COMME A GODETS


COMME A GODETS

Même plus d’autre côté à travers le carreau

la vue est toute buée y pleut à garder accrochée

une seule couleur pour le puzzle

ouvert du lit-clos

En me mouillant les pieds

je nage jusqu’à l’atelier

et entre par la syntaxe picturale

où je parai dans ma lampe sourde

Niala-Loisobleu – 28 Janvier 2021

IMAGES A CRUSÖE – SAINT-JOHN-PERSE


IMAGES A CRUSÖE – SAINT-JOHN-PERSE

LES CLOCHES

     Viel homme aux mains nues,

     remis entre les hommes, Crusoé !

     tu pleurais, j’imagine, quand des tours de l’Abbaye, comme un flux,

s’épanchait le sanglot des cloches sur la Ville…

     Ô Dépouillé !

     Tu pleurais de songer aux brisants sous la lune ; aux sifflements de

rives plus lointaines ; aux musiques étranges qui naissent et s’assourdissent

sous l’aile close de la nuit,

     pareilles aux cercles enchaînés que sont les ondes d’une conque, à

l’amplification de clameurs sous la mer…

LE MUR

     Le pan de mur est en face, pour conjurer le cercle de ton rêve.

     Mais l’image pousse son cri.

     La tête contre une oreille du fauteuil gras, tu éprouves tes dents avec ta

langue : le goût des graisses et des sauces infecte tes gencives.

     Et tu songes aux nuées pures sur ton île, quand l’aube verte s’élucide au

sein des eaux mystérieuses.

     … C’est la sueur des sèves en exil, le suint amer des plantes à siliques,

l’âcre insinuation des mangliers charnus et l’acide bonheur d’une substance

noire dans les gousses.

     C’est le miel fauve des fourmis dans les galeries de l’arbre mort.

     C’est un goût de fruit vert, dont surit l’aube que tu bois ; l’air laiteux

enrichi du sel des alizés…

     Joie ! ô joie déliée dans les hauteurs du ciel ! Les toiles pures resplendissent,

les parvis invisibles sont semés d’herbages et les vertes délices du sol se peignent

au siècle du long jour…

LA VILLE

     L’ardoise couvre leurs toitures, ou bien la tuile où végètent les mousses.

     Leur haleine se déverse par le canal des cheminées.

     Graisses !

     Odeurs des hommes pressés, comme d’un abattoir fade ! aigres corps des

femmes sous les jupes !

     Ô Ville sur le ciel !

     Graisses ! haleines reprises, et la fumée d’un peuple très suspect – car toute

ville ceint l’ordure.

     Sur la lucarne de l’échoppe – sur les poubelles de l’hospice – sur l’odeur du

vin bleu du quartier des matelots – sur la fontaine qui sanglote dans les cours de

police – sur les statues de pierre blette et sur les chiens errants – sur le petit enfant

qui siffle, et le mendiant dont les joues tremblent au creux des mâchoires,

     sur la chatte malade qui a trois plis au front,

     le soir descend, dans la fumée des hommes…

     – La Ville par le fleuve coule à la mer comme un abcès…

     Crusoé ! – ce soir près de ton Île, le ciel qui se rapproche louangera la mer, et

le silence multipliera l’exclamation des astres solitaires.

     Tire les rideaux ; n’allume point :

     C’est le soir sur ton Île et à l’entour, ici et là, partout où s’arrondit le vase

sans défaut de la mer ; c’est le soir couleur de paupières, sur les chemins tissés

du ciel et de la mer.

     Tout est salé, tout est visqueux et lourd comme la vie des plasmes.

     L’oiseau se berce dans sa plume, sous un rêve huileux ; le fruit

creux, sourd d’insectes, tombe dans l’eau des criques fouillant son

bruit.

     L’île s’endort au cirque des eaux vastes, lavée des courants chauds

et des laitances grasses, dans la fréquentation des vases somptueuses.

     Sous les palétuviers qui la propagent ,des poissons lents  parmi la

boue ont délivré des bulles avec leur tête plate ; et d’autres qui sont

lents, tachés comme des reptiles, veillent. – Les vases sont fécondées –

Entends claquer les bêtes creuses dans leurs coques – Il y a sur un

morceau de ciel vert une fumée hâtive qui est le vol emmêlé des

moustiques – Les criquets sous les feuilles s’appellent doucement –

Et d’autres bêtes qui sont douces, attentives au soir, chantent un chant

plus pur que l’annonce des pluies : c’est la déglutition de deux perles

gonflant leur gosier jaune…

     Vagissement des eaux tournantes et lumineuses !

     Corolles, bouches des moires : le deuil qui point et s’épanouit !

Ce sont de grandes fleurs mouvantes en voyage, des fleurs vivantes à

jamais, et qui ne cesseront de croître par le monde…

     O la couleur des brises circulant sur les eaux calmes,

     les palmes des palmiers qui bougent !

     Et pas un aboiement lointain de chien qui signifie la hutte ; qui

signifie la hutte et la fumée du soir et les trois pierres noires sous

l’odeur de piment.

     Mais les chauves-souris découpent le soir mol à petits cris.

     Joie ! ô joie déliée dans les hauteurs du ciel !

     … Crusoé ! tu es là ! Et ta face est offerte aux signes de la nuit,

comme une paume renversée.

VENDREDI

     Rires dans du soleil,

     ivoire ! agenouillements timides, les mains aux choses de la terre…

     Vendredi ! que la feuille était verte, et ton ombre nouvelle, les mains

si longues vers la terre, quand, près de l’homme taciturne, tu remuais

sous la lumière le ruissellement bleu de tes membres !

     – Maintenant l’on t’a fait cadeau d’une défroque rouge. Tu bois l’huile

des lampes et voles au garde-manger ; tu convoites les jupes de la cuisinière

qui est grasse et qui sent le poisson ; tu mires au cuivre de ta livrée tes yeux

devenus fourbes et ton rire, vicieux.

LE PERROQUET

     C’est un autre.

     Un marin bègue l’avait donné à la vielle femme qui l’a vendu. Il est sur

le palier près de la lucarne, là où s’emmêle au noir la brume sale du jour

couleur de venelles.

     D’un double cri, la nuit, il te salue, Crusoé, quand, remontant des fosses

à la cour, tu pousses la porte du couloir et élèves devant toi l’astre précaire

de ta lampe. Il tourne sa tête pour tourner son regard. Homme à la lampe !

que lui veux-tu?… Tu regardes l’œil rond sous le pollen gâté de la paupière ;

tu regardes le deuxième cercle comme un anneau de sève morte. Et la plume

malade trempe dans l’eau de fiente.

     Ô misère ! Souffle ta lampe. L’oiseau pousse son cri.

LE PARASOL DE CHEVRE

     Il est dans l’odeur grise de poussière, dans la soupente du grenier. Il est

sous une table à trois pieds ; c’est entre la caisse où il y a du sable pour la

chatte et le fût décerclé où s’entasse la plume.

L’ARC

     Devant les sifflements de l’âtre, transi sous ta houppelande à fleurs,

tu regardes  onduler les nageoires douces de la flamme. – Mais un

craquement fissure l’ombre chantante : c’est ton arc , à son clou, qui

éclate. Et il s’ouvre tout au long de sa fibre secrète, comme la gousse

morte aux mains de l’arbre guerrier.

LA GRAINE

     Dans un pot tu l’as enfouie, la graine pourpre demeurée à ton habit

de chèvre.

     Elle n’a point germé.

LE LIVRE

     Et quelle plainte alors sur la bouche de l’âtre, un soir de longues pluies

en marche vers la ville, remuait dans ton cœur l’obscure naissance du

langage :

     « … D’un exil lumineux –  et plus lointain déjà que l’orage qui roule –

comment garder les voies, ô mon Seigneur ! que vous m’aviez livrées ?

