AUTAN OCCITAN 5


AUTAN OCCITAN 5

Autan-Occitan est une série de 10 tableaux de Niala à partir desquels Barbara Auzou a écrit 10 poèmes. Il s’agit donc d’une oeuvre commune de deux auteurs indissociables

 

Sur le dos d’âne d’un vieux pont

Aux arches inégales et basses

J’ai bâti mon foyer médiéval

Comme on enjambe l’ellipse de sa nuit

À cru et à califourchon.

Les anciennes fenêtres à meneaux

Rêvaient d’oiseaux et largement se fendaient

Devant des platanes en pleurs qui dévêtaient

Les balcons de leur garde-fous de fer forgé.

Dans le secret de ma solitude arasée

j’offrais le perchoir de mon poignet

À la confiance du grand rapace.

Dans la flèche de ses yeux

Où brillait le mince filet de l’Orbieu,

J’ai entendu gémir les chaines rouillées

 Et se tarir les dernières eaux

Pour permettre courtoisement mon passage à gué.

Barbara Auzou

P1050689

Autan Occitan 5 – 2018 – Niala – Acrylique s/toile 46×38

4 réflexions sur “AUTAN OCCITAN 5

  1. LES HAUTES TERRES DU SERTALEJO

    Il me suffit de fermer les yeux pour que revienne le souvenir de cette saison légère où nous vagabondions, Orlando et moi, par les hautes terres du Sertalejo. Je revois les cieux
    balayés, d’une clarté lustrale de grève lavée, où les nuages au dessin pur posaient des volutes nacrées de coquillages — les longues pentes vertes
    basculées au-dessus des abîmes, où les doigts du vent plongeaient dans les hautes herbes — les lacs de montagne, serrés au cœur de Pétoilement dentelé
    des cimes comme un peu d’eau de la nuit au creux d’une feuille. Mais par-dessus tout, avec la fascination d’un accord longuement tenu où courent se noyer comme en une eau dormante les
    arabesques de la mélodie, revient me hanter le silence : un silence de haute lande, de planète dévastée et lisse où rien n’effrange plus sur le sol les ombres des
    nuages, et où la lumière du soleil éclate dans le tonnerre silencieux d’une floraison.

    Nous avancions par courtes étapes, car dans ces plateaux la fatigue tombe soudain comme un manteau de plomb sur les épaules, et l’air raréfié des hautes altitudes nous
    enfiévrait le cœur. Nous nous mettions en route au petit matin, où l’air sentait la neige et l’étoile et mordait le ventre — nous repliions les tentes et nettoyions
    les fusils. Nous cheminions quelque temps côte à côte, ranimés par la bonne conversation du matin, puis un étranglement de la piste, un défilé pierreux nous
    disjoignait — les paroles se faisaient plus rares — et le silence retombait sur notre maigre file indienne. Derrière nous, Jorge guidait les mulets, et nous froissions du
    genou avec un râpement morne, comme un gué interminable, le désert d’herbes peigné par le vent.

    Nous traversions souvent d’immenses étendues de cette herbe sèche et craquante, couleur de paille, qu’on appelle le pajonal — et nul désert de sable ne pourrait donner
    l’idée de la tristesse de cette prairie momifiée et morte, comme desséchée sur pied par un mal mystérieux. Le bleu du ciel sur cette mer de paille virait à une
    teinte d’orage, le crissement de faux des pieds dans les tiges sèches agaçait les dents de sa grêle menue. Ces jours-là, l’étape était plus silencieuse que de
    coutume, et nous allions, absorbés par le crépitement incessant de ce frêle bruit de mort, dans un malaise vague : il nous semblait parfois que nous foulions le scalp de la
    planète.

    Nulle part peut-être la nature ne m’avait paru atteindre à une netteté de lignes, à une austérité aussi lunaire. A l’horizon, l’air acide décapait cruellement
    chaque ligne, l’aiguisait, lui donnait sur l’oeil l’attaque mordante du fil d’un rasoir. Sur ces chaumes tristes ne vibrait pas même une buée tremblante de chaleur. Nous marchions, le
    souffle court, les yeux meurtris, la bouche sèche, jusqu’à ce que devant nous un sillage brusque étoilât les herbes, et qu’un coup de feu brisât en miettes pour une
    minute le piège de cristal qui nous serrait les tempes de son gel.

