‘’Le Grand Combat’’
(1927) Henri Michaux
‘’Le Grand Combat»
«Il l’emparouille et l’endosque contre terre ;
Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ;
Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l’écorcobalisse.
L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C’en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s’emmargine… mais en vain.
Le cerceau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
Le bras a cassé !
Le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille,
Dans la marmite de son ventre est un grand secret
Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs ;
On s’étonne, on s’étonne, on s’étonne
Et vous regarde,
On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret.»
Analyse
Ce poème, en vers libres mais ponctués, est le récit, bien annoncé par le titre, parfaitement explicite
et bien organisé selon l’ordre chronologique, en suivant une trajectoire très nette, d’un violent corps à
corps entre deux personnes, puis de la recherche d’un «secret», qui rassemble un public, mais qui
est finalement éludé.
Si le poème exprime la vision du monde que se faisait Michaux, un monde de souffrance où il n’y a
que des vainqueurs et des vaincus, il étonne d’abord par les mots inconnus qu’il présente, car le
poète, voulant dépasser la langue commune, pratiquait une alchimie du verbe pour exprimer une
agressivité dont l’objet, la nature du «Grand Combat» et du «Grand Secret», demeure finalement
énigmatique.
Au premier vers, nous sommes jetés dans ce combat dont les acteurs demeurent mystérieux. Avec
cette absence complète de référents que se permet la poésie, ils ne sont désignés que par deux
pronoms personnels : «Il», le sujet, et «le», l’objet.
Le «il» est une force à l’identité inconnue et aux contours imprécis dont l’aspect physique est tu. Son
action est exprimée, selon une syntaxe correcte, par l’accumulation de onze verbes pour six vers qui
sont des inventions lexicales, des néologismes hybrides. Très proches des onomatopées, ils frappent
d’abord par leurs sonorités suggestives qui créent un effet de violence burlesque, presque
rabelaisienne, leur caractère insolite évoquant des combats barbares d’un autre temps, d’incongrues,
répétées et cruelles atteintes au corps d’un adversaire. Puis le lecteur cherche à rapprocher de
manière logique le signifiant (brutalité des sonorités, articulations fortes, longueur des termes) du
signifié (action violente suggérée par l’apparence sonore du mot). En tentant de décrypter le signe, on
lui fait perdre son caractère arbitraire. Peu à peu, des significations se créent, des relations
surprenantes s’établissent, et, de proche en proche, se tisse un réseau de sens possibles. En fait, il
n’y a pas, parmi ces inventions lexicales, que des verbes, mais aussi des substantifs et même une
locution adverbiale.
Étonnent d’abord «emparouille» et «endosque», dont la sonorité, cependant, est proche de celles de
verbes familiers, «emparer» et «écrabouiller», «endosser» et «esquinter». Ainsi, «emparouille» et
«endosque» seraient des sortes de mots-valises, et ne laissent aucun doute sur la violence de
l’action en cours, car ils connotent l’agression, la brutalité, l’écrasement. D’ailleurs, ces deux verbes
anarchiques ont-ils à peine été proférés qu’on se retrouve en terrain (c’est le cas de le dire !) connu
avec les mots «contre terre», l’allitération en «k» marquant la dureté de la chute. Ce complément de
lieu indique, dès la fin du premier vers, le point atteint dans le déroulement du combat. D’emblée, l’un
des adversaires est donc déjà vainqueur puisque l’autre est terrassé : il a le dos «contre terre», il ne
restera donc plus qu’à le réduire, le tourmenter, l’achever.
Au deuxième vers, les verbes «rague» (créé sur «draguer»? sur l’anglais «rag», la victime serait alors
brutalisée comme si elle était une pièce de tissu?) et «roupète» (créé sur «rouer», «rouer de
coups»?), par leur juxtaposition et par le retour du «r» initial, suggèrent la répétition d’actions qui vont
de part en part du corps écrasé, et le nom «drâle» laisse sous-entendre «râle», bruit rauque de la
respiration chez certains moribonds, d’autant plus qu’on peut y voir une contraction de l’expression
courante «dernier râle».
