La vérité du drame est dans ce pur espace qui règne entre la stance heureuse et l'abîme qu'elle côtoie : cet inapaisement total, ou cette ambiguïté suprême. Saint-john Perse
Parfois, en certains jours de lumière parfaite et exacte, où les choses ont toute la réalité dont elles portent le pouvoir, je me demande à moi-même tout doucement pourquoi j’ai moi aussi la faiblesse d’attribuer aux choses de la beauté.
De la beauté, une fleur par hasard en aurait-elle ? Un fruit, aurait-il par hasard de la beauté ? Non : ils ont couleur et forme et existence tout simplement. La beauté est le nom de quelque chose qui n’existe pas et que je donne aux choses en fonction du plaisir qu’elles me donnent. Cela ne signifie rien. Pourquoi dis-je donc des choses : elles sont belles ?
Oui, même moi, qui ne vis que de vivre, invisibles, viennent me rejoindre les mensonges des hommes devant les choses, devant les choses qui se contentent d’exister.
Qu’il est difficile d’être soi et de ne voir que le visible.
Si nous enfumons l’instant Avec une plume guerrière Qui se satisfait de son empire Et de la vitesse de ses armes…
Si nous tordons l’arc du futur A l’image d’un présent obscur Plein de tensions arque-boutées Sur elles-mêmes et sur Le prétendu destin Des noms qu ‘elles Trament tragiquement…
Verrons-nous la clarté Qui ne dépend que de ses sources Et de leur cheminement Dans ce monde-chaos ?
Nous y buvons avec notre coupe : Un poème à fleur d’eau Se remplissant D’avenir Poussant vers l’océan…
Et pour l’Humanité-embouchure Nous gardons la fraîcheur Des hauteurs Et démultiplions le sens Du présent qui va En cascades
Alors l’instant fleurit de tous Ses passés conjoints… Il offre la paix Qui ne brûle pas Dans le labyrinthe des temps actuels
Nous sommes des indiens Pour l’éternité-nature Où nous envoyons Les flèches qui filent entre Ses négateurs actuels Qui la méprisent Pour rejeter le passé Et ses défenseurs Qui s’y réfugient pour Nier le présent
Toucher l’amour infini : ce coursier de l’univers Côtoyé par nos rêves – Revit dans l’instant Où nous veillons Pour y cheminer…
Toutes les cibles de son lointain Nous les rendons vivantes Avec l’écriture du cri D’une enfance Qui s’ouvre Et s’épanouit à l’école du poème
Combien de certitudes guerrières Devenues si froides Et raidies Qui se sont crispées Dans la vitesse Sans cibles Autres que celles Comprises par leur propre histoire Qui court après sa fin :
Celles de l’advenue du nouveau Sortant des miroirs de La renommée Qui renvoient à l’homogénéité Des positions du Face à face Guerrier
Et là où tout se vaut Nul nouveau N’advient Rien que du sur-place Qui agrandit la vitrine des puissances Où tout s’achète Même les larmes Même les éclats de rire Jusqu’à la tragédie !