     « … Ne me laisserez-vous que cette confusion du soir – après que

vous m’ayez, un si long jour, nourri du sel de votre solitude,

     « témoin de vos silences, de votre ombre et de vos grands éclats de

voix ? »

     – Ainsi tu te plaignais, dans la confusion du soir.

     Mais sous l’obscure croisée, devant le pan de mur d’en face, lorsque

tu n’avais pu ressusciter l’éblouissement perdu,

     alors, ouvrant le Livre,

     tu promenais un doigt usé entre les prophéties, puis le regard fixé au

large, tu attendais l’instant du départ, le lever d’un grand vent qui te

descellerait d’un coup, comme un typhon, divisant les nuées devant

l’attente de tes yeux.

1904

Images à Crusoé

Saint-John-Perse

La Nouvelle Revue Française, N° 7, Août 1909

CONTRE-TEMPS


CONTRE-TEMPS

Les racines du vent se glissent dans un cœur se nourrissent d’un sang encore embué de nuit et ramènent au jour ombragé de douleur un enfant ébloui

Soleil dans ses yeux purs jette ton sable d’or et tes pigeons de neige au front du bel enfant éclabousse de feu le trébuchant essor de l’ange adolescent

Le soleil et le vent ont des philtres trompeurs pour écarter de nous les menaces du temps La mer chante à ses pieds quand Narcisse se meurt et plonge à contre-temps

La mer chante à ses pieds et tresse son écume sa broderie jaunie de sable et de limon comme au ciel du sommeil une étoile s’allume lorsque nous nous aimons

Écartez-vous marins des rivages menteurs où chante la sirène aux flancs de goémons La plage et ses détours le sable et sa torpeur sont pièges du démon

Ainsi que le soleil ou sa flamme caresse et blesse ou bien guérit le nageur incertain ainsi de notre mort qui ralentit ou presse le pas de nos destins

Il ne faut pas tromper les cavaliers du sort et leurs chevaux légers comme l’écume au vent Ne passez pas le temps à mentir à la mort c’est un jeu décevant

Ne passez pas vos jours à vous passer de vie Ne passez pas l’amour à vous passer de temps Ne passez pas le temps à attendre la nuit ni les neiges d’antan

Car votre mort en vous se moque de vos pièges et se glisse au serré du plus tendre baiser remonte à la surface et plus vive que liège plus souple que l’osier

s’empare de ce cœur qui se croyait léger l’alourdit le surprend le presse et le défait et fait de ce vivant de vivre soulagé un mort très stupéfait.

Claude Roy

A CHERCHER COI


A CHERCHER COI

Chemin au doigt tendu

à court de miracles

gargouille

Madame Claude

poinçonne

au tapin d’un couloir métropolitain

de l’accordéon

promesse du bonjour

Pompidou en curetage

Le fard et son gardien-naufrageur

ça l’hume

pari s’éveille

Il est cinq heures.

Niala-Loisobleu – 28 Janvier 2021

Bruno Ruiz : SOYEZ BEAUX


Bruno Ruiz : SOYEZ BEAUX

Complètement Ruiz

SOMMAIRE
Bruno Ruiz par lui-même
Bruno Ruiz par les autres
Choix de textes
Discographie

Bruno Ruiz par lui-même

Il faut être humble quand on monte sur scène. Monter sur scène, c’est faire la preuve qu’on a besoin des autres.
Y a pas de quoi pavoiser

Propos recueillis au fil des mots
Bruno Ruiz, vous avez enregistré trois disques en quinze ans. On ne peut pas dire que vous envahissiez les bacs des disquaires…
Non, c’est sûr, mais vous savez, je suis un auteur-compositeur-interprète, et je ne m’accomplis pas forcément qu’en écrivant des chansons. Depuis mon dernier disque l’Homme Vigile, produit entre autre par Radio-France, il s’est passé pas mal de choses dans ma vie. J’ai écrit un livre sur mon père qui était républicain espagnol, et j’ai créé deux récitals de chansons françaises traditionnelles que j’ai eu l’occasion de tourner en France et en Allemagne.

J’ai également écrit un one-man-show humoristique et un monologue pour le théâtre, j’ai composé la musique de plusieurs pièces de théâtre en France et à l’étranger, des musiques pour des courts-métrages, des ballets. J’ai écrit quelques recueils de poèmes, des paroles de chansons pour d’autres compositeurs et j’ai récemment rédigé l’intégrale des textes de chansons que j’ai écrites depuis 1973. Presque trois cents chansons…

Comment expliquez-vous alors que vous n’ayez pas une audience nationale plus évidente ?
Je ne me pose même pas la question. J’ai du travail, je vis dans ma région. C’est sans doute ça la décentralisation ! D’autre part, quand on parle d’audience nationale, on devrait plutôt parler de reconnaissance parisienne. Or j’ai toujours considéré que Paris n’était qu’une grande (et magnifique !) ville située sur la route des Flandres. Et j’ai rarement l’occasion d’aller dans les Flandres…
Vous avez le sentiment d’être du Sud ?
Oui, profondément par mes racines espagnoles. Et si je vis et travaille à Toulouse et dans la région Midi-Pyrénées c’est parce que je m’y sens bien. J’y ai ma famille, mes amis, mes habitudes. Le soleil m’équilibre… Et jusqu’à présent, on m’a toujours permis d’y créer les spectacles que je voulais.
Ne vous semble-t-il pas difficile de faire carrière dans la chanson en restant à Toulouse ?
Je suis plus sensible à la notion d’œuvre qu’à celle de carrière. Sans aucune prétention à la postérité d’ailleurs. L’œuvre implique une notion de sens, de projet. Pour faire carrière il faut jouer sur les opportunités, mettre en place des stratégies. Cela ne m’intéresse pas.

Vous semblez être quelqu’un de gai, de joyeux dans la vie, pourtant votre dernier disque « Les Larmes de Laurel » est empreint de solennité, de gravité… Ne sentez-vous pas qu’il y a là un déséquilibre entre l’image que vous donnez de vous et ce que vous êtes vraiment?
Franchement, je ne crois pas. Ce disque est exactement. le reflet du spectacle qui s’intitule « Bruno complètement Ruiz ». Il rassemble les chansons dans l’ordre du récital accompagnées par le seul piano d’Alain Bréhéret. Ces chansons développent des thèmes éternels : l’amour, la vie, la mort, l’écriture…
Ce sont là des choses essentielles, graves, sérieuses exprimées sur un mode lyrique qui ne peut pas s’accommoder du registre humoristique. Il est impossible d’allumer un briquet au fond de la mer.

N’avez-vous pas peur de décourager l’auditeur avec une langue difficile ?
Je crois qu’il faut distinguer l’écriture du centre et celle de la périphérie, l’art et le divertissement. Ce disque appartient à l’écriture du centre. Serge Reggiani a écrit »L’écriture est un alcool fort. Je m’adresse à ceux qui peuvent boire cet alcool sans tomber »…
Est-ce à dire que vous refusez la chanson comme un divertissement ?

Non, mais je suis contre l’impérialisme de la bêtise. Aujourd’hui, on a presque honte de dire qu’on se divertit en écoutant Webern ou en lisant « La Recherche ». Ca finit par être un peu pénible. Et vous savez, c’est difficile, quand on écrit des chansons, d’accepter que leur meilleur critère de qualité (et cela dans le meilleur des cas), soit de finir en bruit de fond dans les supermarchés!
Il y a des années où l’on a besoin de vivre que pour l’essentiel, d’alcooliser le monde, les rapports que l’on a avec les autres. Quelque chose qui ressemblerait à de la survie métaphysique. Un besoin aussi de verticaliser la vie quotidienne.
Écrire de la poésie, la chanter, c’est descendre au plus profond de soi, des doutes et des interrogations les plus intimes. Toucher le fond pour remonter à la surface. Non pas pour se complaire dans un striptease affectif, mais plutôt dans l’unique dessein de retrouver les autres dans ce qu’ils ont de plus beau, de plus secret, peut-être justement pour ne pas avoir à en parler avec eux, éviter l’impudeur de certaines discussions.