    En croisant sur ces hautes surfaces, parfois nous voyions venir à nous des montagnes. C’étaient toujours de ces grands volcans, aux lignes lobles, qui portent leur couronne avec une
    majesté solitaire de rois pasteurs sur les hautes steppes des Cordillères. Us s’annonçaient d’habitude au crépuscule, sous l’aspect d’un nuage blanc en forme de cône
    ancré au-dessus de l’horizon dans la brume violette. Le matin les suspendait sur l’horizon, collés au ciel d’une ventouse de neige plus incandescente que de la lave, liés
    seulement à la terre par un double cil d’ombre d’une ligne pure, à peine distinct encore des bancs de brouillard — pareils, sur le haut lieu de cette immense table, au geste
    symétrique et solennel des bras dans l’ostension. Puis, à mesure que nous fendions les herbes, l’apparition dérivait sur l’horizon plat selon une orbe d’astre, avivant
    successivement tous les coins du ciel — comme une blessure où la vie se fait plus attentive — d’un épiderme d’ange que le soir empourprait de fusées de rougeurs.
    L’apparition s’effaçait, et il se faisait ce plus profond silence que le ciel de nuit connaît après le passage d’une comète.

    Par les nuits de ces grands pâturages, nous sentions les poumons dans notre poitrine jouer comme une bête qui s’éveille d’aise, élastique et fine, à l’épiderme
    subtil. Le vent du soir dans les hautes herbes balayait de la terre la dernière trace de moiteur, l’offrait au ciel nocturne dans la fraîcheur d’une grève lavée des mers
    froides. Nous recherchions d’instinct pour le campement du soir l’emplacement d’un tertre bas; la flamme avivée par le vent faisait courir au loin une moire de cercles sur le luisant de
    l’herbe. Nous demeurions là longtemps, assis près du feu, surpris de cette lueur à l’horizon qui ne voulait pas mourir au-dessus des touffes noires. Le froid tombait : Jorge
    passait son poncho et s’éloignait vers les mules. Enfoui jusqu’au rebord de son manteau dans les herbes, il oscillait bizarrement à contre-jour sur la surface comme une statue
    portée sur un brancard. Une inquiétude exaltante prolongeait la veillée : sur ces plaines battantes comme une mer, le campement nous pesait comme l’ancre à un navire —
    comme par un soir de lune de détacher une barque, l’envie nous prenait de dériver, de nous laisser glisser dans les ténèbres extérieures comme dans un lit ouvert,
    odorant et plus secret. Orlando s’endormait : je me coulais dans les herbes, lissant du dos de la main les tiges déjà glacées, jusqu’à l’endroit éloigné où
    Jorge veillait près des mules, et je trouvais au fond de cette nuit deux yeux ouverts, comme le feu et la soupe chaude au bout d’une étape lointaine. Le feu mourait : avant le matin
    un peu de braise rose était le point le plus vivant de ces hautes terres, jusqu’à l’extrême horizon.

    Il y a un allégement pour le cœur qui s’abandonne au pur voyage, et pour l’âme en migration, ne fût-ce que pour une saison brève, loin des maisons des hommes, un
    éven-tement d’ailes, une fraîcheur de résurrection. Dans ces nuits où le froid prenait possession de la terre comme un nouveau règne, mon cœur se repaissait de sa
    force. Etendu de mon long sur ce toit du monde, les paumes ouvertes sur l’herbe glacée, mes yeux se diluaient comme une encre aux profondeurs clémentes du ciel nocturne, le gonflement
    de ma poitrine déferlait comme une marée à l’approfondissement infini des espaces, mon regard brûlait dans l’air pur comme le pur regard sans but d’une vigie, l’écorce
    fendue des pierres en livrait le froid vivant jusqu’à mon cœur. Au cœur de la nuit dissolvante, toutes amarres rompues, toute pesanteur larguée, docile au souffle et
    porté sur de l’eau, j’étais un lieu pur d’échange et d’alliance. A demi endormi déjà, dans l’excès de mon contentement, je serrais dans mes doigts la main de
    Jorge, en signe d’adieu et en signe de nouvel avènement.

    Julien Gracq
    Ce soir et pour Autan de tant qu’il nous sierra de déterminer la durée des lumières tu allumeras la bougie des étoiles de lin à l’autre ma Barbara…

    Aimé par 1 personne

Les commentaires sont fermés.