POUVOIR TOUT DIRE
Et je manque de temps et je manque d’audace
Je rêve et je dévide au hasard mes images
J’ai mal vécu et mal appris à parler clairTout dire les rochers la route et les pavés
Les rues et leurs passants les champs et les bergers
Le duvet du printemps la rouille de l’hiver
Le froid et la chaleur composant un seul fruit
Je veux montrer la foule et chaque homme en détail
Avec ce qui l’anime et qui le désespère
Et sous ses saisons d’homme tout ce qu’il éclaire
Son histoire et son sang son histoire et sa peine
Je veux montrer la foule immense divisée
La foule cloisonnée comme en un cimetière
Et la foule plus forte que son ombre impure
Ayant rompu ses murs ayant vaincu ses maîtres
La famille des mains la famille des feuilles
Et l’animal errant sans personnalité
Le fleuve et la rosée fécondants et fertiles
La justice debout le bonheur bien planté
Le bonheur d’un enfant saurai-je le déduire
De sa poupée ou de sa balle ou du beau temps
Et le bonheur d’un homme aurai-je la vaillance
De le dire selon sa femme et ses enfants
Saurai-je mettre au clair l’amour et ses raisons
Sa tragédie de plomb sa comédie de paille
Les actes machinaux qui le font quotidien
Et les caresses qui le rendent éternel
Et pourrai-je jamais enchaîner la récolte
A l’engrais comme on fait du bien à la beauté
Pourrai-je comparer le besoin au désir
Et l’ordre mécanique à l’ordre du plaisir
Aurai-je assez de mots pour liquider la haine
Par la haine sous l’aile énorme des colères
Et montrer la victime écrasant les bourreaux
Saurai-je colorer le mot révolution
L’or libre de l’aurore en des yeux sûrs d’eux-mêmes
Rien n’est semblable tout est neuf tout est précieux
J’entends de petits mots devenir des adages
L’intelligence est simple au-delà des souffrances
Comment saurai-je dire à quel point je suis contre
Les absurdes manies que noue la solitude
J’ai failli en mourir sans pouvoir me défendre
Comme en meurt un héros ligoté bâillonné
J’ai failli en être dissous corps cœur esprit
Sans formes et aussi avec toutes les formes
Dont on entoure pourriture et déchéance
Et complaisance et guerre indifférence et crime
Il s’en fallut de peu que mes frères me chassent
Je m’affirmais sans rien comprendre à leur combat
Je croyais prendre au présent plus qu’il ne possède
Mais je n’avais aucune idée du lendemain
Contre la fin de tout je dois ce que je suis
Aux hommes qui ont su ce que la vie contient
A tous les insurgés vérifiant leurs outils
Et vérifiant leur cœur et se serrant la main
Hommes continuement entre humains sans un pli
Un chant monte qui dit ce que toujours on dit
Ceux qui dressaient notre avenir contre la mort
Contre les souterrains de nains et des déments.
Pourrai-je dire enfin la porte s’est ouverte
De la cave où les fûts mettaient leur masse sombre
Sur la vigne ou le vin captive le soleil
En employant les mots de vigneron lui-même
Les femmes sont taillées comme l’eau ou la pierre
Tendres ou trop entières dures ou légères
Les oiseaux passent au travers d’autres espaces
Un chien familier traîne en quête d’un vieil os
Minuit n’a plus d’écho que pour un très vieil homme
Qui gâche son trésor en des chansons banales
Même cette heure de la nuit n’est pas perdue
Je ne m’endormirai que si d’autres s’éveillent
Pourrai-je dire rien ne vaut que la jeunesse
En montrant le sillon de l’âge sur la joue
Rien ne vaut que la suite infinie des reflets
A partir de l’élan des graines et des fleurs
A partir d’un mot franc et des choses réelles
La confiance ira sans idée de retour
Je veux que l’on réponde avant que l’on questionne
Et nul ne parlera une langue étrangère
Et nul n’aura envie de piétiner un toit
d’incendier des villes d’entasser des morts
Car j’aurai tous les mots qui servent à construire
Et qui font croire au temps comme à la seule source
Il faudra rire mais on rira de santé
On rira d’être fraternel à tout moment
On sera bon avec les autres comme on l’est
Avec soi-même quand on s’aime d’être aimé
Les frissons délicats feront place à la houle
De la joie d’exister plus fraîche que la mer
Plus rien ne nous fera douter de ce poème
Que j’écris aujourd’hui pour effacer hier .
Paul Eluard
Septembre 1950 Recueil « dignes de vivre pouvoir tout dire » Tchou Editeur

Quand on s’aime d’être aimé…On sait qu’on ne peut pas tout dire…C’est le seul endroit où l’on n’est pas en retard sur la vie…
J’aimeAimé par 3 personnes
DIALOGUES
Il s’ennuie, ce clocher.
Non.
Comment tu sais?
Il tomberait.
Et le ciel?
Il est là.
Rien à lui dire?
Qu’il regarde !
Il y en a des toits.
Des milliers.
Différents?
Compagnons.
Tu vois ce couple?
Un couple.
Ils s’aiment.
Embrasse-moi.
Cette porte.
Je la connais.
Sourde et muette.
A l’extérieur.
Ce passant?
Il passe.
Peut-être il voudrait.
Peut-être.
Encore une pierre.
Ce n’est pas certain.
Comment ça?
Il n’y en a qu’une.
Prends cette fleur.
A quoi bon?
Je te la donne.