L’éternité est une utopie de l’âme, mais c’est du corps qui vieillit, qui se transforme et qui nous fait souffrir parfois que nous l’apprenons. Comme si une puissance obscure avait bridé dans le réel la force et les notions d’infini qu’elle nous avait donné par ailleurs à la naissance.
Aujourd’hui plus qu’hier, nous devons nous battre pour ne pas être réduits à n’être que des images parmi d’autres. Aujourd’hui plus qu’hier, il nous faut affronter le sens des choses, prendre partie.

Pour cela, j’ai appris qu’il faut accepter d’entrer dans une forme.
J’ai choisi celle du Récital de chansons.
Bruno Ruiz (questions et réponses!)

Bruno Ruiz par les autres

Prolongement

Bruno Ruiz aura longtemps voyagé vers son Ithaque. Chanteur compositeur interprète et aussi poète considérable il aura fait « son tour de champ » en plantant les graines de sa dérision et de son tragique.
« Pour écrire une chanson, il ne faut forcément beaucoup de temps. Il faut simplement avoir besoin de l’écrire. C’est ça qui prend du temps » dit-il. Il est de ceux qui auront le plus réfléchi à ce que veut dire écrire ou chanter, donc vivre. Ses spectacles, ses enregistrements (Nous, les larmes de Laurel, après, Maintenant…), ses livres portent tous sa belle voix grave.

Tel Œdipe sur la route, mais lui tenant la main à son pianiste aveugle, Alain Bréheret, il va sur les chemins pour échapper non pas à la malédiction des dieux mais à celle des hommes et de leurs vies en lambeaux.

« Soyez beaux » et restez des hommes debout nous dit Ruiz qui aura toujours mal à l’Espagne et à l’exil.
Il anime aussi des ateliers de créations et d’écriture et reste fidèle au titre de son dernier spectacle :Chant impératif et Maintenant.
Lui le natif d’Arcachon (né le 28 janvier 1953) s’est longtemps présenté sur scène en costume de marin pécheur de coquillages. Mais l’Espagne réconciliée en lui aura été la plus forte. Toulouse représente depuis plus de trente ans un compromis honorable.
Sa femme tisse avec la patience du temps des dentelles qui laissent passer des nuages. Bruno Ruiz comme un maçon obstiné édifie chansons après chansons des promontoires pour les hommes.

« Hisse l’homme» est son cri de ralliement. Il tricote des utopies insensées qui permettent de vivre. Il sait que dans ce monde la peur traîne son ventre contre la terre, elle nous traque avec le miel de la folie. Il faut la repousser avec la poésie.

Avec Bruno nous avons des admirations communes (Maurice Blanchard!) et aussi des divergences parfois. Sa méthodique entreprise de déconstruction de lui-même en tant que comique-troupier, chanteur de music-hall m’a toujours glacé. Car je connais l’immense profondeur du poète, ses abîmes, ses vertiges.
Il se veut parfois « Poète de music hall », pour écraser les larmes du tragique dans les larmes de Laurel.

« Ce qui m’intéresse, dit-il, c’est cette articulation du divertissement avec ce que j’appelle la parole essentielle». L’humour est-il soluble dans la gravité ou inversement? Bruno Ruiz le proclame et dans ses « pensées»
il dit « J’aime René Char et Bourvil, cela ne m’a jamais posé de problèmes d’identité ».
Sa volonté de rester en quelque sorte fidèle à une utopique classe ouvrière, le fait se méfier des intellectuels et aimer les « chansons idiotes» et les jongleries verbales proches de l’almanach Vermot. Il jubile de cette incohérence, là ou plus que de la lucidité exacerbée je pressens une auto-destrution, un dérèglement de tous les sens en refusant le sens unique des mots graves.

Maintenant il revient à sa parole essentielle et nous touche en plein cœur, comme avant, comme toujours.
je tiens un récital de Bruno Ruiz comme l’une des grandes expériences humaines.

Il se cogne la tête à la recherche de l’authentique, du vrai. Que ce soit dans ses ateliers d’écriture, dans ses animations en milieu hospitalier, ses rencontres et ses lectures des autres, il est don et générosité. Comme tout écorché vif qui feint de s’ignorer.

Voix grave, parfois voilée, venant des entrailles et vous prenant par là, la voix de Bruno Ruiz a pris le parti des hommes et de leur grandeur. Peu de gestes sur scène, le noir joue sur nous pour mieux nous enserrer dans son chant, un pianiste profond, Bréheret, tout cela fait d’un spectacle de Ruiz non pas un divertissement mais une plongée dans l’humain, une épreuve de vérité.

Il oscille dans les grandes épopées du Chant Drakkar, ou d’Altavoz ( mémorial pour Antonio Ruiz Delgado, son père), ou les courtes chansons qui tissent bout à bout un univers. Que ce soit dans l’humour noir ou dans le lyrisme effervescent, Bruno Ruiz crée profondément un climat oppressant, libérateur.
Ses chants dépassent et Katy et Coline pour aller vers nous, mais sans elles ce ne seraient pas ses chants purs.

Bruno Ruiz profondément est le frère de ses frères humains, il les exhorte, il les réveille, il les aime. Soyez beaux, merveilleux mot d’ordre pour faire se tenir debout les hommes. « Nous sommes faits pour vivre / De nos actes d’amour »
Bruno Ruiz voudrait écrire au « kilomètre », comme cela vient sans faire intervenir le mensonge de l’art. Il a très peur des « boucheries de paroles », des paroles vaines et belles qui ne servent que de décor.
Pourtant il faut écrire et donc plus ou moins consciemment lancer les techniques du langage, les appeaux des mots.
« Ce n’est pas une vie d’écrire, et pourtant l’écriture conditionne l’aventure de ma vie ».
Bruno Ruiz s’est posé beaucoup de questions sur la chanson, sur la poésie. Il en a conclut ceci: « Quand tu parles à quelqu’un, allume-toi ».

Ses textes se font simples, percutants, poète-boxeur du réel, il ne veut plus des marécages de la haute poésie, souvent haute solitude. Le risque de paraître moralisateur s’estompe sur scène par l’intensité de la présence et du chant. Il se veut existentiel, pas plus, pas moins. C’est la vie qu’il faut faire passer.
Il veut devenir le chant impératif, l’homme évident. Et, souvent employé, l’impératif est là pour fouetter nos lâchetés. Ce sentiment d’appartenir très fort à la chaîne humaine (c’est parce que tu es né, que je suis vivant, dit-il), conduisent à l’épure des mots. Tapez tapez contre les portes, vous êtes enfermés en vous nous, adjure-t-il.

Nous savons que nous sommes réunis pour compter combien de larmes à verser avant que tous les bûchers ne s’éteignent
nous sommes là dans le cercle des mains nouées et calleuses pour étouffer l’écobuage des hommes et faire que
l’horreur ne soit pas notre avenir
.
Bruno Ruiz est à nouveau entré en résistance. Son épée est la poésie. « Rester sensible / À ce monde terrible », sa devise. Ainsi il reste fidèle à ce Bruno Ruiz, celui qui en 1978 aura aidé à lancer une salle dédiée à la chanson. C’était en 1978, pour paraphraser Bénin.

Bruno Ruiz est fidèle. Poète et chanteur, donc immense.
Rarement il nous aura été donné de croiser un contemporain aussi authentique, pur, et lumineux.

