La vérité du drame est dans ce pur espace qui règne entre la stance heureuse et l'abîme qu'elle côtoie : cet inapaisement total, ou cette ambiguïté suprême. Saint-john Perse
Ce n’est pas le hors-bord conduit par un gros Sikh,
Pas les reins des dévotes sous le sari mouillé, Pas le goût du halwa ni d’autres friandises, C’est dans le ciel le jeu aux infinies surprises Des cerfs-volants. De tous ses yeux écarquillés
Il suit l’affrontement des ailes de papier
Et des fils renforcés par des ergots de verre.
Sur terre tout va son train de vieux brahmane à pied.
Il y a des lépreux, des vïp’s et des jongleurs,
Des marchands de bétel, des veuves, des militaires…
L’enfant pose des mèches sur des lambeaux de fleurs…
À la sortie d’un aiguillage, l’aube très lentement, et le Gange traversé.
Ciel laiteux. Un homme en dhoti blanc, sur un cheval blanc, galope à l’horizon de la plaine. Un parapluie noir l’isole du soleil.
Une corneille pique les flancs d’un bœuf impassible.
Villages de chaumes et de tuiles.
Des palmiers, des palmiers.
Dans une rigoureuse solitude terrestre, un buffle contemple le vol d’un flamant rose.
Un seul arbre, une seule ombre, et un homme.
Là-bas l’Himalaya, vision perdue d’un piémont si vaste qu’il n’a jamais su s’il rendait hommage aux montagnes ou aux nuages.
Gare de Sahibganj. Le thé versé en de minuscules terres cuites, les mêmes qui s’entassent par milliers sur les quais, prêtes à l’expédition dans des paniers tressés. Un musicien, chemise et pagne bleus, franchit le remblai. Il porte un tabla en bandoulière, ses cheveux sont mêlés de brindilles, on dirait une perruque de paille hérissée au-dessus du turban. Un petit mendiant fait tinter une assiette vide aux grilles des
wagons.
Par dizaines, les couples de buffles tirent des araires de
bois, imprimant au sol sa géométrie nourricière.
Tous les vingt pas, des puits et leurs servants. Une jarre
attachée à l’extrémité d’un long bambou est projetée sous
terre, puis remonte par l’effet d’un contrepoids de pierre et
de chiffons.
Forêt de manguiers, les fruits mûrs pendent comme des
lampions.
Une femme orange dans un hameau de terre. Un vacher allongé sur l’encolure d’un buffle, et le troupeau qui suit.
Cactus à contre-ciel. Du béton délabré. Un charroi de briques. Entrée de Kahalgaon.
Gange perdu dans l’amplitude sèche de ses rives.
Un vieillard debout, barbe blanche, les pieds dans la
boue.
Aucune vue sans âme qui vive.
À Bhagalpur, des femmes accroupies trient les éclats du
ballast.
Laboureurs de poussière.
Un palais décati, mais de beaux restes blancs et gris, au-dessus du fleuve.
Toits de tuiles rondes, et des cruches retournées aux pignons
des faîtières.
Des hérons déciment les marais, l’air de ne pas y toucher.
À la fenêtre de chaque poste d’aiguillage, un homme brandit un fanion vert.
Se présente une mare plus petite que le filet qu’un pêcheur lui jette.
Au temple de Bariarpur, les allongés dorment sur un miroir.
Réseau de sécheresse.
À deux mètres du sol, un lit sur pilotis, avec ombrelle de chaumes.
Les murs n’enclosent jamais vraiment.
Jamalpur dans la fumée de vingt locomotives, et les cris à la sauvette des vendeurs ambulants.
Ciel plombé d’attente.
Midi à pic pour la seule ombre d’un arbre mort.
Un atoll sur l’océan aride, un cercle de palmiers et des enfants roulés aux mirages de l’eau.
Les tentes rapiécées des Djats, ouvertes au moindre souffle. Juste une halte démunie qui joue le vent contre la fournaise.
Araire basculé par-dessus le joug, un attelage sans guide dérive dans l’étendue, ivre de trop d’efforts aveuglés.
Sur l’autre voie, un train stoppe à peine. Des paysans chargés d’énormes rouleaux de chaumes courent jeter leurs fardeaux sur les butoirs, enrre les wagons, puis se mettent sur la paille. Certains trébuchent et voient le convoi filer, le nez au ras des cailloux. Relevés, ils prennent position pour le transport suivant.
Chaque arbre est une oasis.
Un unijambiste se déplace en s’aidant d’une longue perche, comme s’il était à la fois la barque et le passeur.
Patna. Une halte écourtée en raison du retard, ou pour hâter le crépuscule.
Palmiers sculptés comme des totems. Ce qui s’enlève autour
s’appelle aussi le cœur.
Gange égaré dans ses habits de sable, à Koelwar, et les
barques inclinées sur les dunes.
Rolliers, perruches et tout petits guêpiers : notes bleues, jaunes et vertes des portées électriques.
Bord de route, un feu pour fondre le goudron de trois
barils. La pâte noire luit, enfer habituel, sans un cri, à Arrah.