Mais l’indestructible poème Creuse la terre de l’instant Et le remonte comme L’arbre et ses racines
Il creuse et tient les fulgurances D’où sa langue se déploie Et il vit jusqu’au Chuchotement Sur les lèvres Des amoureux
Sans gloire – ni prophéties – ni promesses Il relève l’histoire et la tend Dans son arc D’où fusent les voix Comme dans le plus profond lancé Sur un chemin où Il s’aventure Pour créer des clairières Toujours nouvelles Près des sources Jaillissant de l’humaine condition
Feuillets d’Hypnos, René Char, écrits entre 1940 et 1944, publiés en 1946 Comme Albert Camus ou Francis Ponge, René Char est un poète engagé, qui n’attend pas la fin de la guerre pour entrer en résistance comme en témoigne le recueil qu’il écrit dès 1937 en soutien aux enfants d’Espagne, Placard pour un chemin des écoliers. Il s’engage dans l’armée en 1939, participe à des combats en Alsace et pour la défense du pont de Gien, qui lui valent la médaille militaire. Lorsqu’il est démobilisé, il renonce à retourner à Paris où il vivait depuis 1929 et où il fréquentait les artistes surréalistes. Il retourne chez lui à l’Islesur-la-Sorgue, puis à Céreste dans les Basses Alpes (aujourd’hui Alpes de Haute Provence). Il entre dans la clandestinité dès 1941, s’engage dans l’Armée Secrète (A.S.) sur un secteur compris entre Digne et Céreste. Il prend le nom d’Alexandre. Il est successivement chef du secteur Durance Sud, capitaine responsable dans les Basses Alpes des parachutages (53 effectués) ainsi que de la constitution de dépôts d’armes clandestins. Il participe aussi à des actions de combat comme l’évoquent plusieurs feuillets. En juillet 1944, il est appelé pendant quelques semaines à Alger (après avoir caché ses feuillets dans un mur) où il s’occupe de l’entraînement des parachutistes et sert d’officier de liaison pour la zone sud-est. De retour en Provence en septembre, il doit assurer la reconstruction, en établissant des attestations d’états de service pour les anciens résistants, en dépistant les imposteurs comme les anciens miliciens, en modérant la violence des épurateurs. Cette période particulièrement pénible le convainc définitivement, si besoin en était, de demeurer à l’écart de la politique. Feuillets d’Hypnos est une œuvre atypique, tant dans sa conception que dans sa forme. Elle est dédicacée à Albert Camus. Elle est composée de deux cent trente-sept fragments numérotés, un peu à la manière des Pensées de Pascal. Le texte en archipel tient à la fois du journal (« une sorte de Marc Aurèle » écrit-il dans une lettre), de la maxime, de l’anecdote, de la méditation, de la fulgurance poétique, du souvenir comme de l’extrait de lettre. Une partie des feuillets a été brûlée à la fin de la guerre et le poète les a repris un peu plus tard, abrégeant ou développant selon le cas. On peut aussi considérer cette œuvre comme un témoignage de l’âpreté de la vie de clandestin, la rudesse des hivers des maquisards, de ce que le poète nomme la « France des cavernes » dans le fragment 124. Dans la mythologie grecque, Hypnos, frère jumeau de la Thanatos, est le sommeil. On peut interpréter la signature des Feuillets d’Hypnos, comme la volonté du poète de mettre en sommeil son activité créatrice pendant la période de la guerre. 1 Ci-après on trouvera quelques fragments qu’on peut aborder avec les élèves dans le cadre de la préparation des Chemins de la Mémoire. Pour respecter l’unité du texte, chaque fragment est présenté tel qu’il apparaît dans l’ouvrage. Chacun choisira les passages qui lui semblent les plus pertinents à présenter aux élèves. Fragment 65 La qualité des résistants n’est pas, hélas, partout la même ! Á côté d’un Joseph Fontaine, d’une rectitude et d’une teneur de sillon, d’un François Cuzin, d’un Claude Dechavannes, d’un André Grillet, d’un Marius Bardouin, d’un Gabriel Besson, d’un docteur Jean Roux, d’un Roger Chaudon aménageant le silo à blé d’Oraison en forteresse des périls, combien d’insaisissables saltimbanques plus soucieux de jouir que de produire ! Á prévoir que ces coqs du néant nous timbreront aux oreilles, la Libération venue… Fragment 87 LS (camarade résistant), je vous remercie pour l’homodépôt Durance 12 (cache d’armes). Il entre en fonction