« fidèle/ à son poids d ’hirondelle/ être la sentinelle/ de chaque nuit nouvelle,»

Terminons par le si bel hommage de Michel Baglin dans sa revue (http://revue-texture.fr/), qui rend ensuite les mots sur Bruno Ruiz un peu superflus:

« Portrait de celui qui, en presque quarante ans de chansons et de poésie – mais aussi de théâtre et d’écriture de nouvelles – a construit une œuvre marquée par les tragédies du monde, la mémoire de l’exil, mais encore et toujours la fraternité, l’amour et l’amitié.« Voici le temps des bilans de l’usureAux feux croisés de nos forges intimesJe veux l’amour absolu jusqu’au bout
Face à la verte et dernière beautéMaintenant »Maintenant comme hier. La même force, le même lyrisme, la même douleur et la même beauté. Il est vrai qu’il n’a pas perdu en gravité, Bruno.Ni en fidélité : un maître mot chez lui. Fidélité à la poésie (« Si je me tais moi-même je trahis »), à la compagne (« Le temps dérive / Mais tu restes présente / Aux clameurs des années »), à l’Espagne, cicatrice jamais refermée (une chanson évoque le village en ruine de Belchite et ce « vieux soldat qui tant se traîne »), fidélité à « l’épaisseur des morts », mais encore fidélité à la Terre :« Je n’en finirai pas de vous dire merciD’avoir su me convaincre que le monde est ici. »
 Michel Baglin.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Les larmes de Laurel
C’est une averse sur l’ardoise,
La tête au bout de son regard,
La lune entre ses lèvres peintes,
Une lenteur qui m’envahit.
C’est un moineau toujours mouillé
Qui parle avec chaque silence,
Un gouffre où baigne un grand soleil,
C’est une espérance immobile.

Refrain:
Je vais vous dire elle est velours…
Je vais dire : elle est amour…-

Vous ne savez pas ses miracles
Accrochés sur ses doigts, ma laine…
C’est un cortège d’enfants sages,
La porcelaine de ma vie…
N’y touchez pas! C’est mon Espagne,
Qui a grand froid dans son enfance…
C’est une braise entre les jambes
Qui pleure pour ne pas crier.

Elle a les larmes de Laurel
Et des fous-rire d’intérieur…
Elle a des mains que l’on respire
Lorsqu’elle endort ses pieds sur terre
Elle a brodé sa solitude
Aux lettres bleues de sa patience
C’est un cheveu entre les lèvres
C’est mon voyage, ma prison.

Elle est debout dans le silence,
Comme la lampe d’une étoile,
Fusée de fusions, sans nuage,
Près de l’enfant qui nous invente.
Elle est debout, dans la lumière
Du quotidien qui nous martèle,
Sur le miroir qui nous mélange
À l’océan du temps qui passe.

©Bruno Ruiz

Homme hésitant
Homme hésitant
Homme d’ondée
Creuse la mer
Jusqu’au désert

Sois l’évident
Cercle fermé
Dans le concert
De l’univers

Homme hésitant
Dans tes forêts
Cherche dans l’air
Le chemin clair

La part du temps
De nos aimers
Pèse l’amer
Poids de l’hier

Homme hésitant
Homme d’ondée
Creuse la mer
Jusqu’au désert

©Bruno Ruiz

Être fidèle

Avons-nous vieilli selon nos désirs ?
Sommes-nous plus beaux que notre jeunesse ?
Avons-nous choisi la vie que l’on mène ?
Dormons-nous le soir sur nos deux oreilles ?

Sommes-nous fidèles à nos utopies ?
Avons-nous gardé nos jardins secrets ?
Reconnaissons-nous nos vieilles erreurs ?
Chantons-nous les mêmes chansons qu’autrefois ?

Être fidèle. À son poids d’hirondelle
Être la sentinelle/A chaque nuit nouvelle
Rester sensible/A ce monde terrible
Être encore accessible/A des amours possibles

Avons-nous gagné nos châteaux d’Espagne ?
Pleurons-nous encore pleurons-nous souvent ?
Avons-nous gardé des doutes amers
Sur l’amour des autres des dieux incertains ?

Cherchons-nous encore le soleil des hommes ?
Avons-nous la haine de l’indifférence ?
Avons-nous le poids de nos idées folles ?
Sommes-nous encore debout dans la nuit ?

©Bruno Ruiz

La poésie est le chant profond de la parole.

« La poésie est le plus court chemin qui mène d’un être à un autre être.» Claude Roy.

Le poème, à mon sens, ne peut être que l’expression d’un chant profond. C’est dire qu’il doit interroger intentionnellement l’existence, en même temps que le sens du langage ; occuper les lieux d’une langue précise et choisie; avoir, à un moment ou à un autre, valeur de contrat cosmique et spirituel de l’être au monde.

Le poème doit risquer l’identité de celui qui l’écrit dans ce qu’il a de plus fragile, de plus intime, de plus obscur, de plus contradictoire, de plus sauvage.

Le poème doit se situer dans un espace individuel et universel, et prétendre à s’inscrire dans un projet de sens que le poète, à jamais seul tant qu’il écrit, doit porter exactement contre le pouvoir des évidences.

Le génie doit être l’expression d’un désordre intérieur, d’un chaos initial, d’une énergie fondatrice, d’une révolte, et c’est son existence-même qui doit rejoindre d’une façon ou d’une autre l’ordre extérieur pour lequel il existe.

Le poète doit assumer socialement son état barbare. La somme des traces de son expérience constitue son oeuvre.

Ce n’est que dans ce sens que je conçois la chanson, qui ne peut être, à mes yeux, qu’un moyen de représentation de la langue poétique, une façon parmi d’autres de fraterniser avec le secret de la parole par l’illusion du spectacle, et qui ne m’intéresse que lorsqu ’elle est l’expression du chant profond de son interprète, qu’il en soit l’auteur ou non.

La chanson n’a donc d’utilité artistique, à mes yeux, que si elle ressort du jaillissement verbal d’une langue traversée

par la voix, et qui a l’intention de revendiquer une spiritualité de l’existence, un engagement de l’être universel.

Toute chanson doit être d’essence poétique et doit être jugée comme telle.

La chanson ne doit être divertissement que si elle a pour intention stratégique l’accession, d’une façon ou d’une autre, au chant profond de celui qui a pris la parole.

Ainsi, les « chanteurs de chansons », qu’ils soient « joueurs de mots », « cruciverbistes de la syntaxe », « stratèges du comportement », « vocalises du jazz », « rockeurs pour adolescent (e) s », « rémouleurs d’images nostalgiques », « raconteurs d’histoires réalistes « « rappeurs des solitudes urbaines », ou « militants des grandes causes humanitaires », ne me concernent que s’ils ont fondamentalement quelque chose d’essentiel à me dire, un « quelque chose de poétique » impliquant une intention propre, verticale et assumée, une justification d’être au monde pour la recherche d’un absolu édificateur.

Bruno RUIZ, Toulouse, le 5 août 1997

Thalweg

Ce fleuve qui descend si profond qui me blesse

Attentif et précis à mes douleurs d’averse

Ce fleuve qui s’écrit pour m’emporter vers vous

Si fragile et patient qui me tend me dénoue

Ce fleuve d’eau venu de vallées introuvables

L’inconnu vu d’ici vers l’océan de sable

Ce fleuve de voyage et de chemins d’errances

Noyant les nostalgies de mes tristes enfances

Ce fleuve de mon sang de liesses dans mes veines

Traînant mes vieux taureaux dans l’or de mes arènes

Ce fleuve lancinant de veille et de paresse

De voiles et d’exils de vignes et d’ivresses
Ce fleuve contenu dans mes pauvres grimoires

La parole et la chair le temps et la mémoire

Ce fleuve dans l’acier de mes incohérences

De hauts-fonds de brouillards de chenaux de silences

Ce fleuve de mes roues enchaînées à ma tête

Aux fers de mes gallions dans l’œil de mes tempêtes

Ce fleuve qui se tait me ceinture et me signe

Me talonne et me troue me trahit me désigne

Ce fleuve de lambeaux de ciels de crépuscules

Professeurs sans talent prophètes ridicules

Ce fleuve de sueurs de charbons et de mines

De tonnerres peuplés de grenailles marines
Ce fleuve de faisceaux aux huiles atlantiques

