste de reprocher à la Nature, mais des douleurs autrement plus graves :
celles que provoque chez toute créature le sentiment de sa non-justification, celles par exemple chez l’homme qui le conduisent au suicide, celles chez les végétaux qui les
conduisent à leurs formes…

… Une apparence de calme, de sérénité, d’équilibre dans l’ensemble de la création, une perfection dans l’organisation de chaque créature qui peut laisser
supposer comme conséquence sa béatitude; mais un désordre inouï dans la distribution sur la surface du globe des espèces et des essences, d’incessants sacrifices, une
mutilation du possible, qui laissent aussi bien supposer ressentis les malheurs de la guerre et de l’anarchie : tout au premier abord dans la nature contribue à plonger l’observateur dans
une grave perplexité.

Il faut être juste. Rien n’explique, sinon une mégalomanie de création, la profusion d’individus accomplis de même type dans chaque espèce. Rien n’explique chez chaque
individu l’arrêt de la croissance : un équilibre? Mais alors pourquoi peu à peu se défait-il?

Et puis donc, aussi bien, qu’il est de nature de l’homme d’élever la voix au milieu de la foule des choses silencieuses, qu’il le fasse du moins parfois à leur propos…

Francis Ponge

BORDS DE MER


 

 

 

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BORDS DE MER

La mer jusqu’à l’approche de ses limites est une chose simple qui se répète flot par flot. Mais les choses les plus simples dans la nature ne s’abordent pas sans y mettre
beaucoup de formes, faire beaucoup de façons, les choses les plus épaisses sans subir quelque amenuisement. C’est pourquoi l’homme, et par rancune aussi contre leur immensité qui
l’assomme, se précipite aux bords ou à l’intersection des grandes choses pour les définir. Car la raison au sein de l’uniforme dangereusement ballotte et se raréfie : un
esprit en mal de notions doit d’abord s’approvisionner d’apparences.

Tandis que l’air même tracassé soit par les variations de sa température ou par un tragique besoin d’influence et d’informations par lui-même sur chaque chose ne feuillette
pourtant et corne que superficiellement le volumineux tome marin, l’autre élément plus stable qui nous supporte y plonge obliquement jusqu’à leur garde rocheuse de larges
couteaux terreux qui séjournent dans l’épaisseur. Parfois à la rencontre d’un muscle énergique une lame ressort peu à peu : c’est ce qu’on appelle une plage.

Dépaysée à l’air libre, mais repoussée par les profondeurs quoique jusqu’à un certain point familiarisée avec elles, cette portion de l’étendue s’allonge
entre les deux plus ou moins fauve et stérile, et ne supporte ordinairement qu’un trésor de débris inlassablement polis et ramassés par le destructeur. Un concert
élémentaire, par sa discrétion plus délicieux et sujet à réflexion, est accordé là depuis l’éternité pour personne : depuis sa formation par
l’opération sur une platitude sans bornes de l’esprit d’insistance qui souffle parfois des cieux, le flot venu de loin sans heurts et sans reproche enfin pour la première fois trouve
à qui parler. Mais une seule et brève parole est confiée aux cailloux et aux coquillages, qui s’en montrent assez remués, et il expire en la proférant; et tous ceux qui
le suivent expireront aussi en proférant la pareille, parfois par temps à peine un peu plus fort clamée. Chacun par-dessus l’autre parvenu à l’orchestre se hausse un peu le
col, se découvre, et se nomme à qui il fut adressé. Mille homonymes seigneurs ainsi sont admis le même jour à la présentation par la mer prolixe et prolifique en
offres labiales à chacun de ses bords.

Aussi bien sur votre forum, 6 galets, n’est-ce pas, pour une harangue grossière, quelque paysan du Danube qui vient se faire entendre : mais le Danube lui-même, mêlé à
tous les autres fleuves du monde après avoir perdu leur sens et leur prétention, et profondément réservés dans une désillusion amère seulement au goût de
qui aurait à conscience d’en apprécier par absorption la qualité la plus secrète, la saveur.

C’est en effet, après l’anarchie des fleuves, à leur relâchement dans le profond et copieusement habité lieu commun de la matière liquide, que l’on a donné le nom
de mer. Voilà pourquoi à ses propres bords celle-ci semblera toujours absente : profitant de l’éloi-gnement réciproque qui leur interdit de communiquer entre eux sinon
à travers elle ou par de grands détours, elle laisse sans doute croire à chacun d’eux qu’elle se dirige spécialement vers lui. En réalité, polie avec tout le
monde, et plus que polie : capable pour chacun d’eux de tous les emportements, de toutes les convictions successives, elle garde au fond de sa cuvette à demeure son infinie possession de
courants. Elle ne sort jamais de ses bornes qu’un peu, met elle-même un frein à la fureur de ses flots, et comme la méduse qu’elle abandonne aux pêcheurs pour image
réduite ou échantillon d’elle-même, fuit seulement une révérence extatique par tous ses bords.

Ainsi en est-il de l’antique robe de Neptune, cet iiinonccllcnient pseudo-organique de voiles sur les trois quarts du monde uniment répandus. Ni par l’aveugle poignard des roches, ni par
la plus creusante tempête tournant des paquets de feuilles à la fois, ni par l’œil attentif de l’homme employé avec peine et d’ailleurs sans contrôle dans un milieu
interdit aux orifices débouchés des autres sens et qu’un bras plongé pour saisir trouble plus encore, ce livre au fond n’a été lu.

 

Francis Ponge