Un cimetière enclos, une seule croix exactement plein
centre. Squelette statique alors qu’il y a tant de cendres qui
migrent au vent de ce pays.
Sept femmes droites dans des champs moissonnés. Immobiles, et pas le moindre geste en perspective.
Furia ferroviaire, le train épuise sa réserve de vapeur et
tangue contre le temps.
Un énorme tronc d’arbre sectionné, dispersé. Vertèbres
disjointes du diplodocus de Bihiya.
Briqueteries avec des fours abandonnés, compacts comme
des temples du feu.
Deux cabris bagarreurs, près d’une noria qui doucement
hausse la source.
Ciel d’acier, tonnerre des pistons et des roues, vraiment
chemin de fer.
Des buffles à contre-jour traversent les rizières.
Dans Zamania désert, un homme déambule la tête prise
entre deux pastèques.
Glaneuses avec des voiles de divas pour angélus multicolore. Des bœufs blancs tournent à l’infini la ronde des moissons. La plaine s’obscurcit des envols de l’ivraie.
Un patriarche presque nu lève une houe lentement, comme un sceptre. Un cavalier se détache des brumes du soleil, son cheval au galop secoue furieusement les clochettes qui lui battent l’encolure,
Le disque blême glisse dans la doublure du ciel à Mughal Saraij, reste la lumière d’une syncope derrière les roseaux.
Ce fut un crépuscule de craie avec fantômes sur les lointains. Puis la nuit descendit cautériser mes yeux.
Percée au coeur de ta nature sensible, la dérivation par l’affect ouvre un colossal chantier de détournement de son soi-même aux effets si pervers que la lèpre mise en place met des années à ronger en dissimulant sa manipulation
L’instabilité accentue un déséquilibre destructeur
Revenir à la ligne de fondation en exhumant la ligne de pierre de sel pour se sortir de la traque
Couper d’un lâché toutes les échelles des nombreux tunnels creusés pour saper
en partant du plus haut du grément
pour couper les accès à l’emprise manipulatrice.
Niala-Loisobleu – 17 Novembre 2021
MORCEAUX CHOISIS
PAR ANDRÉ VELTER
Le crâne d’Eschyle
l’oreille de Van Gogh
l’œil de Marlowe
le bras de Cendrars
la quéquette de Boileau
le genou de Pétrarque
la jambe de Rimbaud,
quel poème a pris corps
en ce chant démembré
où un aigle est venu
au soleil de Sicile
larguer une tortue,
poème pour un couteau
qui délire en Arles
et dans un bouge de Londres
un poignard qui tue,
poème à la mitraille
de la ferme Navarin
pour un jars irascible
ou un livre trop lourd
ou la gangrène qui gagne?
Les soirs de fatigue
juste avant de sombrer
une eau vient à la bouche
qui est comme le viatique des limbes,
eau de gouffre
eau de rien
avec mis au secret des reflets où renaître
des échos où reconnaître
le vieux tocsin de l’aube.
Prométhée s’est attablé
près des mangeurs de pomme de terre,
Faust a cherché une main
dans la nébuleuse d’Orion
et un arrêt bouffon a interdit au sang
de monter jusqu’aux tempes de Laure
et le devin des mortes saisons
a laissé sa semelle au clou.
Le trait lancé du ciel éclaire un hôtel borgne où suicidé sur le motif repose un légionnaire,
l’amoureux a rejoint
le marchand d’Abyssinie
le chercheur d’or que blanchit
un cheveu par minute
et l’eunuque s’est donné pour la mesure des songes la vestale du vrai stuc et de l’art poétique.
par l’autre bout des chandelles hors du chemin et sans adieux comme si Bashô avait écrit des lettres de Rodez –
Enfermé je m’évade Par les quatre saisons La folie est aussi Ermitage d’illusion…
Par quel enfer suis reparti?
N’ai pas vendu de sel
ni de piège immortel
pas fait charité aux maîtres de vertu
seulement aux infidèles
pas brûlé d’encens de sapèques
mais une prière sans dieu,
et c’est le jeu
par échange des tours ou des reines
des extases ou des cris
comme si Jean de la Croix
explorant le Tibet
arrivait pieds en sang
dans les ruines d’Iwang —
Pour toute la beauté
La nuit effacerai
Jusqu’à rendre aux Bouddhas
Leurs sourires de terre…
Par quel secret suis d’ailleurs et d’ici?
N’ai pas renié le chant
ni la haute forêt
pas dormi sur la voie des miroirs
seulement sur tas de riz
pas recueilli de pluie
mais du sable ou du feu,
et c’est le jeu
par marche forcée du mystère avec impossibles refrains comme si chacun allait revoir en douce sa Mongolie —
Printemps à fleur de peau Sous les sabots d’un cheval…
Ai trop aimé les chansons pour naviguer à contre-écho, dans le poème la ballade est une mélodie au long cours un thé brûlant une vague un cerf-volant ou un sanglot,
ai trop dérimé la raison pour sombrer à contre-chance, sur les dents les mots sont de souffle et d’orage de corde de cuivre de cuir et peau,
ai trop devancé la moisson pour gémir à contre-manque, sous le sens le tempo est un cœur sans cesse qui bat de proche en proche et dit que l’infini
se danse ou s’exaspère s’affame ou s’abolit et dit que le hasard est un pays qui passe et dit que les ténèbres se lèvent à midi.