D’acrobates bandés au-dessus de mes cirques

Ce fleuve bienveillant de croyants sans prières

Céramique des yeux dans le courant des pierres

Ce fleuve de mon lit de cryptes inconscientes

Pourrissant lentement mes langues impatientes

Ce fleuve sinueux asséchant mes artères

Mes vernis et mes mues mes vies imaginaires

Ce fleuve de mes fous de prisons sans police

De mes meurtres sans mort de plaies sans cicatrice

Ce fleuve qui me trompe et me ronge et m’emporte

Qui m’invente des murs et qui m’ouvre des portes
Ce fleuve tant usé de mon verbe trop lisse

Complice de l’instant assassin de Narcisse

Ce fleuve qui conduit mon fauve à l’abreuvoir

Pour boire mes alcools derrière les miroirs

Ce fleuve de héros oubliés par l’Histoire

Dans le désert présent de traces dérisoires

Ce fleuve qui est long parce que le jour m’étreint

À l’aurore si proche à l’aurore si loin

Ce fleuve d’ouragans de larmes et de cris

De corps sans devenir d’images sans écrit

Ce fleuve de mon feu pour rejoindre les eaux

Prétentieux dans ses vœux laborieux dans ses mots
Ce fleuve de mes peurs de mes plaies de mes ronces

De mes efforts secrets mes appels sans réponses

Ce fleuve sans mesure épuisant mes essences

Mes sourdes théories mes vieilles espérances

Ce fleuve qui m’écoute et qui tant me désarme

Qui me lave les yeux me salit de ses charmes

Ce fleuve du désir aux sources qui me hantent

Qui me lit qui me pense et me saoule et me chante

Ce fleuve de ma viande aux ailes de mes hordes

Préférant l’eau des pluies aux hystéries de l’ordre

Ce fleuve d’ophélies d’apaisantes lumières

Dans les sèves du sens les vérités premières
Ce fleuve sinueux d’horizons sans églises

Fidèle à mes oiseaux rêvant de mes banquises

Ce fleuve de réveils de vents et de poussières

De fictions et de puits de racines sans terre

Ce fleuve du thalweg hésitant aux margelles

Dans l’onde illuminant mes lunes maternelles

Ce fleuve de volcans effaçant mes ratures

Avec des mots venus du fond de mes armures

Ce fleuve que je hais de me vivre à sa place

Qui m’absente du monde et me tue dans sa glace

Ce fleuve que je suis pour en avoir la preuve

Qui nage malgré moi pour être notre fleuve

©Bruno Ruiz

Je n’ai de grâce que pour la pensée qui cherche votre étoile
Et mon métier n’énonce que le rêve perdu de vos raisons
Qu’ils soient reconnus ceux qui se perdent en eux–mêmes
Qu’on les inonde de lumière à la ferveur de leur corps
Pour qu’ils chantent le temps d’une vie enfouie
Ce temps joignant le geste à la parole
Ils sont mes chers passants du silence restés dans le noir pour le partage des perles
Demain je serai avec vous sur l’horizon
J’aurai laissé le temps clair se poser sur l’absence du monde
Ce temps d’éternité dans l’esprit et son apparence
L’arbitre aura disparu et personne ne cherchera sa présence

Bruno Ruiz, Poèmes retrouvés (2013)

Nous n’aurons pas perdu notre vie
Nous serons peut-être restés à l’écart
Avec des actes qui dérangent, des mots obscurs
Nous nous serons levés devant l’inacceptable
Nous aurons gagné quelques petites guerres
Remonté des fleuves en solitaire

Mais nous n’aurons pas perdu notre vie

Jour après jour nous aurons écrit dans le même livre
Contre le tout-venant des idées serviles
Nous serons restés indociles et fidèles
Nous n’aurons été reconnus que par quelques-uns
Qui se souviendront peut-être de nous
Et de nos mains, de nos voix
Et de ces pas gagnés contre quelques injustices
Nous n’aurons peut-être pas atteint la plénitude
Ni la sagesse que nous espérions

Mais nous n’aurons jamais cessé de chercher
Cette légèreté profonde
Qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue
Avant que le soleil ne s’éteigne

Et ne nous oublie

Bruno Ruiz, Poèmes retrouvés (2013)

Bruno Ruiz / Dans la nuit de réglisse [extraits]

Théâtre poétique (…)
Je me souviens de la première fois. Du ciel tombait une nuit étouffante. De drôles d’animaux courraient le long des voies. Tes poignets saignaient par les fenêtres ouvertes. Tu étais déjà à l’abandon. Juste à côté, une femme obèse hurlait au milieu des papiers gras. Ainsi commence mon histoire. Notre histoire.
Tu n’as pas pris beaucoup de temps pour accepter le corps des autres. Assis sur les ferrailles rouillées des digues, tu attendais le crépuscule et le lent cortège de ceux qui passaient. Mais on ne va jamais nulle part quand on ne sait pas d’où l’on vient. Personne ne pouvait t’expliquer alors les règles du grand désordre. Tu cherchais peut-être quelqu’un mais personne n’est jamais venu. Ainsi as-tu vécu dans quelques chambres inoccupées. Ainsi commençait ta nuit au fond des hommes.

Le premier jour, tu as dû aimer leurs bras qui t’entouraient mais tu n’as pas vu les grillages de leurs rires. Sans t’en rendre compte, tu volais déjà au-dessus des maisons closes et des serrures. Chaque coup de couteau t’amusait, chaque coup de marteau sur chaque matin sordide. Ainsi a dû naître ton dernier sourire.
J’ai appris à lire avec toi. Il y avait souvent ce trou au bout de la jetée et tout ce silence qui assiégeait le parvis des églises. Quelqu’un ramenait parfois le corps de quelques femmes et je dois avouer avec toi que je n’ai jamais vu de mortes aussi belles que celles-là, sur le trottoir, comme de faux poissons exténués par de longs voyages. Ainsi commençait ce qui s’arrête et ne revient jamais.

J’ai gagné tous les jeux que tu me proposais pour me montrer tes jambes. L’heure tournait si vite que nous ne vieillissions pas. Tu m’as appris à danser dans le noir en imaginant d’autres planètes. A croire que celui qui choisit de mourir n’est que celui qui veut naître. Ainsi suis-je né chaque fois que tu te déshabillais.
Dans la maison toute blanche, nous téléphonions n’importe où au bout du monde. Quelqu’un nous répondait parfois en Chine, et nous partagions avec lui le gâteau de l’ennui sans nous comprendre. Un jour d’automne, je t’ai vu t’enfuir et la mer t’a noyée jusqu’à la taille. Tu avais si peur que quelqu’un te berce.
Il n’y a pas de chemin en dehors du lancinant mystère des courants. Ceux qui nous déguisaient de feuilles nous sacraient roi et reine, Ferdinand et Ferdinande, c’était selon. Et nous tendions nos mains pour qu’on ne nous abandonne jamais.

Je me souviens encore de tes doigts qui s’enfonçaient dans le sable, à la recherche d’un royaume sans nom, rien que pour nous deux. Aujourd’hui sur ta tombe, ton nom a disparu.
Après avoir briser le grand miroir, tu es entrée dans mes vertiges.
Tout petit déjà, je regardais ta poitrine qui brûlait au soleil. A chaque page de mes livres, je soulevais mon corps et des milliers d’oiseaux chantaient des milliers de mélodies pour tes milliers de silences. Vers midi, nous nous laissions tomber dans l’eau verte interdite, et nous devenions radeau pour que personne ne nous rejoigne.
Tu n’as jamais aimé les ombres de l’azur. Ce qui comptait alors, c’était d’enlever nos vêtements dans les dernières lueurs du jour. Nous voulions tellement renaître pour devenir quelqu’un d’autre.