Au vers 3, l’accumulation et la répétition sont bien marquées par l‘utilisation redondante de «et» pour
marquer l’énergie. Et l’accumulation est bien traduite par la longueur du vers qui, selon les règles
implicites du vers libre (chaque vers bénéficie d’un souffle égal, ce qui fait que le vers court est dit
plus lentement, le vers long plus rapidement), doit être dit avec vélocité. En «pratèle», on peut
entendre «râtelle», qui ferait du corps du vaincu une chose impuissante qu’on peut, tout à son aise,
parcourir de pointes aiguës ; ou «martèle». Cette impuissance permet même de lui imposer des
sortes de baisers méprisants, «libucque» faisant penser à une action des lèvres et de la bouche.
«Barufler les ouillais» serait «donner des baffes sur les oreilles», comme on le fait aux enfants qu’on
veut corriger, car, dans «ouillais» on peut retrouver «les ouïes», qui sont, en français familier, les
oreilles qui, quand elles sont frottées, font crier «ouille», onomatopée exprimant la douleur.
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«Tocarde» connote l’idée de donner des coups, le tocard étant, dans le monde de la boxe, celui qui
n’est plus capable que d’en recevoir. «Marmine» montre la victime si impuissante qu’elle n’est qu’une
sorte de marmite dans laquelle on peut faire tourner les mains dans tous les sens.
Après «manage», qui pourrait être inspiré par l’anglais «to manage» (manoeuvrer, manier, conduire),
apparaît un autre néologisme qui est, cette fois, une locution adverbiale, «rape à ri et ripe à ra»,
paronomase, amusante contrepèterie où, aux verbes «rape» et «ripe», sont adjoints des adverbes
fantaisistes et pourtant évocateurs, comme créés sur le modèle de «de ci, de là», ou de «ric-rac», de
«à hue et à dia», formules utilisées dans la langue parlée.
Dans un vers plus court, et donc prononcé plus lentement, comme il convient pour l’étape la plus
cruciale, est signifiée, au terme d’une gradation nette, la réduction totale de la victime,
«écorcobalisse» pouvant être rapproché d’«écorcher», comme d’«abaisser», étant en coup cas
signifiant par la seule allitération en «k».
Au vers 7, il y a, dans le récit, changement de focalisation. Elle se fait maintenant sur la victime, qui
n’existait que dans le pronom complément «le», mais devient un actant, un sujet désigné plus
nettement par «l’autre». Cependant, n’ayant été toujours que passivité, indécision, faiblesse,
repliement, retraite, elle s’emploie, comme l’induit le pronominal réflexif de «s’espudrine», «se
défaisse», «se torse», «se ruine», dans une autre accumulation significative, à son auto-destruction
qui, le vers étant long, se fait même dans la précipitation. Les néologismes sont de moins en moins
étonnants : «s’espudrine» semble pouvoir se traduire par «tombe en poudre», et les autres sont
évidents.
Toutefois, le poète ménage une péripétie dans le déroulement du drame : après avoir de nouveau, au
vers 8, voué la victime à sa fin, la première partie du vers 9 envisage une réaction ; «il se reprise»
n’est pas un néologisme très étonnant («il reprend de la vigueur») ; «s’emmargine» l’est un peu plus
(«se met en marge», «se dégage», «s’éloigne» de son adversaire). Au-delà des points de
suspension, la condamnation tombe à nouveau.
Le vers 10 est une sorte de sentence qui, semble-t-il, ne porte pas que sur la seule victime du combat
évoqué, mais sur tout être humain dont c’est le vide intrinsèque et la puérilité invétérée qui sont
caricaturées par ce cerceau (l’être humain réduit à son enveloppe) à qui on a donné une impulsion
initiale, qui a roulé (n’a fait que répéter toujours les mêmes gestes pour se retrouver toujours dans la
même posture), c’est-à-dire vécu, et qui, finalement, cesse sa course absurde.
Les cinq vers suivants, courts donc allongés pour insister sur les événements, sont marqués d’un net
dynamisme, provoqué par trois groupes ternaires qui semblent résumer le déroulement du combat.