dès cette nuit. Vous veillerez à ce que la jeune équipe affectée au terrain ne se laisse pas entraîner à apparaître trop souvent dans les rues de Duranceville. Filles et cafés dangereux plus d’une minute. Cependant ne tirez pas trop sur la bride. Je ne veux pas de mouchard dans l’équipe. Hors du réseau, qu’on ne communique pas. Stoppez vantardise. Vérifiez à deux sources corps renseignements. Tenez compte cinquante pour cent romanesque dans la plupart des cas. Apprenez à vos hommes à prêter attention, à rendre compte exactement, à savoir poser l’arithmétique des situations. Rassemblez les rumeurs et faites synthèse. Point de chute et boîte à lettres chez l’ami des blés. Éventualité opération Waffen, camp des étrangers, Les Mées, avec débordement sur Juifs et Résistance. Républicains espagnols très en danger. Urgent que vous les préveniez. Quant à vous, évitez le combat. Homodépôt sacré. Si alerte, dispersez-vous. Sauf pour délivrer camarade capturé, ne donnez jamais à l’ennemi signe d’existence. Interceptez suspects. Je fais confiance à votre discernement. Le camp ne sera jamais montré. Il n’existe pas de camp, mais des charbonnières qui ne fument pas. Aucun linge d’étendu au passage des avions, et tous les hommes sous les arbres et dans les taillis. Personne ne viendra vous voir de ma part, l’ami des blés et le Nageur exceptés. Avec les hommes de l’équipe soyez rigoureux et attentionné. Amitié ouate discipline. Dans le travail, faites toujours quelques de plus que chacun, sans en 2 tirer orgueil. Mangez et fumez visiblement moins qu’eux. N’en préférez aucun à un autre. N’admettez qu’un mensonge improvisé et gratuit. Qu’ils ne s’appellent pas de loin. Qu’ils tiennent leur corps et leur literie propres. Qu’ils apprennent à chanter bas et à ne pas siffler d’air obsédant, à dire telle qu’elle s’offre la vérité. La nuit, qu’ils marchent en bordure des sentiers. Suggérez les précautions ; laissez-leur le mérite de les découvrir. Contrariez les habitudes monotones. Inspirez celles que vous ne voulez pas trop tôt voir mourir. Enfin, aimez au même moment qu’eux les êtres qu’ils aiment. Additionnez, ne divisez pas. Tout va bien ici. Affection. HYPNOS. Fragment 99 Tel un perdreau mort, m’est apparu ce pauvre infirme que les Miliciens ont assassiné à Vachères après l’avoir dépouillé des hardes qu’il possédait, l’accusant d’héberger des réfractaires. Les bandits avant de l’achever jouèrent longtemps avec une fille qui prenait part à leur expédition. Un œil arraché, le thorax défoncé, l’innocent absorba cet enfer et LEURS RIRES. (Nous avons capturé la fille.) Fragment 121 J’ai visé le lieutenant et Esclabesang le colonel. Les genêts en fleurs nous dissimulaient derrière leur vapeur jaune flamboyante. Jean et Robert ont lancé les gammons (grenades). La petite colonne ennemie a immédiatement battu en retraite. Excepté le mitrailleur, mais il n’a pas eu le temps de devenir dangereux : son ventre a éclaté. Les deux voitures nous ont servi à filer. La serviette du colonel était pleine d’intérêt. Fragment 128 Le boulanger n’avait pas encore dégrafé les rideaux de fer de sa boutique que déjà le village était assiégé, bâillonné, hypnotisé, mis dans l’impossibilité de bouger. Deux compagnies de S.S. et un détachement de miliciens le tenaient sous la gueule de leurs mitrailleuses et de leurs mortiers. Alors commença l’épreuve. Les habitants furent jetés hors des maisons et sommés de se rassembler sur la place centrale. Les clés sur les portes. Un vieux, dur d’oreille, qui ne tenait pas compte assez vite de l’ordre, vit les quatre murs et le toit de sa grange voler en morceaux sous l’effet d’une bombe. Depuis 3 quatre heures j’étais éveillé. Marcelle était venue à mon volet me chuchoter l’alerte. J’avais reconnu immédiatement l’inutilité d’essayer de franchir le cordon de surveillance et de gagner la campagne. Je changeai rapidement de logis. La maison inhabitée où je me réfugiai autorisait, à toute extrémité, une résistance armée efficace. Je pouvais suivre de la fenêtre, derrière les rideaux jaunis, les allées et venues nerveuses des occupants. Pas un des miens n’était présent au village. Cette pensée me rassura. À quelques kilomètres de là, ils suivraient mes