Le soir, nous restions en surplomb au-dessus des rambardes. Des voix nous parvenaient dans des langues maudites. Nous avions déjà la soif du sucre et les caresses du sel. Pour de mornes programmes, notre vie sans lumière s’endormait entre les sanglots et les dessins de homards, les haines et le départ du chat Matelot.
Pourtant, à bien y repenser maintenant que tout est fini, je n’ai jamais été conçue que pour rester allongé sur ton corps dans cet hôtel maudit de Grenoble. Ainsi commence sans doute la peine éternelle.
J’ai disparu combien de fois dans les toilettes ? Ne me demandez pas d’éclairer ce lourd mystère. A chaque parfum nouveau, je caressais des visages qui riaient. Tout mourrait et naissait autour de nous déjà, dans un grand mélange. Un jour de grand vent, nous avons même vu Robinson revenir du grand large. Des femmes de contrebandiers aux yeux verts dévalaient les dunes, emportant des carcasses mystérieuses et des guenilles vers de drôles de Nautilus. Le ciel noir nous cachait dans les blaukaus qui glissaient vers la mort, et nous restions là, désemparés et plus vides que le sourire idiot des jeunes mariés que nous étions enfants, sur un vieux polaroïd.

Le temps n’est l’affaire que de ceux qui attendent. Tout n’est qu’oubli et désir de rêves d’îles et de tempêtes. J’ai en moi les lumières de ton éternité. Ton phare n’a jamais cessé de tourner à l’entrée de mes ports.
Je me souviens encore de ces dimanches d’hiver et d’angoisse. Tu voulais t’évader de tes prisons noires et blanches. Des mètres cubes d’eau sales dansaient lentement dans ton crâne et pour ne pas mourir, sur la nappe cirée, tu écrivais avec tes faux cils tes projets d’évasion, mais dans la silhouette des tamaris, un vent glacial te rappelait à l’ordre.
Personne ne voyait les bleus de tes bras ni les larmes ni les lames derrière tes yeux. Tu allais vers les hommes comme l’on plonge dans un chenal et je n’étais bon qu’à remonter des étoiles de mer pour les offrir aux poubelles de la lune.
La première fois que tu as tout quitté, c’était pour un rendez-vous sans visage. Tu as marché longtemps, nue sous ton imperméable. Il n’y avait que quelques hommes qui te courraient après, dans une villa mystérieuse dont j’ai oublié le nom. Pourquoi certaines nuits sont si violentes ? Pourquoi les loups sont-ils toujours maquillés ? Un jour, la chair se détache et la vie devient simple, comme le bruit de l’argent sale que l’on froisse au fond de sa poche.

Oh ces corps givrés dans l’agonie interminable de nos premières saisons ! Je n’arrivais pas à prononcer les mots pour exprimer cette poisse qui glissait sur ton ventre comme une crème à la vanille. J’étais mouillée de ta maladie de fille. Pour devenir plus léger, je m’allongeais sous tes grandes orgues. Si tu savais comme j’ai eu froid. Que pouvaient-ils comprendre ? Nous étions au milieu du cirque. Nous n’avions plus peur des fauves et ils ne le savaient pas.
Aujourd’hui, tout demeure intact, dressé au bout de ce drap blanc qui t’enveloppe encore comme une vieille montagne de neige dans ma mémoire. Tes cimes sont libres désormais, loin des insectes collés à la graisse de ces lettres que personne ne lira plus jamais.
Etre facile ou mourir de suite. Ne jamais dormir avec ceux qui payent. Garder la tête au-dessus du vacarme. Quoique l’homme fasse, il n’éteindra jamais le feu qui brûle encore. Peut-être n’étais-tu né que pour mourir aussi vite ? Tu as grandi dans les ruines d’une fausse famille. Tu as appris à haïr avec méthode. Au fond, tu as toujours été ivre. Tu fus riche tant que tu fus jeune et tu n’as jamais vieilli. Tu as cru en dieu comme d’autres sanglotent. Quelqu’un t’as retrouvé un matin, la tête dans un four.
*
Tout théâtre est logique. Illisible. Je n’avais envers vous aucune obligation de confidence. J’explorais des fragments à la découverte de l’autre et de moi-même. Même si je cherchais une conscience majuscule, ce n’était qu’une stratégie inévitable. Naturelle et factice. Car le chagrin ne vient jamais tout seul. Il doit accepter le travail de sa mélancolie. Tout doit revenir au poème. Sombrer dans la clarté. Je suis dans cette chambre noire. Je développe des négatifs, des positifs. Je révèle. Objectif macro, objectif grand angle. Mission inconnu. Je ne suis pas toujours sur la photo, je ne suis pas toujours dans le texte et je finis toujours par mentir à force de dire la vérité. J’ouvre mes yeux sous les paupières, mais la vérité n’existe pas. Il y a juste quelques mots nécessaires pour repeindre le mur. Un petit moment d’oubli et de lumière pour visiter le silence du dedans.

Les naufrages sont plus beaux que les navires. Les secrets ne sont graves que lorsqu’ils se mettent à table. Celui qui commence à avouer est perdu. Il tombe dans le piège de ses artifices. Il sublime. A l’école de la phrase et du geste, celui qui écrit cherche une preuve, mais il ne tombe que sur des épreuves. Il prononce le cri mais il ne crie pas. Soudain, il est convaincu. Dans une épiphanie, il veut écrire heureux mais il ne trouve aucun verbe. Il lui faut trouver une autre voie. À certains moments, il devient le prochain moment et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il soit lui-même sans l’être, ailleurs tout en étant ici. Mais il ne pourra jamais rien expliquer. Son système sera à la fois fragile et définitif.
Le texte est une méthode vivante. Il doit se sentir sans école. Changer sa vie de place. Fleurir partir. Être plus loin que là où il parle. Vibrer comme l’oiseau qui traverse en force la mer. L’invitation ne vient jamais quand on l’attend. Sans cohérence, il n’y a pas de guide. Je descends, donc j’existe. Celui qui écrit doit s’accepter comme un imbécile qui n’a rien à dire, mais il doit toujours rester dans l’exercice de son livre.

Dans quelques heures personne ne se souviendra de ce que nous étions en train de vous dire. Au mieux, quelques gouttes d’eau sur l’éponge d’un souvenir. Nous aurons dessiné une tache impossible et muette. Atteint le temps vierge. Nous aurons rejoint la parole de ceux qui se taisent.
Mais le théâtre seul ne pourrait suffire. Il aura toujours et encore besoin d’une langue. Depuis toujours, mon théâtre est mon chant. Il s’appelle Poésie. Il écrit contre l’ennemi pour battre plus fort que le cœur qui s’arrête. Car la mort redoute le désordre. C’est pour cela que l’affronter est ma seule force. Il fleurit chaque fois l’heure froide. Il avance avec nous. Il avance, éblouie de hasard.

©Bruno Ruiz

Discographie

Bruno Ruiz (1980)
l’Homme vigile(1986)
les Larmes de Laurel (1995)
Après (1998)
Nous (2001)
Chant impératif (2003)
Si (2005)

Maintenant (2009)

Ode au temps qui passe (2012)

Théâtre :

Bonheurs, Voleurs de nuit, La visite faite à maman, Victor Soleil ne s’endort pas.

Écritures : sélection

Le Miroir et la vitre (2008)

Les lettres d’Ulysse (2007)

Chant infinitif

Romans

ImagesJe t’aime devant tout l’univers (1999)

Chansons et textes de scènes (1973-1993)

Altavoz (1991)

Apprentissages (1972-1976)

Source: Esprits Nomades

LA CHUTE


LA CHUTE

Cette nuit dans laquelle nus tombons

pareils à de longues larmes disparates

ne sera-t-elle jamais assez épaisse pour ralentir cette descente

glu noire marne sanglante que parfois liquéfient des volcans

d’intensité multipliée par les grondements les battements d’ailes

hors de la bouche livide dont les ruisseaux de pierre mesurent l’effort

fait pour contenir ce cataclysme dans des limites à peu près souriantes

semblables aux jambages passionnés qu’inscrit l’index humide et doux d’un vampire ou d’une reine

sur les cartouches

les papyrus de poudre noire sèche dure

de la mort?