C’est d’abord l’exclamation censée être guerrière, «Abrah ! Abrah ! Abrah !» (qui pourrait avoir été
faite sur le modèle du «Abraxas» des rituels magiques, qui est devenu «abracadabra» dans la langue
populaire). Puis sont décrites de façon tout à fait claire trois stations du calvaire. Enfin, résonne un
ordre qui est répété sans que soit indiqué qui parle, et à qui ; on peut tout de même supposer qu’on
s’adresse au «il» du début, et l’invitation à fouiller dans la marmite du ventre de la victime semble
bien avoir été annoncée par le «marmine» du vers 4. Cette recherche du «Grand Secret» à l’intérieur
du corps pourrait être un souvenir de cette recherche de l’âme à laquelle se livrèrent les premiers
médecins qui osèrent procéder à des dissections.
Soudain, non sans une ambiguïté (le vers 16 est lié à la fois au vers 15 et au vers 17, ce qui
expliquerait que la ponctuation, pourtant soigneusement appliquée partout ailleurs soit, là,
défaillante), est interpellé un public qui est caricaturalement populaire, comme l’indique le mot
«mégères», vieilles femmes promptes à s’émouvoir, mais badaudes curieuses de découvrir un
(indéfini à remarquer) «grand secret», ce que marque la répétition de «on s’étonne» (autre groupe
ternaire au vers 18) qui pourrait rendre la propagation de plus en plus loin de cet étonnement. Les
trois derniers vers sont donc des paroles dites par les mégères (leur caractère populaire est encore
exprimé par «nous autres» qui vient redoubler «on»), par le public, par l’humanité entière, comme
cela apparaît quand, d’un «grand secret», on passe au «Grand Secret», alors écrit avec des
majuscules, comme l’est «Grand Combat», ce qui établit bien le lien qui unit le premier syntagme
qu’est le titre et le dernier syntagme : il faut mener le «Grand Combat» pour trouver le «Grand
Secret», qui, toutefois, demeure secret !
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Dans cette parodie d’épopée (le titre solennel et les hyperboles étant contredits par les burlesques
inventions verbales, par la discordance populaire de la fin), le lecteur a été invité à la recherche d’un
sens. Mais la détermination de celui-ci a été d’abord rendue difficile par l’emploi de mots chimériques,
par le recours à ce qu’on appelle justement le «nonsense». Le sens (le secret de la vie et de la mort)
devrait être livré à la fin du texte, mais, et pour cause, ne l’est pas. Le poète semble vouloir, de même
qu’il s’est moqué du langage, se moquer de cette préoccupation métaphysique. Mais il avoua que, ce
secret, «il l’a depuis sa première enfance soupçonné d’exister quelque part», tandis que, dans ‘’Les
ravagés’’ (1976), il allait évoquer ces «Têtes du passé qui savent la nuit de la vie, le secret,
I’Innommable horrible sur quoi l’être s’est appuyé.»
Le poème figura dans le recueil »Qui je fus » (1927).
André Durand
Faites-moi part de vos impressions, de vos questions, de vos suggestions !
Magistral ! Merci Alain d’avoir fait suivre l’analyse!
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Le face à face du derriere où l’impitoyable vérité surgit comme la botte de noeud vers..
Magistral oui
Merci Eva.
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Ah oui… un coup très spécial… un peu compliqué (tordu ? pervers ?) Je préfère le Grand Secret… plus rabelaisien 😊
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… je parlais de « la botte de Nevers »… que tu évoquais… Pour ma part, je suis très mauvaise en calembours et autres jeux de mots, et donc, incapable de « croiser le fer »..
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Je n’y vois que la violence quasi musculaire et le corps à corps de toute vie qui se vit sans être à coté , pour ma part…
et en cela je le trouve joyeux d’être lucidement vivant…
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J’y vois le désir de vivre de Michaux. Lucide, ardent, sans concession, qui dit l’horreur, la turpitude, la haine, la corruption, la soumission et davantage encore, tues mais pratiquées par l’homme durant son existence à dissimuler
Lui il dit parce qu’il a la tripe de vivre
Oui c’est ça être un guerrier
Le contraire d’un soldat mercenaire…
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Je suis d’accord
Et c’est l’un des rares à avoir manié l’humour de l’horreur. Comme il faut être au centre de la vie pour pouvoir faire cela
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