

« Le Livre de l’intranquillité » de Fernando Pessoa [fragments]
20 juillet 1930
Lorsque je dors de nombreux rêves, je sors dans la rue, les yeux grands ouverts, mais voguant encore dans leur sillage et leur assurance. Et je suis stupéfié de mon automatisme, qui fait que les autres m’ignorent. Car je traverse la vie quotidienne sans lâcher la main de ma nourrice astrale, tandis que mes pas au long des rues s’accordent et s’harmonisent aux desseins obscurs de mon imagination semi-dormante. Et cependant je marche normalement ; je ne trébuche pas, je réponds correctement ; j’existe.
Mais au premier instant de répit, dès que je n’ai plus besoin de surveiller ma marche, pour éviter des véhicules ou ne pas gêner les passants, dès que je n’ai plus à parler au premier venu, ni la pénible obligation de franchir une porte toute proche – alors je pars de nouveau sur les eaux du rêve, comme un bateau de papier à bouts pointus, et je retourne une nouvelle fois à l’illusion languissante qui avait bercé ma vague conscience du matin naissant, au son des carrioles qui légumisent.
C’est alors au beau milieu de la vie, que le rêve déploie ses vastes cinémas. Je descends une rue irréelle de la Ville Basse, et la réalité des vies qui n’existent pas m’enveloppe tendrement le front d’un chiffon blanc de fausses réminiscences. Je suis navigateur, sur une mer ignorée de moi-même. J’ai triomphé de tout, là où je ne suis jamais allé. Et c’est une brise nouvelle que cette somnolence dans laquelle je peux avancer, penché en avant pour cette marche sur l’impossible.
Chacun de nous a son propre alcool. Je trouve assez d’alcool dans le fait d’exister. Ivre de me sentir, j’erre et marche bien droit. Si c’est l’heure, je reviens à mon bureau, comme tout le monde. Si ce n’est pas l’heure encore, je vais jusqu’au fleuve pour regarder le fleuve, comme tout le monde. Je suis pareil. Et derrière tout cela, il y a mon ciel, où je me constelle en cachette et où je possède mon infini.
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