Ici

ce ne sont plus des yeux de filles

des doigts énamourés mais l’air

qui comme une bière lourde se prolonge

en mousse opaque malgré les rues mangées de lueurs
Grande lépreuse de lumière tu te promènes accompagnée du cliquetis de tes ongles et tes colliers s’agitent comme les fruits de phosphore de l’arbre qu’à grands coups
les
Fils du
Vent font trembler puis se déraciner

L’Univers est un orgue aux tuyaux qui s’éraillent dans cette église monstrueuse bâtie par les truelles de

la folie sans même une franc-maçonnerie pour unir les visages par des signes inconnus mais qui pourraient transparaître parfois comme les couches souterraines que
révèle la coupure des ravins

Ses tubes d’acier sont ravinés et s’amollissent

détestables entrailles

canaux sordides entrelaçant leur labyrinthe

aux trajectoires des fusées à peine incandescentes

que lâchent des prêtres à soutanes déchirées au fond de caveaux pleins de boue

Les viscères sont moins noirs perdus au ventre d’un cheval

que ce bouquet de tiges funestes plus creuses que le sureau

Us sont moins sales et forment un moins ignoble carnaval

mais ô ma douce lèpre que ne cueilles-tu leurs rameaux ?

Tu te ferais ainsi un beau diadème sonore une couronne perlée de mots

Il est vrai que tu n’as pas besoin de cette tiare animale
Tu es trop souterraine pour cela et trop hallucinée par les seuls vrais émaux

ceux de tes pas ma jolie lèpre

plus sûrs que toutes les paroles et les incantations magique.

Michel Leiris

MONTER PLUS HAUT


MONTER PLUS HAUT

Par ce temps de limace l’animal parvient à grimper la scarole

Redresse-toi sur tes jambes , homme vertical

le brouillard allié aux décisions remises à chaque instant

ne doit pas étouffer l’attente du loup qui brille dans l’obscurité

Tu trépignes de voyage en attente, si les Seychelles sont au bain, garde dans ton vouloir partir, le grimper à l’intérieur d’une effigie du Sulawesi pour découvrir pourquoi les indigènes des Célèbes cohabitent avec leurs morts. C’est un voyage autorisé par tout confinement

qui élève l’esprit au-delà d’une serviette au touche à touche sur une plage polluée

Niala-Loisobleu – 27 Janvier 2021

Gare du Nord – We Still Grow

Gare du NordDans des moments volés à l’océan du temps
In moments stolen from the ocean of time

Au-delà de l’équilibre éternel de l’esprit


Beyond the everlasting balance of mind

Dans le flux et le domaine de la musique et de la rime
In the flow and field of music and rhyme

Comme effet secondaire de défier la passion
As a side effect of passion defyingOn grandit, oooh on grandit encore
We grow, oooh we still grow

Ouais, on grandit, oooh on grandit encore
Yeah, we grow, oooh we still grow

Comme le goût sucré d’un vin de Bourgogne
Like the sweet taste of a burgundy wine

Comme l’ancre de ton cœur à la limite
Like the anchor of your heart borderlineOn grandit, oooh on grandit encore
We grow, oooh we still grow

Ouais, on grandit, oooh on grandit encore
Yeah, we grow, oooh we still grow

L’AURORE HÉSITE


L’AURORE HÉSITE

Les arbres penchés dans le brouillard immobile

Écoutent le cri de l’oiseau sans patrie.

On passe avec effroi par le chemin de terre :

La haute plaine au-delà n’existe plus,

Les buissons et les pierres sont en exode.

Au milieu du jardin tombé en déshérence,

La source rentre sous l’argile et pas un brin

D’herbe ne bouge.
Mais on parle à mots couverts

Derrière la clôture où s’attarde l’odeur

D’un feu mouillé qui rôde.
Est-ce vraiment l’aurore ?

Dans le brouillard qui s’épaissit luit le tranchant

Des faux laissées sur la pelouse obscure.
Cependant,

Je marche d’un bon pas sous le cri mat de l’oiseau

Et les arbres enchaînés m’accompagnent.

Jacques Réda

Gare Du Nord – I’m Not A Woman, I’m Not A Man


Gare Du Nord – I’m Not A Woman, I’m Not A Man 

Une fois que…
Once…

Vivre la vie n’était qu’une bouche affamée à nourrir
Living Life Was Just A Hungry Mouth To Feed

L’Ouest était l’Ouest et l’Est était juste une rue sans issue
West Was West And East Was Just A Dead End Street

Berlin Beat … une fois
Berlin Beat… OnceUne fois que…
Once…

Les uniformes ont été envoyés par le ciel grâce à la gloire
Uniforms Were Heaven Sent Glory Bound

Préférez-vous l’avant ou devrais-je me retourner
Do You Prefer The Front Or Should I Turn Around

Terrain instable, tout ce qui compte
Shaky Ground, All That Counts

Est ce que tu vois en moi
Is What You See In MeJe ne suis pas une femme
I’m not a woman

Je ne suis pas un homme
I’m not a man

Vous n’êtes pas censé comprendre
You’re Not Supposed To Understand

Viens et prends-moi, prends-moi comme je suis
Come On And Take Me, Take Me As I Am

Et pense à moi
And Think Of Me

Pense à moi…
Think Of Me…Une fois que…
Once…

Pris entre les ombres dansant du jour
Caught Between The Shadows Dancing Of The Day

Et le charme abrité du cabaret de minuit
And The Sheltering Charm Of Midnight Cabaret

Hétéro ou gay, quoi qu’il arrive
Straight Or Gay, Come What May

Vous découvrez qui je suis
You Find Out Who I AmJe ne suis pas une femme
I’m not a woman

Je ne suis pas un homme
I’m not a man

Vous n’êtes pas censé comprendre
You’re Not Supposed To Understand

Viens et prends-moi, prends-moi tel que je suis
Come On And Take Me, Take Me As I Am

Et pense à moi
And Think Of Me

Pense à moi…
Think Of Me…Vous connaissez…
You Know…

Peu importe le nombre de murs qui tomberont
It Doesn’t Matter Just How Many Walls Will Fall

La chute des briques ne peut jamais apporter de changement
Falling Bricks Can Never Bring A Change At All

Des âmes séparées … sommes-nous
Devided Souls… Are We

Alors mets ta confiance en moi
So Put Your Trust In MeJe ne suis pas une femme
I’m not a woman

Je ne suis pas un homme
I’m not a man

Vous n’êtes pas censé comprendre
You’re Not Supposed To Understand

Viens et prends-moi, prends-moi tel que je suis
Come On And Take Me, Take Me As I Am

Et pense à moi
And Think Of Me

Pense à moi…
Think Of Me…

LES MOTS QUI NE SONT PAS D’AMOUR


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Louis Aragon

LES MOTS QUI NE SONT PAS D’AMOUR

Il est inutile de geindre

Si l’on acquiert comme il convient

Le sentiment de n’être rien

Mais j’ai mis longtemps pour l’atteindre

On se refuse longuement
De n’être rien pour qui l’on aime
Pour autrui rien rien pour soi-même Ça vous prend on ne sait comment

On se met à mieux voir le monde
Et peu à peu ça monte en vous
Il fallait bien qu’on se l’avoue
Ne serait-ce qu’une seconde

Une seconde et pour la vie
Pour tout le temps qui vous demeure
Plus n’importe qu’on vive ou meure
Si vivre et mourir n’ont servi

Soudain la vapeur se renverse
Toi qui croyais faire la loi

Tout existe et bouge sans toi
Tes beaux nuages se dispersent

Tes monstres n’ont pas triomphé
Le chant ne remue pas les pierres
Il est la voix de la matière
Il n’y a que de faux
Orphées

L’effet qui formerait la cause
Est pure imagination
Renonce à la création
Le mot ne vient qu’après la chose

Et pas plus l’amour ne se crée
Et pas plus l’amour ne se force
Aucun dieu n’est pris sous l’écorcc
Qu’il t’appartienne délivrer

Ce ne sont pas les mots d’amour
Qui détournent les tragédies
Ce ne sont pas les mots qu’on dit
Qui changent la face des jours