consignes et resteraient tapis. Des coups me parvenaient, ponctués d’injures. Les S.S. avaient surpris un jeune maçon qui revenait de relever des collets. Sa frayeur le désigna à leurs tortures. Une voix se penchait hurlante sur le corps tuméfié : « Où est-il ? Conduis-nous », suivie de silence. Et coups de pied et coups de crosse de pleuvoir. Une rage insensée s’empara de moi, chassa mon angoisse. Mes mains communiquaient à mon arme leur sueur crispée, exaltaient sa puissance contenue. Je calculais que le malheureux se tairait encore cinq minutes, puis, fatalement, il parlerait. J’eus honte de souhaiter sa mort avant cette échéance. Alors apparut jaillissant de chaque rue la marée des femmes, des enfants, des vieillards, se rendant au lieu de rassemblement, suivant un plan concerté. Ils se hâtaient sans hâte, ruisselant littéralement sur les S.S., les paralysant « en toute bonne foi ». Le maçon fut laissé pour mort. Furieuse, la patrouille se fraya un chemin à travers la foule et porta ses pas plus loin. Avec une prudence infinie, maintenant des yeux anxieux et bons regardaient dans ma direction, passaient comme un jet de lampe sur ma fenêtre. Je me découvris à moitié et un sourire se détacha de ma pâleur. Je tenais à ces êtres par mille fils confiants dont pas un ne devait se rompre. J’ai aimé farouchement mes semblables cette journée-là, bien au-delà du sacrifice. Fragment 138 Horrible journée ! J’ai assisté, distant de quelques cent mètres, à l’exécution de B. Je n’avais qu’à presser la détente du fusil-mitrailleur et il pouvait être sauvé ! Nous étions sur les hauteurs dominant Céreste, des armes à faire craquer les buissons et au moins égaux en nombre aux SS. Eux ignorant que nous étions là. Aux yeux qui imploraient partout autour de moi le signal d’ouvrir le feu, j’ai répondu non de la tête… Le soleil de juin glissait un froid polaire dans mes os. Il est tombé comme s’il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m’a semblé, que le moindre souffle de vent eût dû le soulever de terre. 4 Je n’ai pas donné le signal parce que le village devait être épargné à tout prix. Qu’est-ce qu’un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l’a-t-il su, lui, à cet ultime instant ? Fragment 148 « Le voilà ! » Il est deux heures du matin. L’avion a vu nos signaux et réduit son altitude. La brise ne gênera pas la descente en parachute du visiteur que nous attendons. La lune est d’étain rouge vif et de sauge. « L’école des poètes du tympan », chuchote Léon qui a toujours le mot de la situation. Fragment 149 Mon bras plâtré me fait souffrir. Le cher docteur Grand Sec s’est débrouillé à merveille malgré l’enflure. Chance que mon subconscient ait dirigé ma chute avec tant d’à-propos. Sans cela la grenade que je tenais dans la main, dégoupillée, risquait fort d’éclater. Chance que les feld-gendarmes n’aient rien entendu, grâce au moteur de leur camion qui tournait. Chance que je n’aie pas perdu connaissance avec ma tête en pot de géranium… Mes camarades me complimentent sur ma présence d’esprit. Je les persuade difficilement que mon mérite est nul. Tout s’est passé en dehors de moi. Au bout des huit mètres de chute j’avais l’impression d’être un paquet d’os disloqués. Il n’en a presque rien été heureusement. Fragment 157 Nous sommes tordus de chagrin à l’annonce de la mort de Robert G. (Émile Cavigni), tué dans une embuscade à Forcalquier, dimanche. Les Allemands m’enlèvent mon meilleur frère d’action, celui dont le pouce faisait dévier les catastrophes, dont la présence ponctuelle avait une portée déterminante sur les défaillances possibles de chacun. Homme sans culture théorique mais grandi dans les difficultés, d’une bonté au beau fixe, son diagnostic était sans défaut. Son comportement était instruit d’audace attisante et de sagesse. Ingénieux, il menait ses avantages jusqu’à leur extrême conséquence. Il portait ses quarante-cinq ans 5 verticalement, tel un arbre de la liberté. Je l’aimais sans effusion, sans pesanteur inutile. Inébranlablement. Fragment 168 Résistance n’est qu’espérance. Telle la lune d’Hypnos, pleine cette nuit de tous ses quartiers, demain vision sur le passage des poèmes.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.