Par quel espace suis investi?
N’ai pas choisi le nuage
ni le signe
pas repeint les frissons du décor
seulement la lumière rouge
pas limité le royaume mais l’acte des propriétés,
et c’est le jeu
que porte avec lui l’étranger
jeu de cartes blanches
où ne reste pas même
une marque de doigt –
Les autres nomment ton nom Voient ton visage Mais toi jamais Tu ne te reconnais…
Dans la vallée de Gogulcar les norias Tournent à l’antique avec un bouvier et des bœufs. Virgile tout attendri contemple ce tableau, Sourit au temps qui dure et reprend son scooter..
Il vient de loin en loin voir un peu s’il y a Du bonheur en campagne ou de l’aigreur chez ceux Qui restent dans les champs à remuer de l’eau, S’il y a des secrets à ranimer ou taire.
Est-ce un aveuglement que l’harmonie visible?
Les femmes en saris rouges qui ramassent des piments
Ont-elles de la beauté une approche paisible?
Les heures, le labeur, la fatigue, les lourdes charges Répètent la même pièce où l’on ne sait qui ment Dans la lumière poudrée d’un Âge d’Or en marge.
Quand il entre en gare de Bénarès, le Dun Express n’a que trente minutes de retard. Sur les plates-formes de la motrice s’agrippent des groupes de resquilleurs couverts de poussière. Ils sont plus à l’aise que les passagers de seconde classe, entassés jusqu’à l’étouffement derrière les barreaux des fenêtres, piétinant valises, baluchons, paniers, malles, caisses et sacs.
L’unique wagon de première n’est pas moins déglingué, son privilège est ailleurs : on y respire, on y bouge bras et jambes, même si chaque place compte deux ou trois occupants. Un seul compartiment se trouve réglementairement peuplé, ce qui le fait paraître vide. Près de la fenêtre se tient un vénérable vieillard, avec cet admirable visage hors du temps qui caractérise les sages des grandes traditions. Sa robe, pour cette vie, l’apparente à la spiritualité hindoue. Un disciple l’aide à se lever, plie le tapis sur lequel il était assis. Tous deux quittent le train et passent comme au travers du tumulte et de l’encombrement sans qu’un mouvement de dévotion ait moindrement suspendu l’agitation de la foule.
Le sage parti, le compartiment est pris d’assaut. Il y a là deux solides gaillards du Garwal qui doivent être à bord depuis le départ de Dehra Dun; une demi-douzaine de petits fonctionnaires, surexcités après les heures de somnolence du bureau, qui s’interpellent d’une banquette à l’autre comme s’ils campaient sur les rives opposées d’un fleuve; un Bengali pourvu d’une casquette à rabats; un homme très docte assis en tailleur entre deux valises sur la couchette du haut; un individu glabre qui tousse frénétiquement dans son mouchoir; enfin, près de la fenêtre, à la place qu’occupait seul le sage, un homme fluet, d’une cinquantaine d’années, vêtu d’une redingote grise, et sa fille, merveilleusement jolie.
À peine le convoi s’ébranle-t-il que les scribes commencent une fougueuse partie de cartes. Le Bengali prend langue avec l’homme de la couchette, c’est-à-dire qu’il donne libre cours à son anglais pimpant et que l’autre se contente d’un signe de tête quand il sent son interlocuteur sur le point de faiblir. Le malade s’écorche la gorge. Les marchands du Garwal se taisent. La fille contemple son père, qui, le regard vague, esquisse de légers gestes des mains, et chante.
Les roues martèlent les rails, les wagons tanguent comme par forte houle, les joueurs s’invectivent, le Bengali pépille, le moribond s’époumone, et lui, il chante doucement, très doucement, le très long alap d’une lointaine mélodie. Il chante dans ce train d’enfer, pour quels dieux évanouis, pour quelles oreilles de sable, pour quels coeurs décimés? Il n’y a que sa fille qui l’écoute des yeux, et lui, il chante sans entendre son chant, absent au bruit comme le sage était absent à la foule.
Une heure avant Gayâ, il est descendu dans une gare déserte, sous l’éclat vif de la lune.
Dans la vallée de Gogulcar les norias Tournent à l’antique avec un bouvier et des bœufs. Virgile tout attendri contemple ce tableau, Sourit au temps qui dure et reprend son scooter…
Il vient de loin en loin voir un peu s’il y a Du bonheur en campagne ou de l’aigreur chez ceux Qui restent dans les champs à remuer de l’eau, S’il y a des secrets à ranimer ou taire.
Est-ce un aveuglement que l’harmonie visible?
Les femmes en saris rouges qui ramassent des piments
Ont-elles de la beauté une approche paisible?
Les heures, le labeur, la fatigue, les lourdes charges Répètent la même pièce où l’on ne sait qui ment Dans la lumière poudrée d’un Âge d’Or en marge.
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