Elle dort.
—
Tu aimes les puits.
—
Pas sûr.
—
Tu y regardes.
—
Sans doute à cause de l’horizon.
*
—
Tu voudrais être un oiseau?
—
Lequel?
—
Un épervier?
—
Aussi bien.
*
—
C’est actif, un arbre.
—
Pas de dimanche.
—
Il y a les hivers.
— Ça usine.
*
—
La feuille tombe.
—
Ne savait pas.
—
L’ardoise tombe.
—
L’avait prédit.
*
—
Pourquoi cette barrière?
—
Va savoir.
—
Qui sait?
—
Même pas elle.
*
—
L’été, ça peut durer?
—
Mais oui.
—
Longtemps, longtemps?
—
Tout un instant parfois.
*
—
C’est quoi, une lande?
—
Un espace qui pique.
—
Quoi donc?
—
L’espace.
*
—
Tu parles toujours des rochers.
—
Ils sont là.
—
Pas rien qu’eux.
—
Mais sans eux?
*
La pendule.
Qu’est-ce qu’elle fait?
Elle s’habitue.
Qu’elle se répète.
On cogne à la porte.
C’est le vent.
Alors pourquoi cette peur?
C’est quel vent?
—
Sous le plancher. —
Un plafond. —
Entre les deux? —
Ce qui compte.
*
—
Ce qui t’en veut. —
Pas mal de choses. — Ça creuse vers toi. —
Donc j’existe.
—
Les bêtes. —
On en est. —
A ce point? —
Elles en doutent.
*
—
Une bille, ça roule. —
C’est fait pour ça. —
Et quand ça ne roule pas?-—
C’est une bille.
Les portes.
J’en ai peur.
Mais elles dorment.
Sur quoi?
Encore un mur.
Il en faut.
Mais un mur pour rien?
C’est qu’il en faut.
Avec les jumelles.
C’est assez triste.
Pourquoi?
Ça n’allonge pas les bras.
Un gendarme de garde.
En pleins champs.
Il garde quoi?
L’horizon, peut-être.
—
Il y a cinq continents.
—
Je ne suis pas doué.
—
Pour quoi?
—
Pour les divisions.
*
—
Les voyages, les ports, les îles.
—
Pour d’autres.
—
Et toi?
—
Trop d’espace.
*
Tu sais, les jeunes filles.
Non.
Tu n’en connais pas?
Justement.
A tire d’ailes. Ça se dit.
Tu pratiques?
Comme si.
—
Alors tu as été seul? —
Tout seul. —
Dans toutes ces rues? —
Dans ces rues toutes seules.
*
—
Ce fut long? —
Très long. —
Par rapport à quoi? —
Par rapport à moi.
—
L’horizon, vous connaissez? —
Parlez plus bas. —
Il vous cherche. —
Il n’y a pas que lui.
*
—
Il est monté au calvaire. —
Pas les autres? —
Il est tombé plusieurs fois. —
Pas les autres?
*
Quoi, l’eau?
Elle aussi.
Quoi?
Son histoire.
C’est-à-dire.
Dis.
Qu’est-ce à dire?
Ne dis pas.
Tu dessines?
J’invente.
Quoi?
La brouette.
Tu n’imagines pas?
Non.
Tu n’imagines rien?
Donne.
—
Je te fais rire.
—
Mais non.
—
Tu ris pourtant.
—
Si c’est moi.
*
—
A quoi tu penses?
—
Comme toi.
—
C’est-à-dire?
—
A moi.
—
Encore une heure?
—
Il en faut tellement.
—
Pour quoi faire?
—
Pour préparer la nôtre.
—
Tu avoues?
—
J’avoue.
—
Qu’est-ce que ça te fait?
—
M’interroger.
Tu es fatigué?
Questionne encore. Ça te fatigue.
Moins que ton silence.
Tu calcules?
Parfois.
Quoi, par exemple?
Ta résistance.
Tu notes?
Oui.
Ce que je dis?
En marge.
Tu dors?
J’aimerais parfois.
Mais je te vois dormir.
C’est qu’on me dort.
Regarde mes yeux.
Je les connais.
Tu en es sûr?
Sûr qu’ils m’échappent.
Ton orgueil.
Le tien.
Plus ton humilité.
A la tienne.
—
C’est tout?
—
Oui.
—
Plus rien à dire?
—
Autant.
*
—
Tu sors?
—
Non.
—
Tu pare?
—
Je crois.
*
Loin?
Oui.
Heureux?
Adieu.
L’amitié.
On en a besoin.
Tout?
Regarde l’eau
—
Tu es seul.
—
Il faut bien.
—
C’est utile?
— Ça provoque.
—
C’est long pour l’écluse.
—
Elle te l’a dit?
—
Je vois bien.
—
Tu sais, dans l’eau.
*
Ça va?
Ça va.
Toi, ça va?
Ça va sans moi.
Il souriait.
Tu sais à quoi?
Pas très bien.
A son sourire.
Il fait nuit?
Ça dépend.
Ça dépend de quoi?
De nous.
Quelle histoire!
Mais laquelle?
La nôtre.
C’est une histoire?
Pendant ce temps, la mer.
Quoi, la mer?
Continue.
Comme n’importe quoi.
Ouvre, ouvrez.
Non.
Ouvrons.
Oui.
C’est encore de la politique.
Bien sûr.
Donc tu en fais.
Comme la rose contre toi.
Eugène Guillevic
J’aimeAimé par 1 personne