Le malheur où te voilà pris
Ne se règle pas au détail
Il est l’objet d’une bataille
Dont tu ne peux payer le prix

Apprends qu’elle n’est pas la tienne
Mais bien la peine de chacun
Jette ton cœur au feu commun
Qu’est-il de tel que tu y tiennes

Seulement qu’il donne une flamme
Comme une rose du rosier
Mêlée aux flammes du brasier
Pour l’amour de l’homme et la femme

Va
Prends leur main
Prends le chemin

Qui te mène au bout du voyage

Et c’est la fin du moyen âge

Pour l’homme et la femme demain

Cela fait trop longtemps que dure
Le
Saint-Empire des nuées
Ah sache au moins contribuer À rendre le ciel moins obscur

Qui sont ces gens sur les coteaux
Qu’on voit tirer contre la grêle
Mais va partager leur querelle
Qu’il ne pleuve plus de couteaux

Peux-tu laisser le feu s’étendre
Qui brûle dans les bois d’autrui
Mais pour un arbre et pour un fruit
Regarde-toi
Tu n’es que cendres

Chaque douleur humaine sens-La pour toi comme une honte
Et ce n’est vivre au bout du compte
Qu’avoir le front couleur du sang

Chaque douleur humaine veut
Que de tout ton sang tu l’éteignes
Et celle-là pour qui tu saignes
Ne sait que souffler sur le feu

Mais tout ceci n’est qu’un côté de cette histoire
La mécanique la plus simple et qui se voit
Une musique réduite au chant d’une voix

Il y manque ce qui dans l’homme est machinal
Les gestes de tous les jours qui ne comptent pas
Les pas perdus
Les pas faits dans ses propres pas

Tout le silence et les colères pour soi seul
Tout ce qu’on a sans jamais le dire pensé
Les meurtres caressés les démences chassées

Il y manque tout ce que parler effarouche
Il y manque l’accompagnement d’instruments
Comme d’une barque barbare au loin ramant

Ce .qu’on peut tous les jours lire dans le journal
Ce qui vient déranger les rêves à tout coup
Ce qu’on n’a pas choisi qui soit et vous secoue

Il y manque avant tout les tremblements de terre
Et comme on se sent jusqu’à l’os humilié
Un jour à rencontrer un regard spolié

Il y manque le hasard au tournant des routes

Les passions les occupations qu’on a

Et l’art comme le vin des
Noces de
Cana

Tenez
Qu’est-ce pour vous ce voyage en
Hollande
Où vous ne verrez pas ces étranges statues
Devant la mer comme des fauves abattus

Qu’un trafiquant naguère apporta dans des caisses
Avec cent autres merveilles des pays chauds Échafaudages peints d’encre d’ocre et de chaux

Mis à intervalles réguliers sur la terrasse

A tout jamais sur les steamers qui tourneront

Le coquillage vert et roux de leur ceil rond

Que comprenez-vous au jeune homme dont je parle
Si vous ne connaissez chez lui ce goût profond
Des sculptures qu’au bout du monde des gens font

Et comment s’expliquer son voyage à
Genève
Que fait-il à
Cardiff dans la saison des pluies
Au
Caledonian
Market est-ce encore lui

Qui cherche avidement des dieux dans la poussière

Vieux continent de rumeurs
Promontoire hanté

Nous nous sommes fait d’autres idoles

Il y a des reposoirs dispersés à ces religions non écrites

Souvent comme une profanation secrète des autels apparents

J’ai traversé l’Europe

Je me suis assis un peu partout sur des pierres je me suis

Arrêté dans le pays des rêves

Combien de fois ai-je été voir à
Anvers la braise d’or de tes cheveux ô
Pécheresse

À
Strasbourg la
Synagogue aux yeux bandés comme dans la chanson de celui qui tua son capitaine

Le squelette de
Saint-Mihiel le
Portement de
Croix à
Gand

Le visage régulier de
Bath qui semble une place
Vendôme

Le
Rhône comme un batelier fou débarquant les corps des tués aux
Alyscamps

Et le beau
Danube jaune

Quelque part entre
Lausanne et
Morges ces coteaux étayés de murs bleus où mûrissaient les vignes de
Ramuz

Uzès
Le jeune
Racine s’y accoude à la terrasse des clairs de lune

Sospel à chaque fois les pins incendiés comme pour y mieux effacer les traces de l’exil et
Buonarroti proscrit

Mais il y a des pays qui n’ont pas de nom dans ma mémoire

Des gares où j’ai perdu deux heures pour attendre un train

Des villes qui ne sont que passage d’arbres flottés sur leurs fleuves

Un désert d’entrepôts dans un port qu’emplit une futaie l’hiver

De hauts réservoirs dans la montagne

Des villages de soleil et de froment

Une région de fontaines bruissantes je ne sais où sans carte en automobile et que je n’ai jamais retrouvée

Des chemins de crête poudroyants de lumière

Et dans l’à-pic des rocs cette chapelle d’ombre où
Charles
Quint s’humilia

J’ai voulu connaître mes limites

Et ce n’est pas assez de
Brocéliande ou
Dunsinane

De la
Forêt-Noire et de l’Océan

Car j’ai dans mes veines l’Italie

Et dans mon nom le raisin d’Espagne

Est-ce que je ne suis pas sorti de ce domaine de cerises

Où est ma place
Est-elle avec ce passé des miens

Femmes de chez nous le pied court et la jambe haute

Les petits cheveux bouclant sur la nuque dont vous étiez si fières

Avec sous la peau blonde et transparente ô lionne

Le sang lombard des
Biglione

Et le goût des pleureuses à dramatiser la parole

Où roule cet écho profond de l’oraison funèbre

Cette voix d’hier douce et voilée

De
Jean-Baptiste
Massillon aux
Salins-d’Hyères

Est-ce que j’appartiens encore à ce monde ancien

Où est la clef de tout cela
Je vais je viens

Faut-il toujours se retourner

Toujours regarder en arrière

J’ai traversé retraversé l’Europe

Et je traînais dans mes bagages
Quelques livres couverts de feu
Qui venaient du
Quai de
Jemmapes

Comme c’était écrit dessus

Ils parlaient d’un pays la moitié de l’année enfoui dans la neige avec le vent qui siffle à travers les maisons de bois les péristyles à colonnes des demeures
nobles

Les palissades des chantiers beiges grises dentelées

Tout un peuple dans les haillons d’un empire veillant coupant en deux ses cigarettes le fusil

Entre les mains de chaque homme

Les journaux muraux

Et la débâcle et les chansons

Mais tout ce qu’ils disaient ces bouquins au parfum d’interdit

Ils le disaient dans un langage austère et grisant comme un renoncement des poètes

Le vocabulaire abstrait d’une expérience inconnue

Moi je lisais tout cela sans bien comprendre

Comme devant l’obélisque à
Louksor les soldats regardent les signes humains

D’idéogrammes indéchirTrés

Des choses pourtant toutes simples
Sans entendre

Par la campagne le printemps détrempé
Sans voir

Les villes de meetings pleines à déborder d’une passion qui recommence

Et la débâcle et les chansons

Qui a raison d’entre ces hommes

Avec leurs noms compliqués dans le mirage des
Révolutions
Je me perds dans les schismes

Qui a raison

Qu’ai-je besoin du sablier des
Sabéens des
Sabelliens
Je demande ici la vérité des Évangiles

Or j’avais commencé
Lénine à la façon de
Raymond
Lulle ou
Saint
Augustin

Je le tire de ma valise à
La
Ciotat

A
Ustaritz ou à
Saint-Pierre-des-Corps

Bien des choses me sont obscures

D’être écrites précisément dans le parler de chacun

J’avais-t-il oublié le sens élémentaire des mots

À chaque vocable employé je mesure mon ignorance

Il faudra

Il faudra que je reprenne tout du commencement

Tout traduire

Et la débâcle et les chansons.

Louis Aragon