L’INNOCENT
à Jules Roy
Ils parlent, ils parlent Au-dessus de ma tête.
Leurs paroles M’offrent un toit.
Moi je suis pareil
Au foin dans la grange.
L’horizon et moi
Nous avons de quoi nous taire.
Nous laissons le brin de paille Se raconter.
Devant un arbuste Qui vient d’être greffé
Je sens qu’en moi aussi J’ai dû être greffé.
Par qui ? Sur quoi ?
Innocent
Du mal qui festoie En moi contre moi.
Je suis en plein champ Et rien à quoi m’accoler,
Rien, sinon l’espace Qui ne répond pas.
L’espace,
Moi dans tout
Son potentiel d’absence.
Où que j’aille, Est-ce que je faute Contre l’espace ?
Déjà coupable
Quand on parle d’innocence.
Comme si le ruisseau Parce qu’il coule Insultait le firmament.
Quel mal ai-je causé
A ce qui est
Le plus profond de moi
Pour qu’il m’en veuille?
Tourner toujours sur soi, Suivre toujours le même trajet
Envies-tu la terre Toi, l’innocent ?
Je suis comme l’eau De l’ornière,
Je peux dormir.
Je ne dois rien à rien.
Je suis comme la plaine,
Je ne fais d’ombre à personne.
Toujours, quelque part, Certains font du mal à d’autres Et ça passe par moi.
•
Chacun se dit
Qu’il en a volé moins
Qu’on ne lui a volé.
Tout est donc ainsi : Je te fais mal. Tu me fais mal.
Pouce !
Trouvons un autre jeu.
Qu’ils se battent bien, Qu’ils s’entre-tuent
Si pour eux c’est ça
La preuve de leur innocence —
Les pauvres gens.
Je n’ai jamais fait de mal, moi, A aucune image. Aucune.
Vous comprenez au moins ?
Ne m’attachez pas Les mains !
Elles ne veulent De mal à rien,
Même pas l’une à l’autre.
•
Je cherche
Quelque chose en quoi
Je ne suis pas coupable.
Je vois d’abord Le firmament.
Mon souffle
Ne va pas jusque-là
Et mon regard,
Je n’en suis pas sûr.
La feuille, elle,
Ne craint pas
De blesser l’air
Qu’elle est en train de trouer.
Il n’y a pas de chemin
Pour mener au chemin
Que l’on n’aurait qu’à suivre.
Tu te dis Que ces prairies, Ces étendues vertes Amies de l’horizon Plaident pour toi.
Tu sauras oser.
Tu n’es pas
Le déversoir où vient se jeter
Tout ce qui t’entoure.
Choisis
Ou ferme-toi.
Invente
Ce que tu veux en toi.
Tu voudrais
Que les heures coulent en toi
Comme l’eau du ruisseau
Coule près de toi
En contournant les pierres,
Sans poser de questions.
Si le silence
Se targue d’innocence,
Qui ne se veut Enfant du silence ?
C’était ainsi :
Le monde
S’ouvrait devant mes yeux
Voulait m’accueillir, Se donner à moi.
Certainement
Que le regard de l’âne
Dit plus la bonté Que le mien.
L’âne doit le savoir Car il craint.
Il a le droit d’être maudit Celui qui regardant Le pis d’une vache
N’éprouve pas
Le frisson de l’universel.
La chevrette
Ne pense pas à mal —
Le cheval non plus Et rien autour d’eux.
De pareils moments Existent.
Tu peux bénir au nom De ce qui est en toi,
De ce qui t’exalte, De ce qui t’accable.
Heureux le ramier,
Lui qui par son œil
Fait monter vers toi l’amitié
Des terres qui l’entourent.
Tu te sens responsable De l’azur.
Il s’en souvient Et te le souffle.
Le beau
Est ce qui donne à vivre
L’innocence du monde.
J’irai jusqu’au bout du chemin
Si j’ai l’espoir Que je la trouverai
La feuille
Que je ne connais pas,
Dont j’ai besoin.
Autour de toi
Tout s’enfonçait
Dans une absence noire.
Tu souffrais
De ne pas savoir y nager.
Tout disparaissait Dans un gloussement
Et puis un cri : Ce n’est rien,
Nous vivrons —
Et le merle se fit entendre.
Tout ce qui va venir
Ne nous dit pas qu’il vient.
Tout ce qui va partir
Ne nous dit pas qu’il meurt.
Tout ce qui va rester Crie son éternité.
Tu ne feras pas de l’humus Quelque chose de transparent.
Tu ne feras pas du firmament Un voile qui t’habillerait.
Tu ne feras pas de la route
Un ruisseau où se laver les mains.
Tu ne feras pas du buisson Un épervier qui s’envolera.
Tu ne feras pas de toi Quelqu’un qui demeurera.
Tu ne te maudiras pas.
En vérité
Tu es à la recherche de la source,
Celle où tu serais toi-même Et tout ce qui existe,
Celle où chacun serait le tout Et toi-même au centre, Ce centre qui est la source.
Etre soi-même
Qui se fond dans les autres
Sans s’oublier
Et couler, source, Dans la source.
Le roucoulement des colombes Venu du fond des âges
Te touche plus fort Que n’importe quoi.
En toi ce chant
Ne fait pas que passer.
11 demeure
L’appel du royaume.
Même si tu en avais le pouvoir Tu ne voudrais pas
Jeter dans l’azur Des millions de roses.
Que chacun reste ce qu’il est — Au plus pur de lui-même
Eugène Guillevic
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